
Tensions sexuelles. État des lieux sur le sexe et les sexualités
Des révolutions de l’orgasme aux nouvelles nativités, en passant par les sex wars et le droit au sexe, quelques ouvrages récemment parus permettent de dresser un état des lieux des inventions et des obsessions sexuelles du temps présent.
La lecture d’ouvrages récents sur le sexe et la sexualité n’est pas toujours jouissive, loin s’en faut. On se sentirait plutôt en accord par moment avec Mallarmé et son célèbre vers : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Et comme lui, on préfèrerait continuer : « Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres / D'être parmi l’écume inconnue et les cieux ! » Fuir à la mer ou à la montagne, voyager, éprouver d’autres plaisirs, chercher de l’air non pas sous la couette, mais ailleurs dans la vie… Pourtant, même quand, comme le disait avec sagesse et malice une vieille dame (pas du tout résignée), « Tout cela n’est plus pour nous ! », à propos des inventions et des obsessions sexuelles du temps présent, il n’est pas inutile de comprendre ce qu’y s’y passe et s’y joue d’important. Je tente de le faire ici à partir de quelques ouvrages récemment parus qui, bien entendu, ne couvrent qu’une partie des multiples questions, anciennes et récentes, soulevées aujourd’hui par les sexualités.
Perspectives euphoriques
La vieille dame aurait sans doute suscité les protestations de l’autrice, « sexologue, psychologue et addictologue », des Révolutions de l’orgasme : les magazines du bien-être comme la médecine psycho-sexologique spécialisée ne nous assurent-ils pas que « c’est possible » à tous les âges1 ? On s’inscrit ici dans la ligne de l’optimisation de nos vies, du mieux-être de soi avec soi – pour, évidemment, l’être davantage avec les autres. Le livre tient les promesses du titre en faisant le point sur tout qu’on sait et ne sait pas (encore) en matière d’orgasme réussi.
Les échecs du sexe et de la sexualité, vécus dans des corps disposant d’atouts inégalement répartis dès le début ou tout au long de la vie, sont renvoyés à l’ignorance ou aux préjugés, et non à quelque malédiction depuis les origines et à d’autres limites intrinsèques. Des capacités orgastiques clitoridiennes et prostatiques (qui rapprochent la condition sexuelle des femmes et des hommes) aux nouvelles possibilités offertes à l’extime et au distanciel dans « les nouveaux mondes de la sexualité » (la pandémie aurait accru la démocratisation des sex toys et de la cyber-sexualité, favorisé le passage « du Moi-peau au Moi-cyborg », voire la perspective d’orgasmes du futur sous forme d’avatars, de métavers et de « trans@sexualité »…) en passant par l’inventivité pornographique et l’addiction sexuelle (en forte hausse chez les femmes), ou encore par l’orgasme « dé-génitalisé » : tout conspire aux révolutions récentes de l’orgasme. L’autrice fait bien entendu les mises en garde ordinaires (à propos des effets induits de l’addiction pornographique, par exemple), mais la visée est bien de proclamer pour toutes et tous la bonne nouvelle de l’accès, en permanence et sans culpabilité d’en faire trop, aux « délicieux tourments de la petite mort » (selon la quatrième de couverture).
Sans surprise, exposant les théories de la sexualité, elle préfère Wilhelm Reich, pourtant fort mécaniste dans sa conception de l’orgasme, et Herbert Marcuse, qui pense qu’Éros est bon pour la civilisation, à Freud et surtout à Lacan, « avec son effacement du corps et de la rencontre (au profit du langage et du désir) ». Dans la ligne de tout le développement personnel, elle entend révéler des atouts (du corps) longtemps ignorés ou occultés, des capacités inconnues, avec ou sans partenaire. C’est un objectif de sexe purement positif. Subsistent des parts d’ombre, certes, mais les solutions techniques pour les éliminer existent, avec des promesses civilisationnelles de surcroît : la réussite d’Éros individuel éliminera l’agressivité collective, assure l’autrice, car il a la capacité « de réconcilier et transcender pulsion de mort et de vie ».
Tout cela gagne à être connu, mais la célébration sans réserve des triomphes de l’orgasme et de ses vertus ne devrait pas en ignorer des failles, le versant moins glorieux. Par exemple, que sous un habillage humaniste et féministe, la promotion de l’orgasme dans la société hédoniste et consumériste dissimule aussi un immense marché de la sex tech, destiné à celles et ceux qui en ont les moyens et la liberté de l’utiliser, et une grande pauvreté de l’intime, ou la frustration de n’en avoir jamais assez. Et que, sous l’euphorie, subsistent les épines et les épreuves de l’amour, ainsi que les troubles dans le genre, et surtout les féminicides et les violences faites aux femmes, partout dans le monde.
Chronique des sex wars
Les progrès de l’orgasme pour tous n’ont pas amené non plus la paix sur les fronts où s’exprime la colère et même la rage : celles des féministes et des tendances plus radicales regroupées autour des LGBTQIA (lesbian, gay, bisexual, trans, queer, intersex, asexual), auxquels s’ajoutent les P (pansexual), les O (omnisexual) et d’autres encore. On ne peut dire que la sérénité y soit de mise : toutes sont traversées par de multiples dissensions, sur les sujets de fond comme sur la stratégie à adopter dans les luttes contre la majorité « hétéronormative ». Nées après la nouvelle donne sexuelle des années 1960-1970, elles s’inscrivent dans une histoire déjà longue, où s’opposent des théories et des pratiques diversifiées et contrastées, portées par des groupes radicaux et activistes.
Dans l’histoire des sexualités non « hétéros », c’est la désunion entre les nombreuses autrices théoriciennes (et quelques auteurs) qui semble la règle. Cornelia Möser en donne une idée dans sa description détaillée des sex wars, c’est-à-dire des multiples conceptions antagoniques et des polémiques parfois virulentes, contradictoires et enchevêtrées à souhait, qui ont agité et agitent toujours, depuis les années 1960, le vaste front réuni contre la culture patriarcale et la famille procréative, censées appauvrir et mutiler la vie sexuelle, en particulier celle des femmes qui en sont les piliers comme épouses et mères2… Les féministes ont été rejointes dans ce combat après les années 1960 par les sexualités gays, puis queers, et d’autres encore. L’observateur extérieur relève, entre autres, que ce n’est pas le grand amour entre lesbiennes et gays3. Et que les militantes féministes étaient et sont elles-mêmes loin de constituer un front uni – une division qui se prolonge même après que le mouvement #MeToo leur a donné un nouveau souffle en posant la question essentielle du consentement4. Elles oscillent globalement entre une sensibilité préoccupée de l’étouffement de la sexualité, de la misère sexuelle généralisée due au patriarcat genré, et une autre tendance, politisée, qui met en avant les injustices dues au « capitalisme patriarcal » prédateur (inégalités socio-économiques, raciales, culturelles) empêchant toute véritable libération sexuelle. L’accès au sexe et à l’orgasme sans les conditions sociopolitiques qui le permettent est, sauf pour les minorités privilégiées disposant des moyens matériels et immatériels pour l’assurer, de la « foutaise », de l’exploitation (dans la prostitution, par exemple) ou de la frustration à laquelle aucun sex toy ne saurait remédier.
Mais des questions redoutables se posent alors : le sexe sans la libération sexuelle n’a-t-il aucun sens ? Le sexe pratiqué dans certains milieux défavorisés, marqué par des violences (« une culture du viol » sur les femmes noires notamment), mais aussi le désir de sexe toujours présent, sont-ils méprisables ? Le racisme n’est pas loin. De même, le « travail du sexe » (celui des prostituées) doit-il être interdit ? C’est présupposer que ce « travail » ne correspond à aucun désir de sexe, ou à un désir perverti d’avance et dévoyé par le commerce. Par ailleurs, la violence inhérente aux relations hétérosexuelles dans le patriarcat ne présuppose-t-elle pas que toute féministe soit lesbienne ou queer, etc., et donc s’abstienne de relations hétérosexuelles ? Cette option a été assez largement partagée un temps (ce n’était pourtant pas la position de Simone de Beauvoir, pour qui, nonobstant sa critique radicale de la condition féminine sous le patriarcat, la libération sexuelle des femmes se ferait nécessairement dans le cadre familialiste et capitaliste). Mais le conflit le plus vif éclata au début des années 1980 à propos du jugement à porter sur la pornographie, de plus en plus démocratisée voire populaire, accessible à tous (et regardée par des personnes de plus en plus jeunes, aussi par les femmes), et du sadomasochisme, pratiqué même par les féministes5.
Quel droit au sexe ?
L’idée est que la sexualité dans ses multiples expressions n’est pas uniquement un lieu d’oppression et de violence pour les femmes et les minorités dominées, mais un lieu de tensions et d’appropriations diversifiées, où les doutes, les incertitudes, les zones grises, les situations inédites sont nombreuses. L’autrice d’origine indienne Amia Srinivasan en analyse quelques-unes avec subtilité dans un livre récent, Le droit au sexe, en les tirant de l’actualité sexuelle américaine, anglaise et indienne. Ainsi du viol de femmes noires, justifié et excusé par les violeurs (mâles blancs) à partir d’arguments culturels, en fait racistes, sur la sexualité débordante de leurs victimes, qui pratiqueraient une véritable « conspiration contre les hommes ». Ainsi du « fait de ne pas coucher avec ses étudiant·es » : la législation (qui interdit cette pratique) est claire, mais ne résout pas les questions d’érotisation de la relation entre enseignants et étudiants. Ainsi de la question du porno : les jeunes (garçons surtout) appartenant à la première génération qui a « véritablement grandi avec la pornographie en ligne », pour qui donc les écrans ont été le lieu de l’apprentissage de la sexualité, sont-ils définitivement incapables de faire la différence entre les fantasmes (d’actes sexuels violents) et la réalité des relations sexuelles ? Qu’est-ce qui est réellement dommageable dans le visionnage de ces films par des jeunes, garçons et filles ?
Le titre du livre de Srinivasan est tiré d’un article célèbre (devenu le chapitre central de son livre) sur l’auteur (blanc) d’un massacre qui invoquait dans un mémoire, comme excuse de sa haine, le fait qu’il avait lui aussi droit à une vie heureuse, « mais j’ai été mis l’écart et rejeté, forcé d’endurer une existence de solitude et d’insignifiance, tout ça parce que les femelles de l’espèce humaine étaient incapables de voir la valeur de ma personne ». A priori, on a envie de rire devant cet incel (involuntary celibate) qui accuse la cruauté féminine de l’avoir privé de sexe. Sa qualité de mâle blanc ne méritait pas ça : au contraire, elle lui donnait une « sur-légitimité »par rapport aux hommes noirs à avoir des relations sexuelles avec des femmes blondes. Cela paraît extravagant, mais à y regarder de plus près, un nombre non négligeable de crimes aux États-Unis et ailleurs, dont des massacres parfois de dizaines d’innocents dans des écoles, sont justifiés par de tels ressentiments devenus des haines incommensurables. Le mémoire de l’assassin (soutenu par des groupes imposants d’incels) ainsi que l’article d’Amia Srinivasan ont suscité des discussions intenses et posé de nombreuses questions sur ce prétendu « droit au sexe ». Après tout, cette revendication est logique s’il y a un droit à l’orgasme pour tous… La société des droits n’est-elle pas aussi celle des mortelles jalousies ?
Amia Srinivasan met aussi le doigt sur des conséquences souvent inaperçues de certaines décisions en matière de sexualité, comme celles de la pénalisation ou au contraire de la dépénalisation d’activités et de crimes sexuels. Notant la tendance croissante des féministes, activistes ou non, à demander à l’État le durcissement des législations contre les délits et crimes sexuels, elle fait remarquer qu’il satisfait avant tout la demande sécuritaire des femmes des classes supérieures et moyennes, bourgeoises donc, mais qu’immanquablement, elle fragilise les femmes des classes inférieures (donc des femmes noires aux États-Unis ou indigènes en Amérique Latine, ou des basses castes indiennes), par exemple celles dont le compagnon violeur est condamné à des peines de prison longues. De son côté, la prostitution est perçue par la plupart des féministes « comme un condensé de la condition des femmes en régime patriarcal », c’est-à-dire de la violence et de l’inégalité en matière de relations sexuelles. Mais si l’activité des travailleuses du sexe est interdite ou soumise à des restrictions, elles sont condamnées au chômage et, si elles travaillent « au noir », les risques (de santé, de sécurité, de verbalisation et de violences policières) sont la règle. La dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse dans de nombreux pays ne vient-elle pas précisément du constat que sa pénalisation (exigée en particulier par des religieux intransigeants), non seulement n’en diminue pas le nombre, mais fait courir des risques bien supérieurs aux femmes pauvres quand elles décident d’avorter clandestinement ? Cette sensibilité féministe « intersectionnelle » (aux discriminations différentes vécues selon les classes sociales et à leurs conséquences sexuelles différentes pour les femmes blanches et les femmes noires ou indigènes) est sans doute bien plus marquée en Amérique du Nord et du Sud qu’en Europe, et, pour cette raison, elle suscite aussi une critique féministe bien plus radicale de l’inégalité sociale en matière sexuelle que chez les féministes françaises et européennes.
Réserves anthropologiques
On a un autre son de cloche avec Sexualités, sociétés, nativités, une « enquête anthropologique » ambitieuse de Emmanuel Désveaux6. À vrai dire, cet auteur, anthropologue de l’école de Lévi-Strauss, reprend des thèses qu’il avait déjà avancées il y a dix ans dans Avant le genre, qui avait suscité plus que des réserves7. La couleur de ses positions est annoncée par les deux questions qui ouvrent son nouveau livre : « Comment en sommes-nous arrivés à trouver légitime, banale, sinon normale, la PMA, autrement dit l’insémination artificielle des femmes ? Comment se fait-il que la pornographie soit devenue le spectacle le plus fréquenté aujourd’hui en Occident, serait-ce de façon virtuelle, par le biais de l’Internet ? » Il s’agit de comprendre ce que sont devenus, aux yeux de l’Occident, la relation sexuelle et la procréation, de débusquer la structure sous-jacente (ou le non-dit) des pratiques actuelles. Bonnes questions après tout : quelles que soient les réponses, peut-être contestables et objets de critiques, un écart par rapport aux consensus actuels autour de la libération sexuelle, en passe de constituer la dernière bien-pensance, n’est pas inutile.
Pour répondre à sa double question initiale, l’enquête propose un triple parcours : « Ailleurs », c’est-à-dire dans les cultures étudiées par les grands anthropologues, puis « En Occident » à partir de l’époque gréco-romaine jusqu’au xviiie siècle en passant par le Moyen Âge, la Renaissance et l’Âge classique, et enfin « Hic et nunc », c’est-à-dire à l’époque contemporaine. Pour la méthode, Emmanuel Désveaux revient, dans la première partie, sur les données ethnographiques recueillies et interprétées par les grands anthropologues du xxe siècle (en premier lieu son maître Claude Lévi-Strauss) ; dans la seconde partie, il confronte pour chaque époque des textes d’auteurs, en marquant aussi le rôle du christianisme, avec son rejet de la dimension érotique au profit de la reproduction, ou des « nativités ». Il y a là beaucoup d’informations inédites, notamment sur la forme historique des relations sexuelles et sur la compréhension (ou non) de la reproduction biologique humaine, de ses causes et de ses effets, compréhension clairement liée à la présence – ou non – et à l’observation des animaux d’élevage. La troisième partie tente d’établir, comme un stade ultime, les liens invisibles mais cohérents qui réunissent des phénomènes contemporains aussi divers que la pornographie, #MeToo, la procréation médicalement assistée et l’éviction de plus en plus accentuée du père, sans oublier le déclin de l’influence chrétienne sur les comportements sexuels (après que la période purement nataliste – et puritaine – avait été relayée aux xixe et xxe siècles par une tentative de conciliation du plaisir et de l’ouverture à la procréation).
L’analyse de chacun de ces phénomènes – en particulier de la pornographie, envisagée moins dans ses effets malsains sur les relations sexuelles que dans ses causes, l’évolution des « préférences » pornographiques (fellation et sodomie), et les rapports d’influence ou de reflet de ces dernières avec les mutations de la société – est à la fois remarquable et surprenante. Emmanuel Désveaux constate que « son émergence et son incrustation [celles de la pornographie] dans l’espace social de nos sociétés sont parfaitement synchrones des principales étapes de la “libération des femmes” ». Avec cette dernière, due à la légalisation de la contraception chimique, de l’avortement et du divorce par consentement mutuel, la femme est devenue « seule responsable de son corps ». La pilule l’a « affranchie du contrôle de son partenaire » ; elle n’a plus besoin de sa confiance pour la conception d’un enfant. Elle a pris le pouvoir sur sa vie sexuelle et la décision de procréation, ce qui a entraîné l’effondrement du mariage « comme dispositif institutionnel lourd de certification de la paternité ». Dans cette logique, Emmanuel Désveaux voit venir, à divers indices, le moment de la généralisation de la PMA, l’insémination artificielle des femmes passant d’une visée thérapeutique à une technique médicale banale destinée à toutes les femmes qui veulent procréer. C’est la « traçabilité biologique », une « technique vétérinaire », qui fait alors foi. Le triomphe de la technique biologique dans la procréation et de la technique pornographique pour représenter les rapports sexuels, avec les dissociations qu’elles impliquent entre le spirituel et le charnel par exemple, indique ainsi l’état des lieux des rapports sexuels et de la procréation en Occident : une alliance inédite entre biologie et technologie, « un alignement de la procréation humaine sur l’élevage animal » (quatrième de couverture).
Emmanuel Désveaux donne parfois l’impression de choisir uniquement les faits et les interprétations qui soutiennent sa thèse critique sur la sociabilité occidentale en matière de sexualité et de procréation. Mais le pire est-il toujours sûr ? On ne peut pas exclure une banalisation de la pornographie telle qu’elle subisse à son tour, sinon un rejet ou un abandon improbables, du moins un manque d’intérêt de plus en plus marqué dans les générations qui ont grandi avec la pornographie en ligne (même si la capacité de cette dernière à se réinventer est grande). Il en va de même pour la PMA, pour laquelle les difficultés techniques restent considérables et la réussite aléatoire, et où, malgré le militantisme pour étendre son usage, un retournement de tendance n’est pas du tout exclu. À propos du mouvement #MeToo, Emmanuel Désveaux interprète sa naissance et son expansion comme une conséquence de l’égalité et de la parité hommes/femmes dans l’espace public professionnel : « L’Occident avalise la disjonction de la femme et de l’univers domestique et entérine le fait que la scène professionnelle doit atteindre un degré de neutralité absolue où la séduction, abusive ou non, doit être totalement bannie. » On a aussi parlé, à propos de #MeToo, d’un retour annoncé de l’esprit puritain chez les femmes, mais Emmanuel Désveaux ne mentionne pratiquement pas l’essentiel : le refus de la violence ordinaire (et tacitement admise) que les femmes subissent de la part de la gent masculine et donc la question essentielle du consentement. Les réserves de l’anthropologue à l’encontre d’une certaine doxa libérale-libertaire ne sont pas scandaleuses : même si les choix de sa grille de lecture sont discutables, il donne utilement un coup de pied dans la fourmilière des évidences reçues en donnant à penser autrement. Mais on peut se demander si des arguments sociologiques plus immédiats, comme l’optimisation de la vie en fonction des désirs d’épanouissement personnel maximal, en l’absence de tout motif supérieur de « renoncement », ne rendent pas mieux compte des réalités sexuelles actuelles, qui ne sont pas figées dans un socle moderne définitif.
***
En fin de compte, un aspect frappant dans ces débats et ces analyses sur l’état des lieux en matière de sexualité, c’est l’absence des enfants : ils sont devenus une autre question, une autre sphère de réalité. Alors que toute relation sexuelle, encore dans les temps modernes, était liée sinon vouée à la conception d’enfants (et souvent sous le couperet de sa menace), on en est à une scission radicale entre rapports sexuels et engendrement, les « accidents » qui se produisent encore étant réparés par l’IVG légalisée. La sexualité et l’enfant sont devenus deux choses différentes. Avoir des enfants et la vie familiale, sociale et relationnelle qu’ils impliquent est un choix, ne pas en avoir n’est pas une fatalité. La bénédiction qu’ils représentent dans une longue tradition (biblique, par exemple), c’est fini. La proposition de généraliser la PMA, moyen sûr de désignation – ou non – du père quelle que soit la « famille » (hétéro, homo ou monoparentale), reflète aussi cet écart désormais intériorisé.
Les enfants seraient-ils une gêne pour la vie sexuelle ? On entend plus d’une fois dire (et le mot est rappelé par une des autrices) que « le mariage tue l’amour ». Sans doute parle-t-on de son institution officielle dans la durée… et la responsabilité. En effet, toutes celles et ceux qui ont eu des enfants savent que leur arrivée désirée (qui ne coïncide plus du tout avec le mariage) a changé leur vie, y compris très concrètement : elle ne limite pas « la joie de l’amour » (comme dit le pape François), mais la liberté de le faire.
C’est aussi qu’on ne compte plus sur les enfants, non seulement pour l’avenir collectif mais aussi pour l’avenir personnel. Si on les a, ils sont d’abord pour soi, pour se réaliser soi hic et nunc, pour augmenter et optimiser sa vie active. On est loin de la réaction spontanée d’une femme « du peuple », entendue il y a longtemps : « Mais c’est aussi pour ça qu’on se marie ! » Dans sa bouche, cela signifiait : avoir des enfants pour qu’ils soient là et nous soutiennent dans notre vieillesse, à la fin de notre vie. Rêve naïf, bien sûr : nous n’en sommes plus là à l’heure de la sécurité sociale, de l’assurance vieillesse et… de la dispersion des familles. En même temps, au moment où l’on discute de la fin de vie et de l’aide active à mourir, ces paroles rappellent un manque devenu criant : l’accompagnement en fin de vie. Un manque tellement intériorisé que des personnes qui restent accompagnées par des proches ne veulent pas être un poids ni une gêne pour eux : elles préfèrent une aide active pour partir plus vite ! Étrange déni, non seulement de sa propre finitude, mais aussi de celle des autres.
- 1. Magali Croset-Calisto, Les Révolutions de l’orgasme, Paris, L’Observatoire, 2022.
- 2. Cornelia Moser, Libérations sexuelles. Une histoire des pensées féministes et queers sur la sexualité, Paris, La Découverte, 2022. Voir aussi Jeffrey Weeks, Écrire l’histoire des sexualités, trad. par Samuel Baudry, Baudouin Millet, Françoise Orazi et Jean-Charles Perquin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2019 ; et « Le sexe après sa révolution », Esprit, juillet-août 2017.
- 3. On en a une illustration dans Alice Coffin, Le génie lesbien, Paris, Grasset, 2020. Le livre est intéressant – et radical – sur la « condition lesbienne », même si l’autrice semble entrée en lesbianisme comme d’autres entrent en religion.
- 4. Voir Irène Théry, Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle, Paris, Seuil, 2022 (et ma recension dans Esprit, décembre 2022).
- 5. À New York, en avril 1982, les féministes antipornographie livrèrent une bataille sans merci contre la tenue de la Barnard Sex Conference sur le thème de « l’autonomie, du choix et du plaisir sexuel des femmes », tandis que les organisatrices parlèrent d’une « atmosphère maccarthyenne de chasse aux sorcières » à leur égard. Voir Amia Srinivasan, Le droit au sexe. Le féminisme au xxie siècle, trad. par Noémie Grunenwald, Paris, Presses universitaires de France, 2022, p. 77-88.
- 6. Emmanuel Désveaux, Sexualités, sociétés, nativités. Une enquête anthropologique, Paris, Champ Vallon, coll. « Les classiques de Champ Vallon », 2022.
- 7. E. Désveaux, Avant le genre. Triptyque d’anthropologie hardcore, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2013.