Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Pancarte brandie lors d’une journée de manifestation nationale, le 11 mars 2023 à Bourgoin-Jallieu (Isère), contre le projet de réforme des retraites et contre l’utilisation de l’article 44-3 de la Constitution, quelque fois surnommé « article du vote bloqué » par les opposants à la réforme. Via Wikimédia
Pancarte brandie lors d'une journée de manifestation nationale, le 11 mars 2023 à Bourgoin-Jallieu (Isère), contre le projet de réforme des retraites et contre l'utilisation de l'article 44-3 de la Constitution, quelque fois surnommé "article du vote bloqué" par les opposants à la réforme. Via Wikimédia
Dans le même numéro

La crise sans la critique

Éditorial

par

Esprit

La réforme des retraites a exacerbé une crise politique profonde, à laquelle on ne peut se contenter d’opposer la légitimité que confère l’élection. Refusant la moindre introspection, l’exécutif semble décidé à gouverner seul, en ignorant les corps intermédiaires et les institutions, au risque d’aggraver encore la crise démocratique.

Dialoguant avec des étudiants de l’université de Canton le 7 avril 2023, Emmanuel Macron déclarait : « Sans esprit critique, vous n’êtes pas libres. » Le président de la République n’a pas eu l’occasion de développer ce propos, le protocole chinois ayant écourté cette entrevue afin que le chef de l’État puisse participer avec Xi Jinping à une cérémonie du thé.

En dénonçant l’absence d’« esprit critique », Macron évoquait à mots couverts la situation en Chine. Une visite d’État n’est sans doute pas une occasion idéale pour mettre explicitement en question les pratiques d’un régime de plus en plus totalitaire. Au cours de cette même visite, le président a néanmoins su choisir des mots clairs, cette fois-ci à destination de la France. À Laurent Berger, qui parlait de « crise démocratique » à propos de la mobilisation contre la réforme des retraites et de l’intransigeance gouvernementale, l’Élysée a opposé une fin de non-recevoir : « On ne peut parler de crise démocratique quand le projet d’allongement de l’âge de départ à la retraite a été porté, expliqué et assumé. » Le leader de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) devrait se rendre à l’évidence : « Si les gens ne voulaient pas des 64 ans, ce n’était pas Emmanuel Macron qu’il fallait mettre en tête du premier tour. »

Si l’on en reste à l’étymologie des termes, il n’y a pas lieu d’exercer un « esprit critique » là où il n’y a pas de crise. La réponse de Macron à Laurent Berger (et, au-delà de lui, aux Français qui manifestent, comme à ceux, bien plus nombreux encore, qui s’opposent à sa réforme) illustre donc le refus de l’exécutif de procéder à la moindre introspection. Réduisant la démocratie à l’élection et séparant cette dernière du contexte où elle s’est tenue, le message de l’exécutif est clair : le seul moyen d’échapper à la réforme aurait été de ne pas élire le candidat Macron. Donc, de voter au second tour pour Marine Le Pen. Toutes les enquêtes d’opinion l’indiquent, ce regret pourrait bien se transformer en tentation majoritaire pour l’avenir. Nul doute, alors, que la crise démocratique serait ouverte. Mais trop tard pour que l’on puisse l’affronter avec la moindre chance de la dénouer.

Il faut être aveugle à tout esprit critique pour ne pas voir que, depuis au moins une dizaine d’années, la France est traversée par une crise démocratique majeure.

Un peu d’esprit (auto)critique devrait pourtant convaincre le président que cette réforme des retraites a exacerbé une crise politique larvée d’une profondeur exceptionnelle. Son adoption n’a été possible que par l’usage de dispositifs constitutionnels (49.3, 47.1, vote bloqué) qui concentrent le pouvoir de faire la loi entre les mains de l’exécutif. Rejetée par une écrasante majorité de ceux auxquels elle s’appliquera, massivement dénoncée par la rue, elle n’a pas même reçu la sanction d’un vote en bonne et due forme par l’Assemblée nationale. Certes, les partisans de la réforme peuvent se targuer de la légitimité que confère l’élection présidentielle. Mais, même sous la Ve République, que vaut la légitimité présidentielle quand elle se heurte à celles conjuguées du Parlement, des syndicats et du peuple ? Le simple fait que, tous les recours législatifs étant épuisés, l’attente se soit immédiatement portée vers le Conseil constitutionnel démontre la crise démocratique que traverse le pays. Les syndicats et nombre de Français espèrent d’une instance juridictionnelle qu’elle prenne la place d’un peuple à la souveraineté blessée. Nul doute que si le Conseil déclare la réforme constitutionnellement valide, il sera lui aussi emporté par la défiance. En refusant la négociation, et en méprisant les corps intermédiaires au moins autant que la « foule », le pouvoir s’est privé de tout appui institutionnel.

Il faut être aveugle à tout esprit critique pour ne pas voir que, depuis au moins une dizaine d’années, la France est traversée par une crise démocratique majeure. Que celle-ci s’exprime dans la rue et pour des motifs d’abord sociaux (manifestations contre la loi travail en 2016, épisode des Gilets jaunes en 2018, cortèges contre les réformes de la retraite en 2020 et 2023) ne doit pas masquer l’essentiel : la France connaît depuis plusieurs années une suite ininterrompue de conflits qu’aucune élection n’a permis d’apaiser. Sans les périodes de confinement, la contestation aurait été pratiquement continue.

De la plupart de ces mouvements ont émergé des revendications proprement politiques (référendum d’initiative citoyenne pour les Gilets jaunes, refus du 49.3 pour le conflit actuel) qui montrent que ce sont bien les institutions démocratiques qui sont en crise. Or l’autre dimension de ces mouvements (en plus de leur constance et de leur popularité) est qu’ils se sont tous soldés, peu ou prou, par un échec. Aux alarmes, les gouvernements successifs ont répondu principalement par l’usage de la force publique, comme si le maintien de l’ordre était l’unique moyen de résorber la crise. Le ministre de l’Intérieur joue à merveille cette partition du parti de l’ordre : voilà les opposants à la réforme rebaptisés en agitateurs d’« ultragauche », fourriers du « terrorisme intellectuel ». En choisissant une nouvelle fois d’opposer à la volonté majoritaire une fin de non-recevoir, le pouvoir actuel s’est condamné à méconnaître la demande démocratique qui émerge des luttes sociales présentes. Abandonnant l’exigence d’esprit critique aux habitants lointains de pays dictatoriaux, il aggrave la crise politique qu’il s’obstine à ne pas voir.

Esprit

Esprit

Dans le même numéro

La finance dans tous ses États

Le retour de l’instabilité des marchés a réveillé le spectre de la crise financière de 2008, et ravivé le questionnement sur l’efficacité de la régulation. Mais si les crises se suivent, elles ne se ressemblent pas. L’actuelle, marquée par une forte inflation, témoigne non pas d’une déconnexion entre la finance et l’économie réelle, mais au contraire de leur profonde intrication. Ce dossier interroge la reconfiguration des rapports entre capitalisme financier et démocratie, à l’heure où pour l’un comme pour l’autre, tout est affaire de confiance.