
Sur le pont
Éditorial
Avec la contre-offensive ukrainienne engagée dans la région du Kharkiv, la guerre s’inscrit désormais dans le temps long, et fait peser une pression terrible sur le peuple ukrainien comme sur la société civile russe. Dans ce contexte, il est frappant de voir les nationalistes d’Europe se refuser à venir en aide à l’Ukraine, alors même que sa résistance puise dans ce que l’idée nationale a de plus noble et de plus puissant.
Dans une guerre qui dure depuis huit mois, l’impressionnante contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv fait déjà figure de tournant. En quelques jours, elle a changé la donne du conflit et démontré les effets concrets du soutien américain et européen à la résistance ukrainienne. Dans le même temps, on apprenait, comme au printemps dernier, la découverte de fosses communes et de chambres de torture dans les territoires libérés de l’occupation russe, obligeant à prendre toujours plus au sérieux la spécificité de cette guerre d’invasion. Une guerre qui non seulement autorise, mais met en œuvre une criminalité multiforme et systématique à l’encontre des civils, le peuple d’Ukraine que l’on veut « dés-ukrainianiser ».
On sait que la mort de masse et les crimes contre des peuples sont impossibles à appréhender avec la même intelligence empathique que la mort singulière, reçue dans sa réalité tragique. L’histoire a montré que nous ne sommes pas équipés cognitivement pour y faire face au moment où ils surviennent. Nous tournons le dos à l’incommensurable, comme la pâquerette qui pousse quand même à la lisière de la fosse où furent jetés les corps torturés. Il ne faut pas moraliser cette indifférence, mais y voir une condition de survie psychique, tant que cet océan de souffrance nous semble éloigné. C’est ainsi que le génocide des Ouïgours reste une abstraction en France, tant qu’il est circonscrit et lointain. Seule la peur, ce grand réveil de la pensée, ce grand levier du politique, nous redresse quand le danger se rapproche. Et pour des populations qui, comme les nôtres, vivent en paix depuis plusieurs générations, la lenteur ou parfois les manquements de la justice pénale internationale nourrissent cette placidité collective.
Mais le réflexe qui consiste à regarder ailleurs n’y change rien : nous sommes désormais inscrits dans le temps long de la guerre, qui constitue en lui-même une épreuve. Pour les Ukrainiens d’abord, qui au-delà de pertes humaines déjà considérables, font les frais du ciblage délibéré des infrastructures civiles par l’armée russe. Comme l’écrit Volodymyr Zelensky dans un message d’une éloquence terrible publié sur Telegram le 11 septembre 2022, c’est à la privation durable de nourriture, d’eau, d’électricité, que se prépare la population. Tout plutôt que d’accepter l’occupation russe, « parce que pour nous le froid, la faim, l’obscurité et la soif ne sont pas aussi terribles et mortels que votre ‘‘amitié et fraternité’’ ». Une épreuve pour la Russie également, épuisée au point de quémander des drones à l’Iran, des munitions à la Corée du Nord, et des hommes dans les prisons. Une épreuve redoublée pour l’opposition démocratique et la société civile russes, qui subsistent encore, désormais très faibles sous le joug du Kremlin. Une épreuve enfin pour les démocraties, qui doivent elles aussi refuser de capituler, et pas seulement sur le front du soutien militaire ou de l’approvisionnement en gaz.
Nous sommes désormais inscrits dans le temps long de la guerre, qui constitue en lui-même une épreuve.
À l’heure où le conflit s’installe, il est en effet frappant de constater que les extrêmes droites illibérales et notoirement pro-russes gagnent du terrain en Europe – en Italie, en Suède, sans oublier la France et ses quatre-vingt-neuf députés Rassemblement national. Les liens, financiers notamment, entre ces partis et la Russie de Vladimir Poutine sont bien documentés. Et l’attitude récente d’un Viktor Orbán s’opposant à un nouveau train de sanctions européennes montre à elle seule que ces forces politiques servent très concrètement les intérêts du Kremlin. Il y a une ironie grinçante à voir ces mouvements et leurs dirigeants, qui se drapent à l’envi dans la glorification de la nation, refuser de soutenir une résistance ukrainienne nourrie de ce que l’idée nationale a de plus noble et de plus puissant, lorsqu’elle refuse la prétendue « amitié et fraternité » de la Russie. Il n’en demeure pas moins que si la propagande russe fonctionne, c’est qu’elle se fraie un chemin dans les failles : Vladimir Poutine mise certes sur la fermentation corrosive d’une désinformation lourdement financée, mais plus encore sur la fatigue des démocraties, et leur égoïsme supposé face aux désordres du monde. La démonstration de courage de la résistance ukrainienne doit nous rappeler au contraire que le rêve de justice de 1945 n’est pas mort, qu’il est encore le socle de nos libertés fondamentales, et qu’il vaut la peine que nous restions, nous aussi, sur le pont.
Esprit