Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

DR
DR
Dans le même numéro

Les communs anticapitalistes

Par le partage égalitaire des ressources, les communs n’ont rien à voir avec les rapports de production capitalistes. Ils sont les prémices d’une solidarité sociale, au-delà de l’État et du marché. Mais il faut prendre garde qu’ils ne soient récupérés par le capitalisme.

Les communs sont de plus en plus présents dans le langage politique et économique actuel, jusque dans celui des promoteurs immobiliers. La gauche comme la droite, les néolibéraux comme les néokeynésiens, les conservateurs comme les anarchistes emploient ce concept dans leurs interventions publiques. En avril 2012, la Banque mondiale l’a adopté, exigeant que toute recherche conduite par ses équipes ou soutenue par ses financements soit « accessible sous une licence Creative Commons – une organisation non lucrative dont les licences de droit d’auteur respectent la liberté d’accès à l’information permise par Internet1 ». Même The Economist, qui défend pourtant le néolibéralisme, a adoubé la notion, à l’occasion de son éloge funèbre d’Elinor Ostrom, la doyenne des études des communs : « Pour Elinor Ostrom, le monde est plein de bon sens. Les gens, laissés à eux-mêmes, peuvent trouver des manières rationnelles de survivre et de s’entendre entre eux. Bien que les terres arables, les forêts, l’eau douce et les ressources halieutiques de la planète soient limitées, il est possible de les partager sans les épuiser et d’en prendre soin sans se battre. Alors que certains déplorent la tragédie des communs, voyant la pêche et l’agriculture intensives se déployer dans une mêlée générale de cupidités, Mme Ostrom, avec ses éclats de rire et ses chemises colorées, donnait au contraire des raisons de se réjouir2. » Enfin, il est difficile d’ignorer les multiples usages des communs dans le discours des promoteurs immobiliers qui s’occupent des campus universitaires, des centres commerciaux et des résidences sécurisées. Les grandes universités, qui exigent de leurs étudiants des frais de scolarité de 50 000 dollars par an, appellent leurs bibliothèques des « communs d’information ». Nous pourrions ainsi énoncer ce qui est presque une loi de la vie sociale contemporaine : plus on attaque les communs, plus on les porte aux nues.

Dans cet article, nous étudions les raisons de ces évolutions et nous posons certaines questions auxquelles les adeptes des communs anticapitalistes doivent répondre aujourd’hui : que voulons-nous dire par « communs anticapitalistes » ? Comment pouvons-nous créer, à partir des communs issus de nos luttes, un nouveau mode de production qui ne soit pas fondé sur l’exploitation du travail ? Pouvons-nous empêcher qu’une classe capitaliste naufragée récupère les communs afin de reconstruire sa fortune ?

L’histoire, le capitalisme et les communs

Commençons par une perspective historique, en gardant à l’esprit que l’histoire est elle-même un commun, y compris quand elle révèle nos divisions, à condition qu’elle soit racontée par une multiplicité de voix. L’histoire est notre mémoire collective, qui nous associe à l’ensemble des luttes grâce auxquelles notre pratique politique est significative et puissante.

L’histoire nous montre donc que la mise en commun des ressources est le principe selon lequel les êtres humains ont organisé leur existence pendant des milliers d’années. Comme le rappelle Peter Linebaugh, il n’existe pratiquement pas de société sans communs3. Aujourd’hui encore, les systèmes de propriété commune existent dans de nombreuses parties du monde, en particulier en Afrique et chez les peuples indigènes d’Amérique latine. Ainsi, quand nous parlons du principe du commun, ou des communs, comme de formes réelles ou imaginaires de richesses partagées, nous ne pensons pas seulement à des expériences conduites à petite échelle. Nous pensons à des formations sociales à grande échelle qui, par le passé, couvraient des continents entiers, comme le réseau de communautés qui existaient dans l’Amérique précoloniale, qui s’étendaient du Chili contemporain au Nicaragua et au Texas, reliées entre elles par un vaste dispositif d’échanges économiques et culturels. En Angleterre, la terre commune est restée un facteur économique significatif jusqu’au début du xxe siècle. Linebaugh estime qu’en 1688, un quart de la surface totale de l’Angleterre et du pays de Galles était commune4. Après plus de deux siècles d’enclôtures (enclosures) des champs, impliquant la privatisation de millions d’arpents de terre, selon la onzième édition de l’Encycopedia Britannica, la surface de terres restant communes en 1911 était comprise entre 1 500 000 et 2 000 000 arpents, soit autour de 5 % du territoire anglais. À la fin du xxe siècle, les terres communes représentaient toujours 3 % du territoire total5.

Ces considérations permettent de rejeter le présupposé selon lequel une société fondée sur les communs est une utopie, que les communs ne peuvent être que des projets de petite échelle ou qu’ils sont incapables de fournir les fondements d’un nouveau mode de production. Non seulement les communs ont existé pendant des milliers d’années, mais des éléments d’une société fondée sur les communs existent toujours, bien qu’ils essuient des attaques constantes, à mesure que le développement capitaliste requiert la destruction des propriétés et des relations communales. En référence aux enclôtures des xvie et xviie siècles, qui ont expulsé la paysannerie européenne des terres (l’acte de naissance de la société capitaliste moderne), Marx a parlé d’une « accumulation primitive » ou « originaire ». Nous savons désormais qu’elle n’a pas été réalisée d’un seul coup, mais qu’elle relève d’un processus qui se poursuit encore aujourd’hui6. « L’accumulation primitive » est la stratégie à laquelle la classe capitaliste a recours en temps de crise quand elle a besoin de réaffirmer sa domination sur le travail. Avec l’émergence du néolibéralisme, cette stratégie s’est radicalisée, au point que la privatisation s’étend désormais à tous les aspects de notre existence.

La perte des communs nous fait sentir à quel point leur existence est importante.

Nous vivons en effet dans un monde où tout, de l’eau que nous buvons aux cellules et aux gènes de notre corps, a un prix ; aucun effort n’est épargné pour s’assurer que les entreprises privées ont le droit de clôturer les derniers espaces ouverts sur Terre et nous obliger à payer pour y accéder. Les terres, les forêts et les ressources halieutiques sont appropriées à des fins commerciales, dans ce qui apparaît comme un nouvel accaparement des terres de proportions inédites. De New Delhi et New York à Lagos et Los Angeles, l’espace urbain est privatisé ; vendre dans la rue, s’asseoir sur un trottoir ou s’allonger sur une plage sans payer est interdit. Les rivières sont endiguées, les forêts abattues, les eaux mises en bouteilles et jetées sur le marché ; les systèmes de connaissance traditionnels sont mis à sac par le droit régissant la propriété intellectuelle et les écoles publiques sont transformées en entreprises lucratives. Cela explique l’attrait des communs sur notre imagination collective : leur perte nous fait sentir à quel point leur existence est importante et renforce notre désir d’en apprendre plus à leur propos.

Les communs et la lutte des classes

Malgré les attaques qu’ils subissent, les communs n’ont pas cessé d’exister. Comme l’a soutenu Massimo De Angelis, il y a toujours eu des communs « en dehors » du capitalisme qui ont joué un rôle clé dans la lutte des classes, nourrissant l’imagination radicale ainsi que le corps des personnes impliquées7. Les sociétés d’aide mutuelle du xixe siècle en sont des exemples8. Plus important, de nouveaux communs sont constamment créés. Du mouvement des logiciels libres à celui de l’économie sociale et solidaire, tout un monde de nouvelles relations sociales émerge suivant le principe du partage des communs9 et fondé sur la prise de conscience que le capitalisme n’a rien à nous offrir, si ce n’est plus de misère et de divisions. En effet, à une époque de crise permanente et d’assauts répétés contre les emplois, les salaires et les espaces sociaux, la construction de communs (les « banques de temps », les jardins urbains, l’agriculture soutenue par la communauté, les épiceries coopératives, les monnaies locales, les licences Creative Commons et les pratiques de troc) représente des moyens décisifs de survivre. En Grèce, en 2012-2013, alors que les salaires et les retraites ont été réduits de 30 % en moyenne et que le chômage des jeunes a atteint 50 %, diverses formes d’entraide sont apparues, comme les soins médicaux gratuits, les distributions gratuites de fruits et légumes par des fermiers dans les centres urbains, et la « réparation » de câbles électriques débranchés parce que les factures n’étaient pas payées.

Cependant, les initiatives en faveur des communs ne sont pas seulement des digues élevées face à l’assaut néolibéral contre notre subsistance. Elles constituent aussi les prémices, la forme embryonnaire d’un mode de production alternatif. C’est ainsi que nous devrions considérer les mouvements de squatteurs qui ont émergé dans les périphéries des villes, signes qu’un nombre de plus en plus important de citadins sont « déconnectés » de l’économie formelle mondialisée et assurent leur reproduction sociale en dehors de tout contrôle par l’État et le marché10.

La résistance des peuples indigènes des Amériques à la privatisation continue de leurs terres a donné au combat en faveur des communs un nouvel élan. Tandis que l’État mexicain ignore l’appel des zapatistes pour une nouvelle constitution reconnaissant la propriété collective, le droit des peuples indigènes d’utiliser les ressources naturelles sur leur territoire a été approuvé par la Constitution vénézuélienne de 1999. En Bolivie également, en 2009, une nouvelle Constitution a reconnu la propriété commune. Nous citons ces exemples, non pour proposer que nous dépendions de l’appareil législatif de l’État pour promouvoir la société des communs que nous appelons de nos vœux, mais pour souligner à quel point est puissante la demande populaire de nouvelles formes de socialité, organisées selon le principe de la coopération sociale et la protection des communautés existantes. Raquel Gutiérrez et Raúl Zibechi ont montré que les « guerres de l’eau » de 2000 en Bolivie n’auraient pas été possibles sans le réseau de relations sociales que fournissent l’ayllu et les autres systèmes communautaires qui régissent la vie des Aymara et des Quechua11.

Les initiatives populaires de la part de femmes ont joué un rôle particulier dans ce contexte. Comme l’ont démontré des écrits féministes de plus en plus nombreux12, en raison de leur précarité économique, les femmes ont toujours été plus intéressées que les hommes à la protection des communs de la nature et, dans de nombreuses régions, elles ont été les premières à protester contre la destruction de l’environnement (l’exploitation forestière, la commercialisation du bois et la privatisation de l’eau). Les femmes ont également donné vie à plusieurs formes de mise en commun des ressources, comme les tontines, qui constituent l’une des formes les plus anciennes et les plus répandues de banques populaires. Ces initiatives se sont multipliées depuis les années 1970 quand, en réponse aux effets combinés des politiques d’austérité et des répressions politiques dans plusieurs pays (par exemple, au Chili et en Argentine), des femmes se sont réunies pour créer des formes communes de reproduction sociale, leur permettant à la fois d’augmenter leur budget et de briser leur sentiment de paralysie produit par l’isolement et l’échec. Au Chili, après le coup d’État de Pinochet, les femmes ont mis en place des cuisines populaires (comedores populares), préparant collectivement à manger dans leur quartier, apportant des repas à leur famille et aux membres de leur communauté qui n’avaient pas de quoi se nourrir par eux-mêmes. L’expérience des cuisines populaires a été tellement puissante pour lever la barrière de la peur après le coup d’État que le gouvernement les a interdites, a envoyé la police briser les marmites et a accusé les femmes qui mettaient en place les comedores de communisme13. De différentes manières, c’est une expérience qui, dans les années 1980 et 1990, a été répétée dans diverses parties d’Amérique latine. Comme le rapporte Zibechi14, des milliers d’organisations populaires, de coopératives et d’espaces communautaires en rapport avec la nourriture, la terre, l’eau, la santé et la culture, principalement organisés par des femmes, sont également apparus au Pérou et au Venezuela, posant les fondations d’un système coopératif de reproduction, fondé sur les valeurs d’usage et opérant indépendamment à la fois de l’État et du marché. En Argentine aussi, confrontées à l’imminence de l’effondrement économique du pays en 2011, des femmes ont mis en commun les autoroutes, ainsi que les quartiers, apportant leurs casseroles aux piquetes, garantissant la continuité des barrages routiers, et organisant aussi les assemblées populaires et les conseils municipaux15.

Dans de nombreuses villes des États-Unis également, par exemple à Chicago, une nouvelle économie est en plein essor, sous les radars de l’économie formelle, en partie sous la pression de la nécessité et en partie en raison du besoin de recréer le tissu social que la restructuration économique et la « gentrification » ont déchiré ; les femmes en particulier organisent diverses formes d’échange, de troc et d’entraide qui échappent à l’emprise des réseaux commerciaux.

Récupérer les communs

Face à ces développements, notre tâche est de comprendre comment articuler ces différentes réalités et comment nous assurer que les communs que nous créons soient véritablement transformateurs des rapports sociaux et ne puissent faire l’objet d’une récupération. Ce danger est réel. Pendant des années, une partie de l’élite capitaliste internationale a promu un modèle allégé de privatisation, en ayant recours au principe des communs comme un remède à la tentative néolibérale de soumettre toutes les relations économiques au diktat du marché. On prend conscience que, poussé à l’extrême, la logique du marché devient contreproductive, y compris du point de vue de l’accumulation du capital, empêchant la coopération nécessaire à un système efficace de production. En témoigne la situation qui s’est développée dans les universités américaines, où la soumission de la recherche scientifique aux intérêts commerciaux a réduit la communication entre les scientifiques, les obligeant à garder leurs recherches secrètes.

Soucieuse de son image de bienfaiteur de l’humanité, la Banque mondiale emploie même le langage des communs pour donner un tour positif à la privatisation et ainsi empêcher une résistance prévisible. Se faisant passer pour le protecteur des « communs mondiaux », elle expulse des forêts et des bois les personnes qui y ont vécu sur plusieurs générations, tout en y accordant l’accès, une fois qu’ils ont été transformés en réserve naturelle ou en toute autre entreprise commerciale, à ceux qui peuvent payer, l’argument étant que le marché est le moyen de conservation le plus rationnel16. Les Nations unies ont également affirmé leur droit de gérer les principaux écosystèmes du monde (l’atmosphère, les océans, la forêt amazonienne) et de les ouvrir à l’exploitation commerciale, encore une fois au nom de la conservation du patrimoine commun de l’humanité.

Les communs sont aussi un élément de langage employé afin de recruter du travail bénévole. Un exemple typique est le projet de « grande société » du Premier ministre britannique Cameron, qui mobilise l’énergie des gens dans des programmes bénévoles visant à compenser les coupes dans les services sociaux que son gouvernement a introduites au nom de la crise économique. En rupture avec la tradition idéologique ouverte par Margaret Thatcher dans les années 1980 (« la société n’existe pas »), le projet de « grande société » enjoint à des organisations subventionnées par le gouvernement (crèches, bibliothèques, centres de santé) de recruter des artistes et des jeunes gens du quartier qui, sans être payés, s’engagent dans des activités augmentant la « valeur sociale », définie comme la cohésion sociale et avant tout comme la réduction du coût de la reproduction sociale. Cela signifie que les organisations non lucratives qui fournissent des programmes pour les personnes âgées peuvent prétendre à plus de subventions gouvernementales si elles peuvent créer de la « valeur sociale », mesurée selon une arithmétique particulière qui prend en compte les avantages d’une société socialement et écologiquement durable au sein d’une économie capitaliste17. De cette manière, les efforts communs pour construire la solidarité et des formes coopératives d’existence, en dehors du contrôle du marché, peuvent être utilisés pour faire baisser le coût de la reproduction sociale et même pour accélérer la réduction du nombre de fonctionnaires.

Les communs producteurs de marchandises

Un type différent de problème pour la définition des communs anticapitalistes est posé par l’existence de communs qui produisent pour le marché et qui sont motivés par la recherche du profit. Ainsi, les prairies privatisées des Alpes suisses deviennent tous les étés des champs de pâturage pour les vaches qui fournissent du lait à l’industrie suisse des produits laitiers. Les assemblées de fermiers gèrent ces prairies de manière coopérative. En réalité, Garrett Hardin n’aurait pas écrit sa Tragédie des communs, s’il ne s’était pas demandé comment le gruyère se retrouvait dans son réfrigérateur18.

Un autre exemple couramment cité de communs qui produisent pour le marché concerne ceux qui sont organisés par le gros millier de pêcheurs de homards du Maine, qui travaillent dans les eaux situées au large de la côte, longue de plusieurs milliers de kilomètres, où vivent, se reproduisent et meurent les homards tous les ans. Sur plus d’un siècle, les pêcheurs de homards ont construit un système de partage des prises de homards sur la base d’une répartition consensuelle du littoral en zones séparées, gérées par des « gangs » locaux, et des limites qu’ils s’imposent à eux-mêmes sur le nombre de homards qui peuvent être pêchés. Cela ne s’est pas toujours fait sans conflit. Les habitants du Maine s’enorgueillissent de leur individualisme forcené et les accords entre les différents « gangs » ont parfois été transgressés. La violence a ainsi éclaté dans des luttes concurrentielles pour étendre les zones de pêche allouées ou pour dépasser les limites assignées aux prises. Mais les pêcheurs ont rapidement appris que de telles luttes détruisent le stock de homards et, avec le temps, ont restauré le régime des communs19.

Même l’agence de la pêche de l’État du Maine accepte désormais cette pêche fondée sur les communs, rendue illégale pendant des décennies au titre de la législation contre les monopoles20. Une raison de ce changement de l’attitude officielle est le contraste entre l’état de la pêche de homard comparé à celle de la « pêche au sol » (c’est-à-dire la pêche du cabillaud, du haddock, de la plie et d’autres espèces) qui est conduite dans le golfe du Maine et sur la Georges Bank où le golfe rejoint l’océan. Tandis que la première a atteint et maintenu sa durabilité dans le dernier quart du siècle (y compris pendant certaines périodes de forte récession économique), depuis les années 1990, une espèce après l’autre de poissons de sol a été périodiquement trop pêchée, conduisant à la fermeture officielle de la Georges Bank pendant plusieurs années de suite21. Au cœur de ce litige, on trouve des différences dans les techniques employées pour la pêche au sol et pour la pêche du homard, et surtout la différence des sites où les poissons sont pris. La pêche du homard a l’avantage d’avoir son bassin commun de ressources proche de la côte et dans les eaux territoriales de l’État. Cela rend possible de démarquer des zones pour les groupements locaux de pêcheurs de homards, tandis que les eaux profondes de la Georges Bank ne se prêtent pas facilement à une répartition. Le fait que la Georges Bank soit située en dehors de la limite territoriale de 20 milles marins signifie que des tierces parties, utilisant de gros chalutiers, ont pu pêcher jusqu’à 1977 quand les limites territoriales ont été étendues à 300 milles marins. On ne pouvait pas les en empêcher avant 1977, contribuant de manière importante à l’épuisement des ressources halieutiques. Enfin, la technique plutôt archaïque que les pêcheurs de homards emploient uniformément décourage la concurrence. Par contraste, à partir du début des années 1990, des « améliorations » dans les techniques de pêche au sol – de « meilleurs » filets et un équipement électronique capable de détecter le poisson de manière plus « efficace » – ont causé des ravages dans un secteur qui est organisé selon le principe du libre accès (« si tu as un bateau, tu peux pêcher »). La disponibilité de techniques de repérage et de saisie plus élaborées et moins coûteuses s’est heurtée à l’organisation concurrentielle du secteur, qui suivait le slogan « chacun contre chacun et la nature contre tous », conduisant à la « tragédie des communs » prévue par Harding en 1968. Cette contradiction n’est pas propre à la pêche au sol du Maine. Elle a miné les communautés de pêche à travers le monde, qui se trouvent désormais de plus en plus déplacées par l’industrialisation de la pêche et la puissance des grands chalutiers, dont les filets de drague vident les océans. Les pêcheurs de Newfoundland sont ainsi confrontés à une situation similaire à ceux de la Georges Bank, avec des effets désastreux sur les conditions de vie de leur communauté.

Jusqu’à présent, les pêcheurs de homards du Maine ont été considérés comme une exception inoffensive qui confirme la règle néolibérale selon laquelle un commun ne peut survivre que dans des circonstances particulières et limitées. Dans la perspective de la lutte des classes, cependant, le commun de homard du Maine a des éléments d’un commun anticapitaliste, en ceci qu’il implique le contrôle par les travailleurs de certaines décisions relatives au processus de production et ses résultats. Cette expérience permet d’apprécier la manière dont des communs à grande échelle peuvent fonctionner. En même temps, le sort des communs de homard est toujours déterminé par le marché international des produits de la mer dans lequel il est encastré. Si le marché américain s’effondre ou si l’État autorise le forage du pétrole dans le golfe du Maine, ils seront dissous. Les communs de homard du Maine ne peuvent donc pas constituer un modèle pour nous.

Les communs comme « troisième secteur » : une coexistence pacifique ?

Alors que les communs pour le marché peuvent être considérés comme des vestiges de formes plus anciennes de coopération au travail, un intérêt croissant pour les communs provient également d’un large éventail de forces sociales et démocratiques qui sont préoccupées des excès du néolibéralisme et/ou qui reconnaissent les bénéfices des relations communales pour la reproduction sociale de la vie quotidienne. Dans ce contexte, les communs apparaissent comme un espace alternatif à l’État et au marché. Comme le formulent David Bollier et Burns Weston dans leur discussion de la « gouvernance verte » : « Le but général doit être de repenser l’État/le marché néolibéral comme une “triarchie” avec les communs – l’État/le marché/les communs – afin de réaligner l’autorité et l’approvisionnement de manière nouvelle et plus avantageuse. L’État maintiendrait ses engagements en faveur d’une gouvernance représentative et de la gestion de la propriété publique de même qu’une entreprise privée continuerait à posséder du capital pour produire des biens et des services à vendre sur le marché22. »

Dans le même ordre d’idées, une grande variété de groupes, d’organisations et de théoriciens considèrent aujourd’hui les communs comme une source de sécurité, de socialité et de puissance économique. C’est le cas des associations de consommateurs, convaincus que la mise en commun peut leur apporter de meilleures conditions d’achat, mais c’est aussi le cas des personnes qui, cherchant à accéder à la propriété de leur résidence, veulent aussi une communauté qui leur garantisse de la sécurité et une plus grande palette de possibilités en matière d’espaces et d’activités. De nombreux jardins urbains tombent dans la même catégorie, dans la mesure où le désir de produits frais et dont l’origine est contrôlée continue de croître. Les résidences pour personnes dépendantes peuvent également être conçues comme des formes de communs. Toutes ces institutions répondent sans doute à des désirs légitimes. Mais la limite et le danger de telles initiatives sont qu’elles peuvent facilement conduire à une nouvelle forme d’enclôture, les communs étant construits sur la base de l’homogénéité de leurs membres, produisant souvent des résidences sécurisées, qui fournissent une protection contre « l’autre », ce qui est contraire à ce que le principe des communs implique pour nous.

Redéfinir les communs

Qu’est-ce qui relève donc des communs anticapitalistes ? Par contraste avec les exemples que nous avons étudiés, les communs que nous souhaitons construire visent à transformer nos rapports sociaux et à créer une alternative au capitalisme. Ils ne sont pas conçus pour seulement fournir des services sociaux ou pour servir de tampons contre les effets destructeurs du néolibéralisme, et ils vont largement au-delà d’une gestion commune des ressources. En résumé, ils ne sont pas des voies vers le capitalisme à visage humain. Soit les communs sont un moyen de créer une société égalitaire et coopérative, soit ils risquent de creuser les divisions sociales, de servir de refuges à ceux qui peuvent se le payer et qui peuvent ainsi ignorer plus facilement la misère qui les entoure.

Les communs anticapitalistes devraient donc être conçus à la fois comme des espaces autonomes d’où reprendre le contrôle sur les conditions de notre reproduction sociale, mais aussi comme des bases depuis lesquelles nous pouvons nous opposer aux processus d’enclôture et ainsi affranchir de plus en plus nos vies du marché et de l’État. Ils diffèrent donc des communs promus par l’école d’Ostrom, qui imagine les communs dans un rapport de coexistence avec le public et le privé. Idéalement, ils incarnent la conception que les marxistes et les anarchistes ont voulue – mais en vain – accomplir : celle d’une société faite de « libres associations de producteurs », autogérées et organisées de manière à garantir, non pas une égalité abstraite, mais la satisfaction des besoins et des désirs du peuple. Aujourd’hui, nous ne voyons que des bribes de ce monde (de la même manière, au Moyen Âge tardif, nous n’aurions aperçu que des bribes du capitalisme), mais les communs que nous construisons devraient déjà nous permettre de gagner plus de pouvoir par comparaison avec le capital et l’État, et de préfigurer un nouveau mode de production, qui ne soit plus fondé sur la concurrence, mais sur la solidarité collective.

Comment réaliser cet objectif ? Quelques critères généraux fournissent un début de réponse, tout en gardant à l’esprit que dans un monde dominé par les rapports capitalistes, les communs que nous créons restent nécessairement des formes transitionnelles.

Les communs ne sont pas donnés, ils sont produits. Bien que nous disions que les communs sont autour de nous – l’air que nous respirons et les langues que nous parlons sont des exemples typiques de richesses partagées –, c’est seulement par la coopération dans la production de nos vies que nous pouvons les créer. En effet, les communs ne sont pas des choses essentiellement matérielles, mais des rapports sociaux, des pratiques sociales constitutives. C’est pourquoi certains préfèrent parler de mise en commun, précisément pour souligner le caractère relationnel de ce projet politique23. Cependant, les communs doivent garantir la reproduction sociale de nos vies. Dépendre exclusivement de communs « immatériels », comme Internet, ne suffira pas. Les systèmes hydrauliques, les terres, les forêts, les plages, ainsi que les divers espaces urbains, sont indispensables à notre survie. Ce qui compte ici est la nature collective du travail et des moyens de reproduction.

Pour assurer notre reproduction sociale, les communs doivent impliquer une richesse commune, sous la forme de ressources naturelles et sociales partagées – les terres, les forêts, les eaux, les espaces urbains, les systèmes de connaissance et de communication –, qui doivent toutes être employées à des fins non commerciales. Nous utilisons souvent le concept de communs pour faire référence à des services publics, que nous avons fini par considérer comme acquis, tels que les retraites, les systèmes de sécurité sociale et l’éducation. Néanmoins, il y a une différence cruciale entre le commun et le public, dans la mesure où le public est géré par l’État et que nous ne le contrôlons pas. Cela ne signifie pas que nous ne devrions pas nous préoccuper de la défense des biens publics. Le public est le lieu où une grande part de notre travail passé est conservée et il est de notre intérêt que les entreprises privées ne les reprennent pas. Mais au nom de la lutte pour les communs anticapitalistes, il est crucial que nous ne perdions pas de vue cette distinction.

L’un des défis auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est celui d’articuler la lutte pour le public aux luttes pour la construction du commun, afin qu’ils se renforcent l’un l’autre. C’est plus qu’un impératif idéologique. Qu’on nous permette d’insister : ce que nous appelons « le public » est en réalité de la richesse que nous avons produite et nous devons nous la réapproprier. Il est également évident que les luttes des fonctionnaires ne peuvent pas déboucher sur un succès sans le soutien de la communauté. En même temps, leur expérience peut nous aider à refonder notre reproduction sociale, afin de déterminer (par exemple) ce qui constitue un bon système de santé, le type de connaissance dont nous avons besoin, etc. Pourtant, il est très important de maintenir la distinction entre le public et le commun, parce que le public est une institution d’État qui présuppose l’existence d’une sphère de rapports économiques et sociaux privés que nous ne pouvons pas contrôler.

Les communs requièrent une communauté. Cette communauté ne devrait pas être sélectionnée sur la base de quelque identité privilégiée que ce soit, mais sur la base du travail de soin fourni pour reproduire les communs et régénérer ce qui est prélevé sur eux. En réalité, les communs impliquent des devoirs autant que des droits. Ainsi, le principe doit être que ceux qui appartiennent au commun contribuent à son entretien : c’est pourquoi nous ne pouvons pas parler de communs mondiaux, qui présupposent l’existence d’une collectivité mondiale, qui n’existe pas et n’existera sans doute jamais, et que nous ne considérons ni possible ni même désirable. Ainsi, quand nous affirmons : « Pas de communs sans communauté », nous affirmons qu’une communauté se crée au cours de la production des rapports par lesquels un commun particulier est entretenu.

Les communs requièrent des régulations stipulant comment la richesse que nous partageons peut être employée et comment on peut en prendre soin, les principes directeurs étant l’égalité d’accès, la délibération collective et le pouvoir par la base, dérivé des capacités éprouvées et se déplaçant sans cesse d’un sujet à l’autre selon les tâches à accomplir.

L’égalité d’accès aux moyens de (re)production et la délibération égalitaire doivent constituer les fondements des communs. Cela doit être souligné parce que les communs n’ont pas été historiquement les meilleurs exemples de relations égalitaires. Au contraire, ils ont souvent été organisés de façon patriarcale, rendant les femmes méfiantes à l’égard des communs. Aujourd’hui encore, de nombreux communs existants portent préjudice à certaines catégories de personnes, principalement sur la base du genre. En Afrique, à mesure que les terres disponibles diminuent, de nouvelles règles sont introduites pour interdire l’accès à des personnes qui n’appartiennent pas originellement au clan. Mais dans ces cas, les rapports inégalitaires constituent la fin des communs, puisqu’ils suscitent des injustices, des jalousies et des divisions, poussant certaines personnes à la tentation de coopérer avec les enclôtures.


En conclusion, les communs ne sont pas seulement les moyens par lesquels nous partageons à égalité les ressources que nous produisons, mais aussi un engagement en faveur de la création de sujets collectifs et d’intérêts communs dans toutes les dimensions de nos vies. Les communs anticapitalistes ne sont pas la fin d’une lutte pour construire un monde non capitaliste, mais son moyen. En effet, aucune lutte ne réussira à changer le monde si nous n’organisons pas notre reproduction sociale d’une manière commune, non seulement en partageant l’espace et le temps de nos réunions et de nos manifestations, mais en mettant nos vies en commun, en nous organisant sur la base de nos différents besoins et possibilités et le rejet de tous les principes d’exclusion et de hiérarchisation.

Cet article a été publié dans la revue Upping the Anti: A Journal of Theory and Action, no 15, septembre 2013, p. 83-97, sous le titre “Commons against and beyond capitalism”. Nous remercions ses auteurs et Oxford University Press de nous avoir aimablement autorisés à le republier. Il est traduit de l’anglais (États-Unis) par Jonathan Chalier.

  • 1. “World Bank publications and research now easier to access, reuse” [en ligne], World Bank, 10 avril 2012.
  • 2. “Elinor Ostrom, defender of the commons, died on June 12th, aged 78”, The Economist, 30 juin 2012.
  • 3. Peter Linebaugh, “Enclosures from the bottom up”, dans David Bollier et Silke Helfrich (sous la dir. de), The Wealth of the Commons: A World Beyond Market and State, Amherst, MA, Levellers Press, 2012, p. 114-124.
  • 4. P. Linebaugh, The Magna Carta Manifesto: Liberties and Commons for All, Berkeley, CA, University of California Press, 2008.
  • 5. “Common land” [en ligne], Naturenet.
  • 6. Voir Midnight Notes Collective, “The new enclosures”, Midnight Notes, no 10, 1990.
  • 7. Massimo De Angelis, The Beginning of History: Value Struggles and Global Capital, Londres, Pluto Press, 2007.
  • 8. Voir David T. Bieto, From Mutual Aid to the Welfare State: Fraternal Societies and Social Services, 1890-1967, Chapel Hill, NC, University of North Carolina Press, 2000.
  • 9. Voir D. Bollier et S. Helfrich, The Wealth of the Commons, op. cit.
  • 10. Voir Raúl Zibechi, Territories in Resistance: A Cartography of Latin American Social Movements, Oakland, CA, AK Press, 2012.
  • 11. Voir Raquel Gutiérrez Aguilar, Los Ritmos del Pachakuti. Levantamiento y Movilización en Bolivia (2000-2005), México, Sísifo Ediciones, 2009, et R. Zibechi, Territories in Resistance, op. cit.
  • 12. Pour une vue d’ensemble du rôle des femmes dans l’élaboration de formes coopératives de reproduction, voir Silvia Federici, “Feminism and the politics of the commons in an era of primitive accumulation”, dans Colors Collective (sous la dir. de), Uses of a Whirlwind: Movement, Movements, and Contemporary Radical Currents in the United States, Oakland, CA, AK Press, 2010. Voir aussi Vandana Shiva, Staying Alive: Women, Ecology and Development, Londres, Zed Books, 1989 ; V. Shiva, Earth Democracy: Justice, Sustainability and Peace, Boston, MA, South End Press, 2005 ; et Veronika Bennholdt-Thomsen et Maria Mies, The Subsistence Perspective: Beyond the Globalised Economy, Londres, Zed Books, 1999.
  • 13. Voir Josephine Fisher, Out of the Shadows: Women, Resistance and Politics in South America, Londres, Latin America Bureau, 1993.
  • 14. R. Zibechi, Territories in Resistance, op. cit.
  • 15. Voir Isabel Rauber, « Mujeres piqueteras: el caso de Argentina », dans Fenneke Reysoo (sous la dir. de), Économie mondialisée et identités de genre, Genève, Graduate Institute Publications, 2002, p. 107-123.
  • 16. Voir Ana Isla, “Who pays for the Kyoto Protocol?”, dans Ariel Salleh (sous la dir. de), Eco-Sufficiency and Global Justice: Women Write Political Economy, Londres, Pluto Press, 2009.
  • 17. Voir Emma Dowling, “The Big Society, part 2: Social value, measure and the Public Services Act” [en ligne], New Left Project, août 2012.
  • 18. Voir Garrett Hardin, La Tragédie des communs [1968], textes trad. par Laurent Bury et présentés par Dominique Bourg, Paris, Presses universitaires de France, 2018 ; voir aussi Robert McC. Netting, Balancing on an Alp: Ecological Change and Continuity in a Swiss Mountain Community, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
  • 19. Voir Colin Woodward, The Lobster Coast: Rebels, Rusticators, and the Struggle for a Forgotten Frontier, New York, Penguin Books, 2004.
  • 20. Voir George Caffentzis, “The making of the knowledge commons: From lobsters to universities”, St. Anthony’s International Review, vol. 8, no 1, 2012, p. 25-42.
  • 21. Voir C. Woodward, The Lobster Coast, op. cit.
  • 22. D. Bollier et Burns H. Weston, “Green governance: Ecological survival, human rights and the law of the commons”, dans D. Bollier et S. Helfrich, The Wealth of the Commons, op. cit., p. 343-352.
  • 23. P. Linebaugh, The Magna Carta Manifesto, op. cit.

George Caffentzis

Professeur émérite de philosophie à University of Southern Maine, il est notamment l’auteur de In Letters of Blood and Fire:Work, Machines and the Crisis of Capitalism (PM Press, 2013).

Silvia Federici

Professeure émérite de sciences sociales à l’université Hofstra, elle est notamment l’autrice de Réenchanter le monde. Féminisme et politique des communs (Entremonde, 2022).

Dans le même numéro

La démocratie des communs

Les « communs », dans leur dimension théorique et pratique, sont devenus une notion incontournable pour concevoir des alternatives à l’exclusion propriétaire et étatique. Opposés à la privatisation de certaines ressources considérées comme collectives, ceux qui défendent leur emploi ne se positionnent pas pour autant en faveur d’un retour à la propriété publique, mais proposent de repenser la notion d’intérêt général sous l’angle de l’autogouvernement et de la coopération. Ce faisant, ils espèrent dépasser certaines apories relatives à la logique propriétaire (définie non plus comme le droit absolu d’une personne sur une chose, mais comme un faisceau de droits), et concevoir des formes de démocratisation de l’économie. Le dossier de ce numéro, coordonné par Édouard Jourdain, tâchera de montrer qu’une approche par les communs de la démocratie serait susceptible d’en renouveler à la fois la théorie et la pratique, en dépassant les clivages traditionnels du public et du privé, ou de l’État et de la société.