
Une demande de dignité
Éditorial
La visite du Pape en Irak, dix ans après la montée des mouvements du printemps arabe, est un signe d’espoir dans une région ravagée par dix ans de conflits, de sanctions et de guerre. Au cœur de ces révoltes se trouvait une demande de justice et de dignité, que les victimes essayent toujours de faire entendre aujourd’hui.
Au Moyen-Orient, dans cette région dévastée par les dictatures, les guerres et le terrorisme, la visite en mars du pape auprès des chrétiens d’Irak et sa rencontre avec l’ayatollah Al-Sistani offrent un petit signe d’espoir. Si les tensions religieuses restent très présentes dans la région, elles sont pour l’instant contenues (le califat de Daech a chuté, Israël se rapproche de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe), tandis que l’aspiration à la réconciliation entre communautés se fait plus audible.
Certes, les promesses de changement des « printemps arabes » n’ont pu être tenues. Presque partout des contre-pouvoirs autoritaires se sont réinstallés. Obnubilée par la menace islamiste et la lutte contre Daech, la communauté internationale a laissé faire cette reprise en main, quand elle ne l’a pas encouragée. L’idée selon laquelle des « pouvoirs forts » garantiraient mieux la stabilité régionale et internationale a pourtant fait long feu : du Liban à l’Afghanistan ou de l’Iran à l’Irak, les risques d’embrasement au Moyen-Orient continuent de peser sur le monde entier.
Dans ce paysage en ruine, malgré le désastre humain, la survie économique et la terreur étatique ou milicienne, les mots d’ordre de la rue en 2010 et 2011, contre la corruption et l’arbitraire, pour la dignité politique et la justice sociale, ne sont pas pour autant oubliés. Au Liban, les manifestations se poursuivent ; en Iran et en Irak, la contestation couve toujours ; en Syrie, où rien n’est plus possible à l’intérieur du pays, ce sont des collectifs de citoyens et des associations qui s’organisent à l’extérieur, collectent les preuves, accompagnent les victimes et portent plainte, comme récemment à Paris pour les bombardements chimiques d’août 2013.
Avec ténacité et courage, malgré les menaces de représailles, ces militants et citoyens syriens s’appuient sur la compétence universelle, grâce à laquelle des juges nationaux peuvent et doivent poursuivre les crimes internationaux les plus graves, même s’ils ont été commis en dehors du sol national sur des non-ressortissants par des auteurs étrangers. Cette compétence universelle n’est pas absolue. Elle est souvent conditionnée et ne permet généralement que de juger des exécutants comme Eyad Al-Gharib, condamné à une peine de quatre ans et demi d’emprisonnement par un tribunal allemand en février pour l’arrestation d’une trentaine de manifestants syriens livrés à une branche de renseignement du régime pratiquant la torture. Son supérieur, chef du service d’enquête de cette branche, est également jugé par le même tribunal. De plus, l’Allemagne comme la France ont émis des mandats d’arrêt à l’encontre de hauts responsables syriens. Même s’il sera difficile d’arrêter ces derniers, ces procédures signalent le refus de l’impunité. Elles préparent de futurs procès et permettent, dans le cadre de ceux qui peuvent déjà se tenir, de reconnaître et de nommer le mal commis : les crimes contre l’humanité du régime syrien contre sa propre population, les crimes de génocide de Daech contre les yézidis.
Quant à la justice pénale internationale, si son bilan a souvent été décevant ces dernières années (pensons par exemple au Tribunal spécial pour le Liban autour de l’assassinat de Rafiq Hariri), elle fait néanmoins à son tour des incursions notables – donc fortement combattues par ses adversaires – au Moyen-Orient. Le nouveau procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, est un avocat chevronné, spécialiste des droits humains, qui a multiplié les expériences significatives dans ce domaine, dirigeant notamment l’enquête spéciale des Nations unies sur les crimes du groupe État islamique en Irak. Dès sa prise de fonction, il aura pour tâche de conduire les enquêtes ouvertes par la CPI pour crimes de guerre en Afghanistan et dans la bande de Gaza.
La demande de justice est aussi et d’abord une demande de dignité politique.
Autant de signes préliminaires d’une dynamique qui se poursuit et qu’il nous faut soutenir, tant le sentiment que le crime reste impuni, ou même ignoré, est destructeur à terme. Mais il faut aussi souligner que la demande de justice qui se fait jour déborde le champ pénal. Tout comme les mouvements qui portèrent les printemps arabes il y a dix ans, elle est aussi et d’abord une demande de dignité politique. Si c’est cette justice « par le bas » qui est la plus active aujourd’hui, portée par les mêmes hommes et femmes qui se sont soulevés il y a dix ans, la mobilisation doit aussi se poursuivre sur le plan politique, pour ne pas abandonner l’espoir de construire dans la région des États de droit. Or dans ce domaine, les ambitions et les actions des États, y compris des États européens, ne sont pas suffisantes, tant elles continuent de privilégier le point de vue des régimes sur celui de leurs populations, même lorsque celles-ci aspirent à s’en émanciper. Au-delà de la dimension spirituelle des messages prononcés par le pape en Irak, ces enjeux sociaux et politiques affleurent dans ses mots simples mais profonds : « Après une crise, il ne suffit pas de reconstruire, il faut le faire bien, de manière à ce que tous puissent mener une vie digne. »