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Salle du Conseil de Sécurité de l’ONU via Wikimédia
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Dans le même numéro

Les ambiguïtés de la puissance

Éditorial

par

Esprit

La détérioration du climat international, notamment entre la Chine et les États-Unis, a rendu presque plausible l’idée d’une « nouvelle guerre froide ». L’analogie historique occulte toutefois les particularités géopolitiques de notre époque. Elle encourage surtout une lecture des rapports de force qui pourrait se révéler dangereuse, notamment pour l’Europe.

Sur le plan international, l’année 2021 se clôt dans un climat aussi étrange qu’inquiétant. Tandis que les dirigeants du monde entier ont pris à la COP26 de nouveaux engagements pour assurer un avenir à l’humanité face au changement climatique, des bruits de bottes se font entendre en mer de Chine méridionale, jusqu’à rendre plausible le scénario d’un conflit sino-américain en cas d’agression militaire de Taïwan par la Chine. Le tout dans le brouillard encore non dissipé de la pandémie : certaines frontières rouvrent à peine et la situation sanitaire se dégrade dans de nombreux pays, rendant les semaines qui viennent très incertaines.

L’idée d’une « nouvelle guerre froide » entre la Chine et les États-Unis se répand, et avec elle, celle du retour à un affrontement – possiblement militaire – structurant les relations internationales. Si les conflits n’ont jamais cessé, voire se sont multipliés dans différentes régions du monde, la chute du Mur paraissait avoir imposé la pratique du soft power en relations internationales. Depuis une dizaine d’années, on assiste au contraire au retour de démonstrations de puissance « dure ». Les notions de sécurité collective et de gouvernance globale, en vogue dans les années 1990, n’ont jamais paru aussi fragiles. À l’appui de la thèse d’une nouvelle guerre froide, il y a le durcissement incontestable du régime chinois. Le tournant que représente l’accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012 a été encore renforcé par la pandémie : la Chine s’est refermée, au sens propre comme au sens figuré. Le contrôle accru de la population ainsi que la quasi-absence d’information sortant du pays et susceptible de renseigner sur ce qui s’y passe ont paradoxalement donné à la Chine les moyens de s’ériger en modèle. Depuis la mise au pas de Hong Kong, elle multiplie les provocations, mettant à l’épreuve la détermination des autres pays à lui imposer des limites.

Comme toutes les analogies historiques cependant, celle de la guerre froide est trompeuse. Nous n’assistons pas aujourd’hui à une nouvelle partition du monde en deux blocs idéologiques, mais bien plutôt à sa fragmentation, sur fond d’interdépendances accrues. Et la référence à la guerre froide encourage une lecture des rapports de force qui se révèle dangereuse, notamment pour l’Europe. Car l’exacerbation et la dramatisation des tensions appellent à choisir un camp, et pour les démocraties occidentales, ce ne pourrait être que celui des États-Unis. C’est ce dont a témoigné, au détriment de la France, l’épisode des sous-marins australiens. Mais cette perspective n’est pas sans susciter des réserves, et l’on entend déjà se lever des voix appelant l’Europe au « non-alignement », selon une posture à la fois anachronique et contre-productive. Car ce n’est pas faire acte d’allégeance aux États-Unis que de reconnaître la menace que représente aujourd’hui la Chine. Et c’est oublier que l’Union européenne a, aujourd’hui, des intérêts propres à s’opposer à l’entrisme des régimes autoritaires, Chine en tête.

L’Union européenne doit décider d’une stratégie propre vis-à-vis de la Chine.

L’Union européenne, dont la France doit prendre la présidence en 2022, n’a pas à choisir entre les États-Unis et la Chine. En revanche, il lui faut décider d’une stratégie propre vis-à-vis de la Chine. Et les intérêts économiques, pour importants qu’ils soient, ne sauraient en être le seul déterminant. Si, pour protéger ces derniers, l’Europe ne résiste pas aux attaques contre la démocratie libérale et les principes de l’État de droit – dont on sait qu’elles rencontrent de forts échos en son sein même –, elle risque de n’être plus à terme qu’une zone de libre-échange, une organisation internationale qui pèserait bien peu. À la question, en réalité rhétorique, de savoir s’il faut privilégier les intérêts ou les valeurs en relations internationales, la réponse est qu’il faut faire les deux. Assumer le risque de la confrontation face aux démonstrations d’agressivité, et rechercher la coopération là où nos intérêts stratégiques sont en jeu.

Observateur étonnamment prescient des relations internationales dans un monde post-guerre froide, le politologue Pierre Hassner s’est interrogé sur les ambiguïtés de la notion de puissance, en particulier appliquée à l’Europe1. Rappelant que la puissance n’est « ni une essence ni une possession mais une relation », il précisait que dans un monde complexe et interdépendant « la véritable puissance consiste à manipuler cette interdépendance  ». Nous ne reviendrons pas à un monde bipolaire, et la question climatique nous mettra de plus en plus face au constat de notre interdépendance. La Chine s’est placée sur une trajectoire de confrontation, et son absence à la COP26 est tristement significative. Mais même Xi Jinping n’ignore pas que sur un tel sujet, la coopération sera incontournable. Il revient à l’Europe, sur ce sujet comme sur d’autres, d’en prendre acte et d’en tirer le meilleur parti.

Esprit

  • 1. Pierre Hassner, « L’Europe et la puissance », Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union, Paris, Lignes de repères, 2012.

Esprit

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