Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Zoya Svetova via Wikimédia
Zoya Svetova via Wikimédia
Dans le même numéro

La fin des libertés en Russie

La presse indépendante et ce qui restait des forces d’opposition subissent en Russie une répression toujours plus brutale, qui réveille les peurs héritées de l’époque stalinienne. Certains journalistes et activistes poursuivent malgré tout leur dénonciation courageuse du pouvoir, tandis que la société développe des formes de résistance passive.

Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Auparavant, elle avait travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. En 2012, elle a publié Les innocents seront coupables aux Éditions François Bourin1. Elle est lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l’Europe de l’Est en 2009, du prix Andreï Sakharov « Pour le journalisme en acte de courage » en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010, et du prix Sergueï Magnitski en 2019. Elle est chevalière de la Légion d’honneur. Elle a été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016, et continue son engagement pour les droits humains et les libertés en Russie. Le 26 octobre 2022, Zoïa Svetova a donné une conférence à la revue Esprit. Elle reprend ici les arguments essentiels de son analyse.
Marie Mendras

Le 15 septembre 2022, la Cour suprême de Russie a supprimé la licence du site Novaïa Gazeta, et notre quotidien imprimé n’est plus diffusé depuis le 28 mars. Cependant, son site est toujours consultable. En réponse à cette décision, certains journalistes qui ont décidé de rester en Russie ont créé un autre site, Espace libre, où une partie de la rédaction et moi-même continuons de travailler. Nous publions donc toujours, mais une censure militaire lourde s’exerce sur notre activité et s’ajoute à notre autocensure. Par exemple, je ne peux toujours pas utiliser le mot « guerre » à propos de l’Ukraine ; je ne peux parler que d’une « opération militaire spéciale ». Lors d’interviews publiques à l’étranger, en Italie ou en France par exemple, je suis donc tenue d’employer cette expression, car je continue de travailler en Russie. Nous vivons donc une situation de schizophrénie. L’opposant Vladimir Kara-Murza a été arrêté en mai 2022 et accusé du crime de « haute trahison d’État », pour s’être exprimé dans une conférence aux États-Unis sur l’opération spéciale militaire, avoir donné son avis à propos de l’Ukraine et avoir participé à une conférence sur les prisonniers politiques au Centre Sakharov à Moscou. Le même sort peut être réservé à d’autres journalistes qui interviennent en Occident et critiquent la situation en Russie.

Quand, le 21 septembre dernier, le président Poutine a déclaré une mobilisation partielle, nous avons tout de suite compris qu’il s’agissait d’une mobilisation plus large. Pour réagir à cette décision, j’ai voulu publier un texte dans Espace libre sur la période soviétique, évoquant les mères de soldats qui refusaient que leurs fils fassent leur service militaire. J’y parlais de mon espoir de voir un même refus chez les mères des soldats partant en Ukraine aujourd’hui. Mais j’ai très vite compris que je ne pourrais publier mon article que sur mon blog, à cause de la censure militaire. Cependant, nous ne renonçons pas et, en dépit de tout, nous tentons de poursuivre notre activité d’une façon ou d’une autre. La situation des journalistes indépendants qui travaillent encore aujourd’hui en Russie ressemble à une hydre : on coupe une tête, d’autres repoussent. La rédaction de Novaïa Gazeta publie ainsi un nouveau magazine mensuel qui s’appelle NO.

Certains journalistes ont quitté la Russie après le 24 février 2022 et ont créé à Riga, en Lettonie, un journal intitulé Novaya Gazeta Europe. Ils ont rejoint les rangs de nombreux journalistes indépendants, considérés en Russie comme des « agents étrangers », comme la chaîne de télévision Dojd, la radio Écho de Moscou, Meduza, Mediazona et d’autres. Pris ensemble, ils bénéficient d’une forte audience, comparable à celle de la plus grande chaîne télévisée du pays. Cela signifie que si les Russes veulent s’informer, ils le peuvent. Le problème est que nombre d’entre eux ne souhaitent pas être informés correctement : peut-être ont-ils peur de la vérité ? Les Russes sont-ils conscients d’être totalement assommés par la propagande ? Croient-ils aux mensonges politiques qu’on leur assène ? Ou faut-il accepter que, dans la lignée du stalinisme, ils n’y adhèrent pas, mais se contentent d’éviter les ennuis ? Les Russes subissent les décisions d’en haut, notamment la mobilisation militaire en septembre-octobre 2022. Ils sont résignés. En effet, depuis qu’il est au pouvoir, Vladimir Poutine a fait liquider plusieurs personnalités importantes de l’opposition politique, notamment Boris Nemtsov en février 2015. Il faut souligner aussi les arrestations massives de manifestants qui s’insurgent contre la guerre en 2022, mais aussi le harcèlement de dizaines de milliers d’électeurs qui manifestaient contre les fraudes électorales ces dernières années. À ce jour, tous les membres de l’opposition ont été soit assassinés, soit emprisonnés, soit poussés à l’exil. Quant aux Russes ordinaires, ils savent qu’ils ont de fortes chances d’être arrêtés s’ils sortent pour protester. Ils ont donc intégré l’idée qu’ils ne peuvent rien faire contre le régime. Chacun se replie sur son cercle privé. Ceux pour qui la situation est insupportable s’en vont (près d’un million de personnes cette année).

L’écrivain russe Boris Akounine considère que les Russes qui quittent la Russie en réponse à l’opération spéciale militaire et à la mobilisation expriment de cette façon leur protestation contre la politique du pouvoir. Contrairement à lui, je ne pense pas qu’il s’agisse nécessairement d’un geste d’opposition politique, mais plus simplement d’une volonté de ne pas se retrouver dans la position d’avoir à tuer ou de risquer d’être tué. De plus, certains opposants et activistes qui ont quitté la Russie ne font pas toujours preuve de compréhension envers ceux qui sont restés, et les accusent de se faire les soutiens objectifs de Poutine, ce que je trouve faux et injuste. On ne peut pas forcer les gens à devenir des héros malgré eux. Dans ce contexte de guerre, les risques que l’on court à protester publiquement sont incomparables avec ceux pris par des manifestants en Occident.

Il est par ailleurs important de vérifier le profil de certains citoyens russes qui demandent l’asile politique en Occident, car certains peuvent être des agents du FSB en infiltration, qui feraient ensuite venir des membres de l’armée ou des services secrets. Or ils pourraient être présentés dans la presse occidentale comme des dissidents et militants des droits humains. Il n’est pas toujours possible de les identifier, mais on peut tenter de le faire en retraçant leur itinéraire depuis la Russie.

Malgré le profond sentiment d’impuissance aujourd’hui, il y a une vraie force de résistance passive.

Il est utopique d’espérer que l’aide qui pourrait être apportée par les Occidentaux en faveur de la presse indépendante et des forces d’opposition puisse exercer une influence décisive. Cependant, il faut garder espoir, et l’avenir est assurément dans les médias indépendants, qu’il faut tenter de soutenir autant que possible. La situation en Russie va bien finir par évoluer un jour ou l’autre. Beaucoup de ceux qui sont partis gardent l’espoir d’un changement de régime et souhaitent, à terme, retourner dans leur pays. Il faut également signaler le courage de ceux qui ont choisi de rester, malgré les risques importants qu’ils courent. On peut notamment citer des membres de l’association Memorial, parmi lesquels beaucoup de jeunes. Malgré le profond sentiment d’impuissance aujourd’hui, il y a une vraie force de résistance passive. La situation actuelle rappelle l’époque soviétique, quand les gens essayaient aussi de désamorcer l’oppression par l’humour.

Il faut prendre la mesure de la peur profonde qu’ont les Russes de se faire arrêter. Quand, en février 2017, mon appartement a été perquisitionné pendant dix heures, j’ai éprouvé cette peur héréditaire. Mon grand-père a été incarcéré, puis fusillé sous Staline. Mes parents, qui étaient des dissidents, ont également connu la prison, et beaucoup de Russes ont hérité de cette crainte. Nous associons la façon dont les détenus politiques sont traités dans les camps aujourd’hui au fonctionnement du Goulag à l’époque soviétique et aux tortures qui y avaient lieu.

  • 1. Zoïa Svetova, Les innocents seront coupables. Comment la justice est manipulée en Russie, trad. par Natalia Rutkevich, Paris, Éditions François Bourin, 2012.

Zoïa Svetova

Zoïa Svetova est journaliste, écrivaine et chroniqueuse pour le journal russe Novaya Gazeta. Elle a travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération, et est également correspondante russe pour l'hebdomadaire New Times.

Dans le même numéro

La crise de l’asile européen

Des exilés plongés dans des limbes, contraints de risquer leur vie, une absence de solidarité entre les États, la multiplication des camps, le rétablissement des contrôles aux frontières : autant d’échecs du système européen de l’asile. Face à cette crise, le dossier coordonné par Pierre Auriel refuse à la fois la déploration et le cynisme. Il suggère de composer avec la peur des migrations pour une politique plus respectueuse des droits des exilés. À lire aussi dans ce numéro : l’obligation d’insertion, Michon marxiste ?, ce que Latour fait à la philosophie, la fin des libertés en Russie, et l’actualité de Georges Perec.