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Bombay : le terrorisme et la ville globale

janvier 2009

#Divers

Les terroristes ne s’y sont pas trompés: s’en prendre à Bombay, de nos jours, c’est un peu comme frapper New York. Bombay, ou Mumbai, forte de ses 17 millions d’habitants, est une métropole portuaire, ouverte sur la mer d’Oman et sur le vaste monde. Loin du decorum d’une capitale politique, c’est un poids lourd économique, avec 25% du Pib de l’Inde et 70% des transactions financières. À Bombay, il y a le Wall Street indien, le quartier des courtiers, Dalal Street, où la Bourse a chuté de près de 60% en 2008 du fait de la crise financière globale. C’est à Bombay qu’ont émergé dès le xixe siècle les Tata, les Birla, puis plus tard, dans les années 1970, les Ambani. Inoxydables, ces dynasties industrielles règnent aujourd’hui sur l’Inde qui gagne, cette Shining India que ni la panne économique mondiale ni même le terrorisme ne parviennent à faire ralentir sous les six points et demi de croissance annuelle. Dans les quartiers chics du sud, à Colaba, Nariman Point, Worli, les prix immobiliers atteignent des sommets dignes de Manhattan, et pour cause: Bombay est branchée sur la mondialisation. À haut-débit.

C’est à Bombay qu’est née Wipro, entreprise phare du software indien aujourd’hui installée à Bangalore et dans une trentaine de pays, d’où elle taille des croupières aux géants du secteur que sont Cap Gemini et autres Accenture. Exemplaire, son fondateur, Azim Premji, est l’un des rares patrons issus de la minorité musulmane du pays (12% de la population).

Bombay, city of dreams, c’est aussi la ville de Bollywood, dont les acteurs vedettes, notons-le au passage, sont musulmans: ah, le regard langoureux de Shah Rukh Khan, le sourire de Saïf Ali Khan! Bombay Maximum City, titre du best-seller de l’écrivain Suketu Mehta2, est une capitale vibrante, cosmopolite, inventive, au même titre que Big Apple outre-Atlantique.

C’est aussi une ville conquérante. Voyez le Taj Mahal, somptueux hôtel cinq étoiles que les terroristes ont transformé en champ de bataille. C’est l’industriel parsi Jamsedji Tata qui avait fait construire ce palace (inauguré en 1903) pour laver l’affront de s’être vu refuser l’entrée dans un club anglais. Un symbole national donc, mais aussi celui d’un patronat ambitieux dont les héritiers actuels multiplient les acquisitions à l’étranger, notamment dans les pays développés. Quand le groupe Tata a racheté en mars dernier pour la bagatelle de 2, 3 milliards de dollars des entreprises britanniques aussi prestigieuses que Rover et Jaguar, on a ri jaune au Royaume-Uni: « L’Empire contre-attaque! »…

Significatif: l’Inde, devenue un poids lourd économique autant que stratégique, se trouve aux prises avec des terroristes également mondialisés. C’est un commando dénommé « moudjahidins du Deccan » qui a revendiqué les attentats, mais les enquêteurs remontent au groupe Lashkar-el-Taiba, établi au Pakistan, fondé en Afghanistan, et par là en cheville avec Al-Qaida. L’attaque de fin novembre était « différente », a déclaré le Premier ministre Manmohan Singh. Mieux organisée, plus pro, elle ne ressemble pas à celles qui avaient déjà frappé Bombay en 1993 et en 2006. Ni aux attentats de Jaïpur en mai dernier, ni à ceux de Delhi en septembre. Est-ce à dire que les attentats de novembre 2008 sont moins liés aux enjeux locaux, c’est-à-dire notamment à la question du Cachemire? Oui et non: les bombes de Bombay ne sont plus directement connectées aux relations entre hindous et musulmans en Inde, comme elles l’étaient il y a quinze ans, à la suite de la destruction de la mosquée d’Ayodhya. Elles sont évidemment liées au Cachemire, mais justement: ce n’est plus un enjeu local. La vallée est devenue un point nodal de la géopolitique mondiale, presque au même titre qu’Israël ou le Liban. Qui qualifierait de tensions locales le blocus de la bande de Gaza ou les bombes à Beyrouth?

De même, la dispute indo-pakistanaise autour du Cachemire est désormais amplifiée démesurément. Les bombardements américains sur des bases terroristes au Pakistan, l’influence croissante de l’Inde en Afghanistan, l’accord nucléaire3 signé cet automne par l’Inde avec les États-Unis et avec la France, entrent désormais en jeu, autant que la répression brutale par les autorités indiennes, en août dernier de manifestations non violentes à Srinagar pour l’indépendance du Cachemire.

C’est donc à juste titre que la référence au 11 septembre s’est imposée dans les médias indiens. Dans le même registre, on pourrait aussi comparer les attaques de novembre à l’attentat contre l’hôtel Marriott à Islamabad en septembre dernier, ainsi qu’aux attentats de Londres et de Madrid. Moralité: Bombay compte au nombre des métropoles mondiales, pour le meilleur et pour le pire.

  • 1.

    A publié récemment l’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007.

  • 2.

    Suketu Mehta, Bombay Maximum City, trad. fr., Paris, Buchet Chastel, 2006. Voir le compte rendu de Thierry Paquot, « Une ville globale, Mumbai », Esprit, mai 2007.

  • 3.

    Ces accords autorisent pour la première fois un État non signataire du traité de non-prolifération à importer des équipements nucléaires civils.

Ève Charrin

Journaliste pour la presse économique, elle a vécu en Inde et en Belgique. Elle s'intéresse à l’expérience contemporaine de la globalisation, notamment à ses expressions littéraires, et au contraste des imaginaires qui s’y échangent.   Elle a publié L’Inde à l’assaut du monde, Paris, Grasset, 2007 et La Voiture du peuple et le sac Vuitton. L’imaginaire des objets, Paris, Fayard, 2013.…

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