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Vue partielle des troupes lors du défilé du Jour de la Victoire 2015 à Moscou. Via Wikimédia
Vue partielle des troupes lors du défilé du Jour de la Victoire 2015 à Moscou. Via Wikimédia
Dans le même numéro

La ligne de résistance

Éditorial

par

Esprit

Alors qu’une guerre de destruction se poursuit en Ukraine, les célébrations du 9 mai seront une nouvelle occasion pour Vladimir Poutine d’exalter le sacrifice de millions de soldats russes au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pour les démocraties européennes, l’armistice de 1945 a une tout autre signification. Mais si elles souhaitent faire vivre le projet d’une paix durable, consolidée par l’État de droit, les démocraties devront trouver leur ligne de résistance.

Les derniers mois ont montré à quel point l’histoire est redevenue un objet idéologique puissant. En témoignent les commémorations de l’armistice de mai 1945, qui revêtent cette année une signification particulière. Vladimir Poutine, récupérant ce qui était au départ une initiative des descendants de combattants russes de la Seconde Guerre mondiale, organise tous les ans, le 9 mai (date à laquelle les Russes fêtent l’armistice, du fait du décalage horaire), une immense parade dans les différentes villes du pays, appelée le « régiment immortel », où les gens défilent avec le portrait d’un parent ayant combattu pendant la guerre1. Rappel de l’effroyable tribut payé par la société russe dans le conflit mondial, cette pratique est désormais censée faire communier la nation dans la célébration de la lutte victorieuse contre le nazisme. Bientôt trois mois après l’invasion de l’Ukraine et alors que la guerre est loin d’être terminée, le « régiment immortel » parachève la vision qu’il promeut de cette guerre auprès des Russes : la glorification du sacrifice pour la patrie menacée.

On est bien loin de la signification et de la tonalité que les démocraties libérales ont données, dès le départ, aux commémorations de l’armistice du 8 mai, tournées vers ce qui fut la préoccupation centrale de toute une génération après-guerre : la construction d’une paix durable, assise sur une citoyenneté démocratique européenne, à vocation universelle. C’est le sens du célèbre « Message aux Européens » de Denis de Rougemont, adopté le 10 mai 1948, lors de la séance finale du congrès de l’Europe à La Haye : « La conquête suprême de l’Europe s’appelle la dignité de l’homme, et sa vraie force est dans la liberté. Tel est l’enjeu final de notre lutte. C’est pour sauver nos libertés acquises, mais aussi pour en élargir le bénéfice à tous les hommes, que nous voulons l’union de notre continent. » Ce projet paraît aujourd’hui mis à mal, explicitement menacé de l’extérieur, puisque Poutine en a fait sa cible, lui qui a souvent réfuté l’existence de valeurs universelles. Mais la menace vient également de l’intérieur, quand on sait l’écho qu’ont trouvé en Europe des propos qui, au nom du recouvrement de la souveraineté populaire, se sont plus ou moins explicitement attaqués au projet européen.

L’équilibre revendiqué après-guerre entre démocratie et État de droit, qui envisageait la démocratie comme délibération collective, protégée par des libertés publiques garanties par une constitution, elle-même protégée par des juges, ne tient plus qu’à un fil. D’une part, on entend de plus en plus couramment que la démocratie peut se passer de l’État de droit – quel besoin d’une constitution si le peuple décide par voie référendaire de ce qu’il veut ? D’autre part, une certaine tradition libérale, consistant à garantir les libertés contre les empiètements de l’État, en protégeant le marché et le jeu spontané des échanges, a fait le lit d’un sentiment de dépossession démocratique au profit d’une caste technocratique, qui s’exprime aujourd’hui avec force.

L’équilibre revendiqué après-guerre entre démocratie et État de droit ne tient plus qu’à un fil.

Esprit n’a eu de cesse d’affirmer, ces dernières années, que les droits de l’homme sont au fondement de la démocratie, parce qu’eux seuls peuvent garantir la participation de tous au débat sur les modalités de notre vivre-ensemble. C’est précisément le propos de tous les dirigeants autoritaires de ce monde que d’opposer à l’universalité du droit l’exclusion de certains, la hiérarchie fondée sur les préférences nationales ou culturelles. Or nous ne pouvons nous arrêter au constat que l’idéal d’universalité du droit recule. Il appelle un sursaut, pour la France et pour l’Union européenne, pour renouer ensemble la promesse démocratique d’autodétermination collective et celle du droit pour la garantir. On sait à quel point les jeunes générations se sont détournées, non sans bonnes raisons, d’une Europe institutionnelle, dont elles estiment qu’elle n’a pas été capable de porter le projet social et écologique dont nous avons besoin. Il faut reprendre cette ambition. Mais ce printemps 2022 aura aussi montré que les droits humains et la possibilité même de la paix en Europe restent des combats qui doivent être menés avec la même exigence, faute de quoi aucune autre aspiration ne pourra prendre corps.

Le 18 décembre 1944, lors de la libération chaotique de son pays, le poète et diplomate grec Georges Séféris nota dans son journal : « C’est la question éternelle, qui se posait déjà avant-guerre : quelle est la ligne de résistance des démocraties ? C’est la seule question2. » Ne la laissons pas sans réponse.

Esprit

  • 1. Voir Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, Paris, Premier Parallèle, 2019.
  • 2. Georges Séféris, Journées 1925-1944, trad. par Gilles Ortlieb, Gouville-sur-Mer, Le Bruit du temps, 2021.

Esprit

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