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Dans le même numéro

Sexe, genre et féminisme

mars/avril 2012

#Divers

La relation entre sexe et genre est complexe, et rend difficile un discours homogène sur le féminisme, qui ne peut y être réduit. Il faut alors introduire un troisième terme, celui de sujet, qui permet d’envisager le féminisme sous l’angle politique, comme une manière de subvertir l’ordre établi. Une pensée, donc, qui ne s’adresse pas uniquement aux femmes.

Le féminisme est devenu une notion piège. D’une part, il semble faire l’objet d’un certain consensus et, dans les discours, de plus en plus de monde s’accorde sur la nécessité de l’égalité des femmes et des hommes. Mais les pratiques témoignent au contraire de grandes inégalités. D’autre part, il peut servir de caution à des politiques qui veulent cacher leur conservatisme ou leur impérialisme ; on peut citer pêle-mêle la présidence Bush justifiant la guerre en Afghanistan par la nécessité de promouvoir l’égalité des sexes ou l’une des épouses de l’émir du Qatar se réclamant du féminisme.

Par ailleurs, d’un point de vue théorique comme politique, on ne peut que constater qu’il existe des féminismes souvent très antagonistes et ayant des difficultés à construire des rassemblements, des alliances par-delà les différences de vision du monde : des suffragettes au black feminism, d’un modèle hétéro-normatif du genre à la reconnaissance de l’égalité des formes de vie gays et lesbiennes ou encore de la question de la parité à la théorie queer, l’uniformisation du féminisme se présente comme une tâche impossible. À quelles conditions peut-on être féministe aujourd’hui en France ? Comment tenir ensemble les concepts de sexe et de genre, les exigences de liberté et d’égalité, la sexualité et l’amour ? Plus exactement, peut-on passer d’une approche macropolitique appréhendant le féminisme comme un système à une approche micropolitique permettant d’appréhender des modes de vie féministes ?

Le pouvoir d’agir

L’une des causes du foisonnement des féminismes consiste notamment dans l’impossibilité de fixer une signification univoque à la relation sexe/genre : doit-on penser le genre par opposition au sexe, le genre étant alors au sexe ce que la culture est à la nature ? Ou le genre et le sexe révèlent-ils un monde où tout est construit, y compris ce qui est dit « naturel » ? Dans ce cas, il s’agit bien de poser, derrière l’usage de la nature, des artifices créés par des idéologies. Une autre voie est encore possible : proposer l’abandon du terme de « genre » issu du gender américain1 pour privilégier l’égalité des sexes. Si l’introduction du genre dans le féminisme français renouvelle les enjeux théoriques, elle engendre des dilemmes et des conflits. Surtout, des versions différentes du sujet sont à l’œuvre qui ne se recoupent pas au profit d’une définition générique de la femme. Cette instabilité définitionnelle est sans doute une chance, mais elle risque de donner lieu à un affaiblissement des luttes féministes.

C’est ce que nous aimerions montrer en proposant une coupe transversale dans l’histoire du féminisme en France. L’introduction historique du genre en France dans le féminisme s’est faite par deux biais. Le premier tient à l’héritage de Simone de Beauvoir ; il analyse le sexe social qu’est le genre comme un outil de domination. Selon Christine Delphy, l’arrivée du concept de « genre » en France rend possible une nouvelle analyse des rôles sexués dans trois directions : une unification de l’ensemble des différences sociales et arbitraires entre les sexes, l’emploi du singulier qui déplace l’accent des parties divisées vers le principe de partition, une référence à la hiérarchie qui pose le rapport entre les parties divisées2. La construction des places sexuelles devient un objet d’étude à travers lequel la différence n’est pas la complémentarité sur le mode d’une traduction de la nature mais l’expression d’une hiérarchie qui valorise le masculin et dévalorise le féminin. Le genre divise, différencie, classifie pour mieux cacher son origine : les inégalités de pouvoir entre les femmes et les hommes.

Fondamentalement, le genre est une façon spécifique de signifier des rapports de pouvoir, et le sexe est lui-même une construction naturalisée de ce pouvoir. Il classe les hommes et les femmes, les secondes étant englobées dans un statut inférieur stigmatisant, l’altérité. Ainsi, Christine Delphy peut-elle écrire :

La division se construit en même temps que la hiérarchie et non pas avant. C’est dans le même temps, par le même mouvement, qu’une distinction ou division sociale est créée, et qu’elle est créée hiérarchique, opposant des supérieurs et des inférieurs3.

Le féminin est cet arrière-monde qui prolonge le monde tenu par l’« Un » ou le « Nous » proclamé du pouvoir. Dans cette perspective, l’idée de nature elle-même résulte de pratiques du pouvoir ; elle n’est pas un donné mais un fabriqué. Elle sert alors à justifier l’appropriation du corps des femmes par les hommes. D’ailleurs, comme simple ensemble de données anatomiques, elle n’existe pas. La naturalité du sexe ne vaut que pour énoncer la dépendance des femmes à l’égard de leur nature sexuée, et conclure à leur infériorité sociale. La perspective naturaliste sur le sexe n’est qu’un produit des relations sociales de sexe, leur « forme intellectuelle » pour Colette Guillaumin4. De Christine Delphy à Colette Guillaumin, il s’agit de construire le féminisme comme la dénonciation d’une oppression des femmes par une appropriation masculine de leur corps qui se présente comme « normale ». Faire du genre un pouvoir et de la nature un artefact permet de résister à des rapports de domination et de combattre en faveur d’autres partages du pouvoir ; le mouvement féministe est un mouvement de résistance à des marquages rendus visibles par la construction sociale des partages de la sexuation. Il peut d’ailleurs s’associer à d’autres luttes pour l’émancipation qui se font au nom des partages sociaux selon la classe ou la race tout autant naturalisées.

Le second biais est porté par l’anthropologie de Françoise Héritier. Le genre est la traduction de la matrice hétérosexuelle présente dans toutes les sociétés. Les cultures viennent interpréter une différence mâle-femelle structurée par la reproduction. La question est alors de savoir comment on passe « de la différence anatomique et physiologique, objective, matérielle, irréfutable des sexes offerte à l’observation de tout temps » à « la hiérarchie, à la catégorisation en oppositions de type binaire5 ». Le sexe est bien cette présence d’une anatomie. La référence à la nature pose une différence des sexes objective qui n’est cependant pas hiérarchique. La valence différentielle des sexes, avec un masculin fort et un féminin faible, s’élabore à travers la manière dont chaque culture interprète cette différence matérielle. Ainsi, le sang, à l’origine du lien biologique, vaut également comme un lien social. Associé aux femmes fécondes, celles qui perdent du sang, il a suscité la réflexion des hommes dans toutes les sociétés, se traduisant dans la question du fondement de la filiation. Pour Françoise Héritier, la différence des sexes avec sa traduction dans le genre est le « butoir ultime de la pensée », ce qui revient à unifier les rôles sexués à partir de la reproduction. Le sexe est alors considéré comme ultime fondement. Pourquoi est-ce le sexe qui donne naissance à la classification du féminin et du masculin ? N’est-ce pas alors affirmer que le sexe explique toujours le genre, ce qui revient à naturaliser ce dernier ? Le féminisme de Françoise Héritier est alors d’une portée assez circonscrite ; il vaut avant tout comme un éloge à la contraception qui donne la possibilité aux femmes de décider de leur fécondité. Selon elle, les effets de la maîtrise des femmes sur leur corps ne sont pas achevés. Le féminisme est une lutte contre le droit de propriété que les hommes ont établi sur le corps des femmes depuis des siècles6. Toutefois, l’analyse de la domination masculine reste suspendue à une analyse de la sexualité structurée par la matrice hétérosexuelle. Le sexe, à la différence du genre, est naturel. Or, la science elle-même (médicale, biologique, etc.) n’a-t-elle pas, à partir du xviiie siècle, construit le sexe dans la différence7 ?

À côté de ces deux biais, il existe, dans le féminisme français, une résistance à l’utilisation du « genre » comme catégorie d’analyse féministe. Geneviève Fraisse revendique ainsi une posture « à côté du genre », tant ce terme risque selon elle de renforcer le poids de la « différence des sexes », alors même que, porté par les rapports sociaux de sexe, il devrait en faire une catégorie vide8. Être « à côté du genre » revient à délaisser les définitions et les identités qui portent toujours le risque de renforcer les fixations sexuées pour repérer les lieux et les situations où les sexes sont pensés dans leur disparité ou leur tension. Le féminisme se déploie dans la transformation démocratique des enjeux sexués, les changements d’usage dans toutes les formes de vie, publiques comme privées. La parité est alors une revendication fondamentale pour le féminisme, au nom justement des pratiques de vie.

Il est vraiment très difficile de porter un discours homogène sur le féminisme à partir des relations entre le sexe et le genre. D’un côté, des féministes françaises ont introduit le genre comme un outil nécessaire. De l’autre, le genre a des effets pernicieux sur la libération des femmes. Même si le genre est devenu un concept familier et utile9, il n’est pas la seule entrée dans le féminisme français. Au moins est-il important, tout en reconnaissant son intérêt, d’ajouter qu’il implique du trouble, des définitions qui sont toujours à refaire. Analyser le genre d’un point de vue féministe ne saurait se faire sans mettre en question l’identité sexuée comme entité stable et formatrice du moi. Le concept stabilisant de genre doit toujours être interrogé au profit d’une contingence du genre, pour reprendre une idée de Judith Butler. Être troublé par le genre, c’est alors découvrir qu’il instaure aussi de la discontinuité et de l’incohérence. La « loi » du genre qui produit de l’intelligibilité au nom de la « normalité » de la matrice hétérosexuelle peut bien devenir un spectre. Selon Avital Ronell, Judith Butler a inscrit le genre « du côté du virus10 ». Quel type de propagation inévitable se fait donc à travers le genre malgré sa puissance normalisatrice ? Elle ajoute :

Lorsqu’elle parle des drag-queens comme d’une citation et d’une contamination par une espèce d’image ou du caractère iconique de la femme artificielle, je pense qu’elle élabore quelque chose d’important11.

Le terme « femme » renvoie lui-même à un processus, une expression en construction sans début et sans fin, qui se répand par une stylisation des corps, ce qui suppose des actes et des gestes répétés qui se répandent dans la grande parodie des rapports humains. Les rapports sexués valent comme des rôles. Dans le rôle, on retrouve le sens latin de la personne, persona, un type de personnage. Se tenir à des personnages selon le genre implique qu’il n’y a rien derrière le jeu, aucun fondement, aucune légitimité. Dès lors, le jeu peut varier, comprendre des improvisations, manière d’inaugurer une mobilité du genre, qui permet d’éviter les écueils de l’identité ou de la première personne refermée sur elle-même. Comme l’écrit Irène Théry dans une autre tradition de pensée, le genre n’est pas un attribut des personnes, une qualité des individus mais « une modalité des relations sociales instituées12 ». La fixation dans l’identité de genre vaut comme une obsession du « je », un oubli de l’être social relatif et relationnel. Quel genre de sujet sommes-nous donc ?

Comment devient-on sujet ?

Comment penser un sujet, avec ou malgré le genre ? Plus encore, d’un point de vue féministe, qui a droit au titre de sujet politique dans une société donnée ? À quelles conditions les femmes, comme d’autres dominés, pourraient-elles prétendre à ce statut, ce qui supposerait bien sûr une démocratisation radicale des pratiques, un changement de société ? C’est une question qui a été posée de nombreuses fois dans l’histoire politique. Selon Condorcet, le refus d’accorder aux femmes des droits politiques n’a aucun fondement naturel. Les femmes ont les mêmes capacités de raisonnement que les hommes. Elles doivent donc tout autant pouvoir exprimer leur voix politique par l’intermédiaire du vote : « Voter contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe13 », c’est abjurer ses propres droits, leur faire perdre toute crédibilité. Les femmes, tout comme les autres humains opprimés, doivent devenir des sujets et jouir des mêmes droits que ceux qui prennent déjà part au pouvoir. Sinon, il n’existe pas de sujet de droit.

Mais comment devient-on sujet ? Pour Simone de Beauvoir, qui écrit le Deuxième Sexe en 194914, il est difficile pour une femme de devenir un sujet ou encore de s’approprier une liberté concrète, de déployer un pouvoir d’agir. Ce pouvoir tient, en premier lieu, dans la possibilité de faire contre son destin social, et en second lieu, dans un rayonnement de la subjectivité attachée à un corps non tenu par la différence des sexes. Seulement, les relations de domination témoignent d’une réalité féminine à travers laquelle la femme signifie l’Autre indifférencié de l’homme. Cet Autre, très pauvre à côté de l’identité saturée de l’homme, appartient à une humanité qui n’en est pas une puisqu’elle ne détient pas les propres fins de son existence ; la femme n’existe pas en elle-même. Elle ne se détermine qu’en se différenciant par rapport à l’homme qui, lui, n’a pas besoin de se différencier par rapport à elle : « Elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre15. » Or, le sujet étant pour Beauvoir une conscience incorporée, la femme est corporalisée et sexualisée, ramenée à la matrice hétérosexuelle et aux données de la biologie16. Son corps vécu n’est pas celui de l’homme qui réalise sa liberté dans des situations dont il maîtrise la signification. L’avenir masculin est indéfiniment ouvert. Les femmes, au contraire, font l’expérience d’un monde clos, d’une oppression de la liberté parce que les relations de domination les séparent de leur faculté d’anticipation17. No future, impossible de transformer leur vie contrainte en existence.

Comment devenir alors un sujet, de surcroît politique, sinon par le féminisme, qui vaut comme un oubli du destin des femmes ou un refus de la différence ? Dénonçant la médiation du masculin et la complémentarité factice qu’elle instaure, la femme doit rejoindre l’universalité réservée à l’homme : « Dans ses projets elle s’affirme concrètement comme sujet18. » Elle éprouve sa responsabilité, son autonomie, ayant rejeté sa vie mutilée pour devenir un être humain. Le mouvement féministe a bien ses racines dans le Deuxième Sexe, récit de l’oppression des femmes et d’une libération qu’elles peuvent seules accomplir par une prise de pouvoir sur elles-mêmes, sur leur corps et leur esprit.

Bien sûr, on peut opposer au féminisme de Beauvoir, qui préconise une égalité selon le sujet faisant sien un projet, celui de Luce Irigaray, pour qui l’expérience féministe résiste et sonne ainsi comme une différence irréductible. Avec Irigaray, la domination masculine prend la forme d’une économie masculine de la signification. Cette constitution d’un Autre féminin réduit à la nature et à la matière par le discours empêche de concevoir le féminisme comme un retour à un sujet unique. Plus encore, l’homme n’est pas un sujet universel mais sexué, qui ne laisse pas de « vie subjective » à la femme puisqu’il ne sort pas « d’une dialectique maître-esclave19 ». L’expérience sans grammaire officielle des femmes vaut comme une séparation entre l’univers masculin et l’univers féminin, ce qui amène Irigaray à proposer un essentialisme stratégique, une ontologie féminine subversive dans la culture européenne ou encore un sujet en devenir séparé des modes d’expression dominants. Si l’on peut opposer Beauvoir et Irigaray sur le grand échiquier féministe tant l’une est universaliste et l’autre différencialiste, il n’en reste pas moins le même point de départ : la femme est le sexe, la matière ou la nature. Elle est « annulée20 » dans toute prétention à devenir un sujet à part entière, ou même à se hisser au niveau du genre, le genre supposant bien une expression sociale et intelligible du monde que le rabattement de la femme sur le sexe ne permet pas. Lire ensemble Beauvoir et Irigaray malgré leurs oppositions, c’est abandonner l’évidence imposée de la catégorie « femme » toujours naturalisée au profit du féminisme, lutte politique qui commence par substituer le genre au sexe. Devenir sujet selon le féminisme, c’est d’abord abandonner le corps féminin marqué et sexualisé à l’excès.

On peut alors comprendre pourquoi, depuis Monique Wittig, le féminisme, réduit au sujet politique que sont les « femmes », risque de les enfermer dans des assignations sexuées et dans des pratiques sexuelles balisées ; les femmes ne sauraient être perçues et naturalisées comme un groupe social d’un type particulier. « Homme » et « femme » sont des concepts constituant ontologiquement les femmes en autres alors que, dans le même mouvement, les hommes ne sont pas appréhendés comme différents. L’horizon de l’émancipation, dont la lesbienne est une figure, selon Wittig, signe leur disparition :

C’est bien dire que pour nous il ne peut plus y avoir de femmes, ni d’hommes, qu’en tant que classes et qu’en tant que catégories de pensées et de langage, ils doivent disparaître politiquement, économiquement, idéologiquement21.

Si le féminisme est un combat en faveur de la liberté et de l’égalité, il doit pouvoir se faire au nom de l’établissement d’un pouvoir d’agir que toutes les identifications, surtout quand elles rappellent des relations de domination et d’exploitation, ne peuvent que fausser et empêcher. Le féminisme ne saurait non plus se limiter aux « femmes » puisque ces dernières n’ont pas les moyens de se rassembler en une unité qui leur ferait acquérir une réciprocité dans leurs relations avec les hommes. Se référer au féminisme plutôt qu’aux femmes, c’est rappeler combien ces dernières restent divisées entre elles et ne représentent nullement un sujet politique uni. Partout dans le monde, les femmes sont séparées par les classes, les castes et les constructions ethniques ou nationales ; ces divisions sont l’œuvre du système général de domination patriarcale et un instrument stratégique astucieux avec lequel régner, c’est diviser. La domination masculine peut ainsi être préservée de toute révolte sexuée des femmes unitaires, d’autant que la « différence des sexes » valorise ce qu’elles ont de complémentaire avec les hommes. Quel est alors le sujet du féminisme ? Sans doute faut-il envisager la possibilité de la libération chez Beauvoir comme la constitution d’un sujet politique affranchi des différences sexuées. Toutefois, cette libération suppose le détour par le genre qui inscrit les rapports de sexe dans la mise en question de toute naturalisation. Le genre témoigne de l’aspect construit et artificiel des rapports sexués et de la sexualité elle-même. Être féministe, c’est penser un devenir sujet pour les opprimé(e)s, l’appropriation d’une liberté et d’une égalité dont la révélation passe par la visibilité conférée au genre. S’il est difficile de définir le féminisme à travers les rapports du sexe et du genre, il n’en reste pas moins que le genre est un outil efficace pour donner de la visibilité à des partages injustes, et pour dénoncer les inégalités entre les femmes et les hommes. Toutefois, le combat féministe doit être compris à travers la nécessité de constituer les femmes comme des sujets de droit au même titre que les hommes. Plus encore, une femme doit pouvoir se constituer comme sujet de son existence, ce qui suppose de reconnaître la pertinence de la visée d’indépendance contre les dépendances multiples qui déterminent la condition féminine.

Cette question du sujet permet de repenser la notion de « genre » dans la mesure où être féministe suppose un pouvoir d’agir libérateur, une capacité à sortir de soi pour envisager une déformation des normes du genre et une subversion de la hiérarchie sexuée.

Le féminisme ou la subversion des places22

Le féminisme peut-il endosser cet habit d’une élaboration des subjectivités politiques qui suppose l’institution d’un nouvel espace public ? Il s’agit bien de rendre possible, à travers l’expérience des luttes politiques féministes, de nouvelles formes de gouvernement de soi et des autres aptes à percer et à faire vaciller la belle unité fermée du monde du pouvoir. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir en appelle à un pouvoir d’agir du sujet, pouvoir d’agir historiquement refusé aux femmes mais également, écrit-elle, à tous les autres immédiatement considérés comme suspects car adossés à une étrangeté comprise comme dangereuse du point de vue de collectivités structurées par leur fermeture : les juifs sont des « autres » pour les antisémites, les Noirs pour les racistes américains, les indigènes pour les colons, les prolétaires pour les classes possédantes23. Bien sûr, aujourd’hui, il faudrait ajouter les musulmans pour les défenseurs d’un Occident exclusivement chrétien. La question posée par le féminisme devient selon Simone de Beauvoir la suivante : comment peut-on déployer un pouvoir d’agir alors même que la collectivité ne vous reconnaît pas et vous enferme dans une identité négative parce que votre appartenance à cette collectivité est posée comme impossible, rendue indésirable ? Il s’agit alors de penser le féminisme comme un combat théorique et politique pour quitter une place qui n’en est pas une. Le féminisme est une subversion des places au nom de l’égalité des voix ; il est foncièrement démocratique. Plus encore, dans le cas des femmes, l’enjeu est bien de déjouer une relation sur le mode de la complémentarité fabriquée avec les hommes à l’avantage de ces derniers, de la connivence instaurée à partir d’un partage des rôles qui ramène les femmes à la sphère privée et les hommes à l’espace public.

Être féministe, c’est en venir à refuser un destin injuste qui tient à des fixations identitaires construites pour partager illégitimement les humains en sujets et en objets, en êtres indépendants et en êtres dépendants. Être féministe, c’est, de ce fait, constituer une solidarité de toutes celles et de tous ceux que l’on marque du sceau de la vulnérabilité. Il s’agit bien de renouer avec le chemin de la liberté malgré les marquages du pouvoir pour justifier son existence. Ce pouvoir s’exprime à travers le privilège de ceux qui sont déjà considérés comme des sujets ayant les moyens concrets d’ouvrir les situations et de vivre à travers des projets qui posent leur réalité subjective. Il existe, note Beauvoir, un drame de la femme dont il faut briser le prolongement24. Tout comme le migrant, le musulman, le Noir ou le juif, la femme est rendue invisible, non reconnue et interpellée ; elle n’arrive pas à se constituer concrètement ou socialement comme sujet libre détenteur d’une capacité d’agir. Cette analogie, construite par Beauvoir, n’est nullement caduque aujourd’hui. Si les revendications d’égalité et de liberté des femmes – ce qu’engage bien la réflexion sur le pouvoir d’agir – sont devenues des évidences socialement partageables, les épreuves d’inégalité et d’aliénation se sont reconstituées et tendent aujourd’hui encore à faire disparaître des processus de décisions des catégories entières de femmes en les privant de voix.

Dans cette perspective, le féminisme qui s’établit « au nom des femmes » sans être fermé sur la seule situation des femmes redevient une pratique de contestation des attendus de genre encore en vigueur dans l’expérience démocratique. Il ne suffit plus de comprendre l’individu comme un être prompt à la révolte au nom de l’égalité des voix ou de l’expression démocratique, encore faut-il reconnaître qu’il détient un pouvoir. Ce souhait est bien le souhait féministe à même de combiner la liberté et l’égalité :

C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirions pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté25.

Le pouvoir d’agir féministe passe par une capacité à comprendre les assujettissements, à les dépasser et à les défaire. Il implique dès lors une manière de se gouverner et la mise en place d’une politique de résistance aux normes sexuées. Le féminisme déploie ainsi une expérience hautement démocratique qui en vient à contester toutes les formes d’assujettissement et d’exploitation. Il est le nom de la démocratie comme processus capable de faire craquer des conceptions de la collectivité humaine où le pouvoir des uns produit l’exclusion des autres.

Sexualité et amour

Si le féminisme se définit comme une subversion des places, alors il ne peut que dénaturaliser et politiser la sexualité. Plus encore, il doit mettre en cause la domination exercée par l’hétérosexualité. Montrer que l’hétérosexualité a été construite comme la normalité pour asseoir des rapports conjugaux codifiés et faire de la famille le pôle le plus actif de la sexualité est une préoccupation féministe. Les thèses de Michel Foucault, selon lesquelles la sexualité a été spécifiée pour transposer la question du plaisir dans la sphère de l’alliance et rendre légitime une sexualité majoritaire hétérosexuelle contre une sexualité minoritaire homosexuelle, sont essentielles pour le féminisme. Dans la Volonté de savoir, Foucault montre que les structures discursives et les systèmes de représentation déterminent la production des significations sexuelles et organisent les perceptions individuelles de telle sorte qu’elles perpétuent et reproduisent les fondements du privilège hétérosexuel. La sexualité n’est pas une réalité objective et naturelle, mais plutôt l’instrument nécessaire et l’effet particulier de tout un ensemble de stratégies :

Il ne faut pas la concevoir [la sexualité] comme une sorte de donnée de nature que le pouvoir essaierait de mater, ou comme un domaine obscur que le savoir tenterait peu à peu de dévoiler26.

La sexualité n’est pas un objet de connaissance mais un effet de pouvoir. Pour Foucault, l’homosexualité peut ainsi porter des modes de résistance au modèle dominant, des manières d’être sexuelles plus à même d’ouvrir de nouvelles voies, de nouvelles relations. Il existe une dynamique des mouvements gays et lesbiens qui tient dans le refus des modes de vie proposés ; en faisant « du choix sexuel l’opérateur d’un changement d’existence27 », de nouvelles formes de relations peuvent se nouer qui échappent non seulement à toute domination sexuée mais aussi à toute tentation identitaire ; jouer la mobilité du désir plutôt que la reconnaissance28. Les modes de vie sexuels peuvent créer des formes culturelles puisqu’ils permettent à la fois l’invention de soi et la réouverture du monde relationnel29. Si les mouvements féministes ont su capter cette double figure foucaldienne de la résistance et de la création sociale tant elle est opérationnelle pour lutter contre l’hétéro-normalité et la hiérarchie du genre qu’elle fabrique, comment, à partir de ce modèle, repenser la sexualité hétérosexuelle ? Mais, plus encore, ne risque-t-on pas avec Foucault d’introduire des partages dans les modes de vie sexuels, et finalement, de reproduire des identités sexuelles liées à l’alliance pour les hétérosexuels et à la transformation de soi et des relations pour les homosexuels ?

Le plus intéressant chez Foucault est sans doute l’insistance sur les modes de vie différents nés des relations de désir. Le féminisme ne peut qu’être à l’écoute de ces formes de déprise de soi qui aboutissent à de nouvelles relations entre les individus par des technologies de soi qui déjouent les stéréotypes de la domination masculine. Peut-être faudrait-il faire un pas de plus, lier la question du désir à celle de l’amour. J’ai toujours été intriguée par un petit texte de Pierre Bourdieu dans la Domination masculine, « Post-scriptum sur la domination et l’amour ». Bourdieu se demande comment penser une limite à la satisfaction qui accompagne souvent le travail du sociologue, ce qu’il nomme alors un « plaisir de désillusionner ». Certes, dans la Domination masculine, on peut imaginer que ce plaisir a largement eu sa place tant les relations de genre font l’épreuve du désenchantement, y compris dans leurs manifestations les plus inconscientes et les plus apparemment esthétiques. Toutefois, on peut penser une limite à la domination masculine pour Bourdieu. Elle se jouerait dans l’amour, et parfois dans l’amitié. Il existe un « amour pur », fragile, rare bien évidemment et inventé historiquement de manière récente. Toutefois, il procure des « expériences d’exception » et il est fondé sur une postulation d’égalité qui évite tout emballement ou surenchère de la domination :

Le sujet amoureux ne peut obtenir la reconnaissance que d’un autre sujet, mais qui abdique, comme lui-même, l’intention de dominer. Il remet librement sa liberté à un maître qui lui remet lui-même la sienne, coïncidant avec lui dans un acte de libre aliénation indéfiniment affirmé30.

L’amour est une expérience d’exception qui rompt, pour un moment plus ou moins long, la hiérarchie du genre. D’une certaine manière, l’amour défini par Bourdieu s’engage dans un processus de vie non conventionnel proche de ce que Foucault avance avec la création de formes culturelles, la transformation de soi et les nouvelles relations sociales. Si la question de l’amour est toujours un écueil pour la pensée féministe à la différence de celle du désir sexuel, ne faut-il pas malgré tout tenter de lui faire une place dans une lutte politique qui déconstruit les rapports de pouvoir ? L’amour, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel, ne peut-il pas valoir comme la transposition de la question de l’égalité dans les relations interpersonnelles, égalité alors attachée à la place du désir, et d’un désir sans identité ? Certes, on sait bien toutes les embûches de l’expérience amoureuse pour le féminisme. Mais peut-on promettre le féminisme sans faire une place à l’expérience amoureuse ? D’autant que le désir et l’amour signent l’importance de l’individu relationnel et autorisent une critique de l’identité puisqu’ils conduisent hors de soi. Surtout, ils rendent compte d’un féminisme ordinaire qui passe par l’invention de modes de vie enracinés dans des relations qui peuvent rester en dehors des institutions et suspendre la domination masculine ou l’hétéro-normalité.

  • *.

    Professeur à l’université de Bordeaux, elle vient de publier Faut-il se révolter ?, Paris, Bayard, 2012.

  • 1.

    Sur les différents usages américains du genre, voir Éric Fassin, « Le genre aux États-Unis », dans C. Bard, C. Baudelot, J. Mossuz-Lavau (sous la dir. de), Quand les femmes s’en mêlent, Paris, La Martinière, 2004.

  • 2.

    Christine Delphy, « Penser le genre : quels problèmes ? », dans Sexe et genre, Paris, Cnrs Éditions, 1991, rééd. 2002, p. 92.

  • 3.

    Christine Delphy, Classer, dominer, Paris, La Fabrique, 2008, p. 7.

  • 4.

    Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Côté-femmes, 1992, p. 225.

  • 5.

    Françoise Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 291.

  • 6.

    F. Héritier, Une pensée en mouvement, Paris, Odile Jacob, 2009, p. 142-151.

  • 7.

    Thomas Laqueur, la Fabrique du sexe, Paris, Gallimard, 1999, pour la traduction française.

  • 8.

    Geneviève Fraisse, À côté du genre, Lormont/Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2010.

  • 9.

    Voir Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey et Claude Zaidman (sous la dir. de), le Genre comme catégorie d’analyse, Paris, L’Harmattan, 2003.

  • 10.

    Avital Ronell, Entretiens avec Avital Ronell, Paris, Stock, 2006 pour la traduction française, p. 115.

  • 11.

    Ibid., p. 50.

  • 12.

    Irène Théry, la Distinction de sexe, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 13.

  • 13.

    Condorcet, « Sur l’admission des femmes au droit de cité », dans Écrits féministes, Paris, Flammarion, 2010, p. 67.

  • 14.

    Le droit de vote est accordé en France aux femmes en 1944 par un décret du gouvernement provisoire de la République présidé par de Gaulle.

  • 15.

    Simone de Beauvoir, le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949, coll. « Folio essais », 1976, t. I, p. 15.

  • 16.

    Ibid., p. 35 : « La femme ? C’est bien simple, disent les amateurs de formules simples : elle est une matrice, un ovaire ; elle est une femelle : ce mot suffit à la définir. »

  • 17.

    Michel Kail, Simone de Beauvoir philosophe, Paris, Puf, 2006, p. 41-81.

  • 18.

    S. de Beauvoir, le Deuxième Sexe, op. cit., t. II, p. 597.

  • 19.

    Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit, 1984, p. 17.

  • 20.

    Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 pour la traduction française, p. 78.

  • 21.

    Monique Wittig, la Pensée straight, Paris, Éd. Amsterdam, 2007, p. 59.

  • 22.

    Sur le féminisme comme subversion des places, je me permets de renvoyer à Fabienne Brugère, Faut-il se révolter ?, op. cit., chap. 3 : « Au nom du féminisme ».

  • 23.

    S. de Beauvoir, le Deuxième Sexe, op. cit., p. 18.

  • 24.

    Ibid., p. 31.

  • 25.

    S. de Beauvoir, le Deuxième Sexe, op. cit., p. 32.

  • 26.

    Michel Foucault, la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 139.

  • 27.

    Id., « Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. IV, p. 295.

  • 28.

    Voir David Halperin, Saint Foucault, trad. par Didier Eribon, Paris, Epel, 2000, p. 91-95.

  • 29.

    M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel », dans Dits et Écrits, op. cit., p. 309.

  • 30.

    Pierre Bourdieu, la Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 119.

Fabienne Brugère

Professeure de philosophie à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et membre de son Conseil d’administration,, elle est notamment l’auteure de L’Éthique du « care » (Puf, coll. « Que sais-je ? », 2017). 

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