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L'annonce d'une métamorphose attendue

décembre 2017

#Divers

Les politiques communautaires de l’Union européenne ont progressé plus rapidement que la démocratisation des institutions. Les discours d’Emmanuel Macron et de Jean-Claude Juncker sont l’occasion d’interroger la construction d’une Europe politique et démocratique.

European community policies have progressed faster than institutional democratization. Emmanuel Macron’s and Jean-Claude Juncker’s speeches question the construction of a political and democratic Europe.

Les unions entre pays, comme les démocraties, sont mortelles. Toutefois, leur durée de vie dépend de la capacité de leurs dirigeants à tracer, à chaque épisode marquant de l’histoire, un avenir commun, collectif et partagé.

Parce qu’elle rassemble des États démocratiques, l’Union européenne est donc aujourd’hui doublement exposée à cette mortalité. Elle subit à la fois les attaques contre les démocraties occidentales et celles remettant en cause l’exercice de pouvoirs supranationaux. Cela s’est traduit par deux faits majeurs : pour la première fois depuis sa création, un État membre a décidé par référendum de quitter l’Union européenne et, élection après élection, une part croissante des peuples européens adhère aux thèses de ceux qui rejettent le projet commun.

Deux discours récents permettent d’entrevoir si les dirigeants actuels de l’Union européenne regardent cette réalité en face et si ce que vit l’Europe aujourd’hui est le signe d’une nouvelle mue ou, au contraire, celui d’un déclin inéluctable. Le premier discours est celui de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, sur l’état de l’Union en 2017, présenté devant le Parlement européen le 13 septembre dernier1, soit un peu plus d’un an après le Brexit. Le second est celui d’Emmanuel Macron, président de la République française, prononcé le 26 septembre 2017 à la Sorbonne2, et qui détaille en propositions concrètes le volontarisme européen dont il a fait preuve lors de la campagne présidentielle.

Un moment de vérité

Le socle sur lequel reposent ces deux discours est celui d’une Union européenne qui s’est construite par contours successifs, tels les anneaux de croissance d’un tronc qui renforcent et agrandissent l’arbre. En 1952, le premier fondement fut celui de la paix, par la mise en commun du charbon, de l’acier et de l’atome afin que leur utilisation soit civile et non militaire. La crise économique, qui a marqué la fin des Trente Glorieuses, a déclenché la transformation du marché commun en marché unique qui verra le jour en 1986, permettant de développer la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Cette dernière aboutira à la constitution de l’espace Schengen. Les premières grandes crises financières, elles, conduiront à l’établissement de la monnaie unique en 1993 et leurs soubresauts récents forceront à l’Union bancaire. En 2001 enfin, au contact de l’histoire, l’Union européenne s’est étendue pour accueillir les pays de l’Est après la chute du Mur.

Face à ces avancées, l’Union européenne a toujours souffert d’un « déficit démocratique » qui se manifeste par un notable retard entre les progrès des politiques communautaires et les avancées de la démocratisation des institutions qui décident et mettent en œuvre ces politiques. À titre d’exemple, l’élection des parlementaires européens au suffrage universel direct a eu lieu pour la première fois en 1979 et le Parlement européen n’a été doté d’un pouvoir de codécision législative et d’investiture de la Commission européenne qu’en 1993 – soit respectivement vingt-deux ans, puis trente-six ans, après le traité de Rome. Ainsi, de manière systématique, les bâtisseurs de l’Union européenne ont privilégié l’aboutissement des politiques communes au détriment de la mise en place d’une démocratie transnationale dont l’urgence s’est pourtant accentuée au fur et à mesure des transferts de souveraineté. Les dernières modifications des traités (Amsterdam en 1999, Nice en 2001 et Lisbonne en 2007) ont cherché à rattraper le temps perdu en renforçant le contrôle et la transparence des institutions communautaires mais, déjà, leurs ratifications successives ont rencontré la réticence des électorats dans plusieurs États membres et ont parfois été obtenues au moyen de véritables forceps démocratiques.

Le point commun de ces récents discours et déclarations est celui d’un constat réaliste qui appelle le besoin d’agir. De ce point de vue, Emmanuel Macron est le plus franc : « Les pères fondateurs ont construit l’Europe à l’abri des peuples, parce qu’ils étaient une avant-garde éclairée, parce qu’on pouvait peut-être le faire, et ils ont avancé prouvant ensuite que cela fonctionnait. […] Cette page s’est fracassée sur le doute démocratique européen, celui que les “non” aux référendums français et néerlandais nous ont fait vivre. Et je pense que nous n’avons pas eu raison de faire avancer l’Europe malgré les peuples. » Jean-Claude Juncker ne dit pas autre chose devant les parlementaires européens en soulignant que « l’Europe ne peut être dictée par ses seuls dirigeants », pour ensuite insister sur le fait que le projet européen est plus vaste que le marché unique et l’euro. Enfin, la chancelière allemande, Angela Merkel, a très explicitement dit, dans le prolongement d’un raisonnement géopolitique, qu’elle entend faire entrer l’Europe dans une ère nouvelle. À l’issue de sa première rencontre officielle avec Donald Trump, président des États-Unis, au sommet du G7 à Taormine, elle a affirmé, au regard du fossé qui s’est ouvert entre les États-Unis et l’Europe : « Nous, les Européens, devons prendre en main notre propre destin3. » Emmanuel Macron s’en fait l’écho en soulignant que « les digues derrière lesquelles l’Europe pouvait s’épanouir ont disparu ».

Une « Europe qui protège »

La prise de conscience du fait que l’on ne peut plus construire l’Europe comme avant et qu’il faut la compléter, voire la refonder, s’est donc produite. Face aux peurs intérieures et aux menaces extérieures, l’axe commun du renouveau veut être celui de « l’Europe qui protège ». Pour Mark Leonard4, cela résulte d’un renversement des effets liés aux interdépendances. Celles-ci ont été conçues et amplifiées pour créer entre les États membres des liens étroits, profitables à chacun, et si coûteux à dénouer qu’ils assurent la paix. Mais ces interdépendances sont devenues aujourd’hui la source principale des mécontentements et des craintes des citoyens, car elles créent le sentiment que les choix politiques sont enfermés dans une alternative unique et font courir le risque que toute instabilité mette à bas l’ensemble de l’édifice. Il apparaît maintenant clairement que la prochaine priorité européenne ne sera pas celle de l’abaissement supplémentaire de barrières à la libre circulation, mais bien le besoin de convaincre ceux que les interdépendances angoissent qu’ils sont à nouveau en sécurité.

Pour Jean-Claude Juncker, cela revient à introduire des éléments protecteurs dans les politiques existantes ou envisagées afin de répondre aux plus virulentes critiques sur l’impuissance européenne. Ainsi, pour réduire les effets du dumping par exemple, il propose, en matière de commerce extérieur, d’exiger plus de réciprocité dans les échanges avec les partenaires tiers à l’Union européenne et d’exporter les normes sociales, environnementales, alimentaires et de protection des données. Enfin, tirant les leçons des vives interrogations qui ont accompagné la ratification du traité de libre-échange avec le Canada (Ceta), il souhaite accroître la transparence des processus décisionnels en matière d’accords commerciaux internationaux. La protection recherchée s’entend également aux frontières de l’Europe. Elle doit protéger contre les cyberattaques (« parfois plus dangereuses pour la stabilité des démocraties que les fusils et que les chars »), mais surtout, elle cherche à créer les voies d’une immigration européenne légale en régulant les flux migratoires qui, en 2016, ont déstabilisé certains États membres, révélé leurs désaccords profonds, réveillé les populismes puis mis à mal la tradition d’accueil et de solidarité de l’Europe.

Pour Emmanuel Macron, l’Europe qui protège requiert de bâtir sans tabou une véritable souveraineté européenne qui n’a jamais dépassé à ce jour le stade du sous-entendu. Cela passe, selon lui, par une Europe de la sécurité et de la défense (coopération en matière de défense, force d’intervention et d’action civile, mise en commun d’une culture stratégique et du renseignement, puis création d’un parquet européen). La souveraineté économique s’articulerait autour d’une politique industrielle avant-gardiste, axée sur le changement climatique et le numérique, mise à l’abri de la concurrence déloyale des géants américains ou chinois (protection des données et de la propriété intellectuelle, taxe carbone à l’entrée de l’Union européenne ou fiscalité réelle pour les Gafa). La souveraineté monétaire et financière s’obtiendrait par une plus forte intégration de la zone euro afin de favoriser la stabilité et l’investissement qu’elle permet (budget, ministre des Finances et contrôle parlementaire propre à la zone euro). Mais cette souveraineté affirmée à l’égard de l’extérieur n’est protectrice, pour Emmanuel Macron, que si elle se conjugue avec une plus forte unité interne. Cette cohésion est recherchée pour mettre fin aux déséquilibres de protection sociale entre travailleurs détachés et aux déséquilibres fiscaux qui ont nourri les délocalisations, l’instabilité de l’emploi et, in fine, les populismes. Plus d’unité serait également atteinte par une véritable politique culturelle conjuguant l’Europe à plusieurs langues et la création d’universités d’emblée européennes.

En termes de méthode, Jean-Claude Juncker souhaite voir avancer l’ensemble du bloc des vingt-sept États membres. Cette approche unitaire est conforme à sa fonction et à son expérience des fractures qui traversent l’Union après la crise grecque et celles de flux migratoires. De son côté, craignant des blocages, Emmanuel Macron accepte que ses propositions ne soient pas nécessairement imposées à tous les États membres. Autrement dit, que ceux qui hésitent ne freinent pas ceux qui sont déterminés à avancer. Une Europe à plusieurs vitesses, mais sans exclusive, est ainsi assumée et voulue. Cela pose immédiatement la question de la dynamique du couple franco-allemand dans la renaissance de l’Europe. En réponse, Emmanuel Macron souhaite sanctuariser le moteur franco-allemand et ce projet commun pour l’Europe dans un nouveau traité de l’Élysée afin d’arrimer l’Allemagne qui, pour des raisons historiques et tactiques, est toujours réticente à assumer seule le rôle de direction de l’Union européenne5.

Donner un sens aux élections européennes

Dans les prises de position de Jean-Claude Juncker et d’Emmanuel Macron, la réponse au déficit démocratique de l’Union européenne se trouve dans la réaffirmation des valeurs fondamentales que les États membres ont en partage et dans quelques propositions institutionnelles. Les valeurs de l’Union européennes sont présentées comme l’essence même du projet européen. Donald Tusk, président du Conseil européen, l’a rappelé sans transiger aux dirigeants polonais et hongrois en indiquant que ces valeurs sont inscrites dans le traité qu’ils ont signé : « Il est grand temps que nous renouvelions notre engagement au nom des valeurs politiques que nous partageons et qui sont inscrites à l’article 2 du traité sur l’Union européenne. Permettez-moi de le citer : “L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes”6. » Les États membres doivent donc les respecter ou les renier clairement et assumer toutes les conséquences qui en résultent.

Concernant les propositions d’améliorations institutionnelles, Jean-Claude Juncker cherche à donner « un visage » à l’Europe en proposant de fusionner le poste de président de la Commission et celui de président du Conseil européen, puis de mieux légitimer sa désignation. Les propositions d’Emmanuel Macron se concentrent sur l’élection au Parlement européen – le seul moment où les citoyens expriment par leur vote une opinion sur l’Europe. Il invite à perpétuer l’exercice, esquissé en 2012, par lequel chaque parti politique européen présente une tête de liste (Spitzenkandidat) appelé à être le prochain président de la Commission européenne. Serait ainsi offert aux électeurs un choix explicite (alors que le président de la Commission était auparavant désigné à l’issue d’opaques tractations nationales sans lien réel avec le résultat des élections). Cette « dénationalisation » de l’élection des députés européens serait accentuée par la présentation d’une liste « transnationale » pour un nombre prédéterminé de sièges aux côtés des contingents de sièges attribués à chaque État membre (ce nombre serait limité aux sièges laissés vacants par le Royaume-Uni en 2019, mais pourrait atteindre la moitié des sièges en 2024).

Une nouvelle communauté politique ?

Lors de sa prise de fonction, Jean-Claude Juncker a indiqué qu’il s’agissait de « la Commission de la dernière chance » ; par sa détermination et sa vision longue, Emmanuel Macron veut faire de l’Europe la prochaine chance.

Mais des questions fondamentales demeurent : cet avenir européen suffira-t-il à convaincre les nouvelles générations qu’elles ont intérêt, à court, à moyen et à long terme, à avoir un toit commun ? Cette métamorphose de l’Europe parviendra-t-elle à inverser la baisse constante de la participation aux élections européennes, observable dans tous les États membres ? Enfin, une Europe plus protectrice et efficace permettra-t-elle la renaissance d’une citoyenneté européenne aujourd’hui peu vécue ?

Au vrai, le Brexit, l’élection d’un populiste peu empreint d’histoire à la tête des États-Unis, voire les tentatives russes de cyber-déstabilisation ou d’intimidation militaires aux frontières nordiques de l’Europe, créent des antidotes aux tentations de démantèlement l’Union européenne. Mais cette Europe nouvelle qui s’annonce ne doit pas être fondée que sur des peurs.

Il est juste aussi de dire que les institutions communautaires sont démocratiquement plus responsables qu’il n’y paraît et qu’elles sont devenues plus transparentes. Mais cette responsabilité est complexe, lointaine et ne saute pas aux yeux. Enfin, cette transparence accrue est mieux utilisée par les lobbies que par les citoyens ou leurs relais d’opinion.

Au total, le sentiment d’appartenance à un ensemble politique à la taille du continent, qui allait de soi pour les pères fondateurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne s’est pas renouvelé. Pour l’électeur, qui n’a qu’un rendez-vous diffus tous les cinq ans, l’Europe reste un objet exo-national et exo-personnel hors de portée de l’expression des idées et des choix politiques. Si le citoyen européen se voit constamment rappeler les devoirs que lui impose l’Europe, il n’a qu’une perception occasionnelle et très indirecte des droits qu’elle lui procure. Il peut mesurer les effets des contraintes des politiques communes, mais n’apprécie pas tous les bénéfices des perspectives qu’elles lui ouvrent. En un mot, vouloir parfaire l’Europe au moyen de politiques communautaires, même protectrices, ne peut plus faire l’économie de sa dimension politique et citoyenne.

Souhaitons que les conventions démocratiques qu’appelle de ses vœux Emmanuel Macron, afin de redonner la parole aux citoyens pour définir les contours de l’Europe à réinventer, débouchent sur un véritable renforcement de sa légitimé politique et posent les bases d’une citoyenneté européenne, s’ajoutant à la citoyenneté nationale, qui soit servie par une Union choisie au service de leurs intérêts entendus.

Ainsi, à la trilogie de Jacques Delors qui a guidé plusieurs décennies de construction européenne : « La concurrence qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit », le temps est venu d’ajouter un quatrième mantra : la citoyenneté qui légitime.

  • 1.

    Jean-Claude Juncker, « Discours sur l’état de l’Union 2017 » (en ligne : www.ec.europa.eu).

  • 2.

    Emmanuel Macron, « Pour une Europe souveraine, unie et démocratique » (en ligne : www.elysee.fr).

  • 3.

    Discours à la convention de la Csu, Munich, le 28 mai 2017.

  • 4.

    Mark Leonard, “Brave New Europe”, The New York Review of Books, 9 novembre 2017.

  • 5.

    Emmanuel Mourlon-Druol, “Rethinking Franco-German Relations: A Historical Perspective”, Bruegel, Policy Contribution, no 29, novembre 2017.

  • 6.

    Rapport du président Donald Tusk au Parlement européen sur les réunions du Conseil européen du mois d’octobre 2017.

Fabrice Demarigny

Fabrice Demarigny est docteur en sciences politiques, avocat en droit européen et spécialiste des marchés financiers.

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