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Protestation de Géorgiens contre la politique russe à Stockholm, le 1er Mai 2008 / Daniel Malanski, Wikimedia
Protestation de Géorgiens contre la politique russe à Stockholm, le 1er Mai 2008 / Daniel Malanski, Wikimedia
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Le défi russe

Dans cet entretien, Michel Foucher évoque, à travers la question de la crise de 2008 en Géorgie, les fondamentaux de la politique et de la stratégie de la Russie à l'égard de son étranger proche.

Esprit – L’affrontement entre la Russie et la Géorgie en août 2008 semble s’inscrire dans le contexte dit des « conflits gelés » qui concernent l’étranger proche de la Russie. Quels sont ces conflits et quelle est l’attitude de la Russie sur ce sujet ? La question des minorités y est-elle vraiment importante ?

Michel Foucher – Le terme de « conflit gelé » désigne des enclaves situées dans des États devenus indépendants en 1991 et dont les traits communs sont : un état de sécession de minorités par rapport au nouvel État englobant, proclamé après des actions violentes et des guerres dans la période 1988-1992 en Moldavie (Transnistrie), en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et en Azerbaïdjan (Haut-Karabakh) ayant débouché sur des cessez-le-feu garantis par des forces dites d’interposition, russes le plus souvent (sauf au Karabakh), développant des activités illicites aux profits largement répartis et ayant vu dans la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo un effet d’aubaine pour prétendre à l’octroi d’un statut comparable.

Dans tous les cas, on relève une permanence de la stratégie politique russe sur ses anciennes marches : tirer parti des contradictions entre « nationalités » et des erreurs des pouvoirs centraux à l’encontre des minorités pour avoir prise sur les orientations des majorités gouvernant les États englobants. Dans le cas de la Géorgie, l’objectif a été à la fois de discréditer les dirigeants actuels aux yeux de leurs alliés, de bloquer l’adhésion à l’Otan envisagée au sommet de Bucarest et de garantir les investissements russes dans l’immobilier sur le littoral abkhaze et la poursuite des trafics. Dans le cas de la Transnistrie, il est d’obtenir, via une formule fédérale, la garantie de neutralité de la Moldavie, c’est-à-dire son absence d’adhésion à l’Otan, et du maintien du contingent russe (1 200 hommes) venu soutenir les séparatistes en 1992. Il est également d’enrayer tout schéma de réunification avec la Roumanie et de peser, à revers, sur les orientations stratégiques de l’Ukraine. L’Union européenne y est présente par une mission d’observation à la frontière ukrainienne (Eubam). Dans le sud du Caucase, après une guerre meurtrière de six années, terminée par un cessez-le-feu signé entre Arméniens et Azerbaïdjanais à Moscou en 1994, aucune initiative diplomatique (Osce, groupe de Minsk, engagement personnel de dirigeants de l’Union européenne) n’a abouti à un règlement durable. Des accrochages sérieux ont eu lieu en mars 2008 sur la ligne de front. Tout en affichant une ligne de neutralité entre Moscou et Washington, l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, utilise une partie de ses ressources financières pour se réarmer tandis que le pouvoir d’Erevan, sous contrôle de dirigeants karabakhtcis, s’appuie sur l’alliance russe et l’attention iranienne.

L’argument de protection des minorités russophones » a en effet été avancé par Moscou et a rencontré, semble-t-il, un certain écho. Dans le cas Abkhaze et Ossète, qui ne sont historiquement ni russes ni géorgiens, ce statut octroyé résulte de la distribution récente de passeports de la Fédération de Russie à plus de 80 % des populations. Ce qui limite la portée de l’indépendance reconnue fin août. En Transnistrie, une partie de la population est d’origine russe et l’autre ukrainienne, établie en Moldavie à partir des années 1950. Partout ailleurs, dans les nouveaux États indépendants depuis 1991 vivent des populations qui ne sont ni « russes » au sens de la citoyenneté (de la Fédération de Russie) ni des minorités mais des orphelins de la citoyenneté soviétique. Les qualifier de « russophones » est ambigu car la maîtrise de la langue russe reste encore largement partagée par les autres peuples titulaires. Ainsi les habitants de l’Ukraine orientale et centrale sont des Ukrainiens de langue russe. Dans les États baltes, on trouve à la fois des habitants de langue maternelle russe qui ont la nationalité (au sens français de citoyenneté) estonienne ou lettonne et des populations ne disposant pas de droits civiques complets, faute d’avoir entrepris la démarche de naturalisation qui implique un examen linguistique simple mais parfois perçu comme humiliant. Les gouvernements russes successifs ont développé une politique de soutien en direction des « compatriotes », concept qui englobe tous ceux définis comme « russophones » (qui peuvent être d’origine russe mais aussi ukrainienne, biélorusse ou arménienne), que les opinions ou les dirigeants occidentaux tendent à confondre, à tort, avec des « ressortissants » de la Fédération de Russie. La promotion de cette représentation géopolitique participe de la stratégie de reconquête d’influence sur les confins. La bonne réponse est, dans ces États voisins de la Russie, que s’impose progressivement une conception politique et civique de la nation, aux dépens d’une identité ethnolinguistique qui, si elle persistait, pourrait en effet donner prise à des tensions internes (via des clivages partisans) et à des ingérences externes.

Le poids de la stratégie américaine

Autre élément de contexte : les perspectives d’une nouvelle vague d’élargissement à l’est de l’Otan et plus généralement d’une stratégie d’encerclement de la Russie voulu par les Américains à partir d’alliances militaires avec nombre d’anciennes provinces soviétiques. Quel a été le poids de cette stratégie dans la montée en tension d’août ?

Il n’est pas niable que si l’affaire du Kosovo a été utilisée pour réveiller les conflits gelés, le sommet de l’Otan à Bucarest, début avril 2008, a été perçu par la Russie à la fois comme une victoire tactique (pas d’octroi immédiat d’un Membership Action Plan, Map, à l’Ukraine et à la Géorgie) et une défaite stratégique (le principe de l’adhésion est clairement affirmé et Mme Merkel l’a d’ailleurs rappelé en août à Tbilissi). C’est à partir de là que le pouvoir russe a cherché à disqualifier la candidature de la Géorgie, en tirant parti des erreurs de ses dirigeants qui ont offert l’image d’un pays décidément instable et fragile et au pouvoir peu respectueux des droits de l’opposition (élections de mai). On connaît la suite1 : le président géorgien, aussi mal inspiré avec les deux enclaves que ses prédécesseurs, a donné l’occasion à la Russie d’une contre-offensive militaire, appuyée avec des milices cosaques, tchétchènes et ossètes.

Désormais, la Russie dispose d’une présence durable au sud de la ligne de crête de la haute chaîne du Caucase (près de 8 000 soldats y sont déployés) et contrôle les deux axes conduisant vers le Caucase du Sud (tunnel de Roki et col de la Croix). Se percevant comme un État caucasien, la Russie entend également contenir les tensions entre peuples et entre entités du Nord-Caucase (entre Ingouches et Ossètes du Nord, entre Tchétchènes et Daghestanais). Le gouvernement géorgien a perdu son pari de réintégration des enclaves et a sans doute compromis ses chances d’adhésion à l’Otan puisque cette structure dont la raison d’être est l’article 5 (clause de sécurité commune) ne peut prendre le risque de faire adhérer un pays engagé dans un conflit territorial. Au seul plan stratégique, la présence militaire russe sur les piémonts dominant l’axe routier et ferroviaire central de l’isthme Caspienne-mer Noire dévalue par avance toute éventuelle adhésion.

Cela étant, il est légitime de considérer que les États sont libres de choisir leurs régimes et leurs alliances et il importe de faire respecter ce principe. Mais, la signature inopportune et précipitée d’un accord américano-polonais sur la défense antimissile alimente les suspicions de Moscou sur la nature stratégique de ce projet : s’agit-il de se protéger de l’Iran ou de la Russie ? Quant à la notion d’encerclement, elle est sans doute à relativiser dans un État de 17 millions de km2, le plus vaste du monde, qui compte quinze voisins terrestres et s’étend sur dix fuseaux horaires. C’est un argument servant à justifier les tentatives russes récurrentes d’établissement d’une ceinture d’États neutres et à souveraineté faible, version actualisée de la finlandisation des années 1950.

Le coup de force

Les 7 et 8 août, l’escalade de l’affrontement a été extrêmement rapide. Comment une telle escalade a-t-elle été possible pour deux États reconnus à part entière et même membres du Conseil de l’Europe ?

Deux États membres du Conseil de l’Europe, l’un depuis 1996, la Fédération de Russie, l’autre entré en 1999, la Géorgie, ont en effet choisi de faire parler les armes pour régler des différends mineurs, décision de recours à la force présentée par la partie géorgienne comme imposée et provoquée et de pure réaction protectrice de minorités « russophones » par la partie russe2. Il serait souhaitable que le Conseil de l’Europe en tire les conséquences, à moins de perdre sa crédibilité. La rapidité de la cessation des hostilités résulte à la fois de l’effondrement militaire géorgien dû à la vivacité et à l’ampleur de l’offensive russe et à la célérité de la médiation européenne sous l’égide de la France. Les diplomates savent que bien des crises sont délibérément déclenchées lors des périodes de calme estival ou hivernal où les temps de réaction des appareils d’analyse et de négociation sont censés être plus lents. Pourtant, très tôt, le constat a été fait à Paris que le fantasque et imprévisible président géorgien était tombé dans un piège, ce que confirme la chronologie des principaux faits connus.

L’erreur politique du président géorgien et sa faute morale liée à l’emploi de la force dans la nuit du 7 au 8 août contre les civils ossètes aux dépens d’autres approches plus conformes à un pays de régime démocratique n’éliminent pas la réalité des provocations ossètes dès le 1er août (un véhicule de police sauta sur une mine), deux jours après la fin d’un exercice militaire conjoint américano-géorgien dit « Réponse immédiate ». Elles furent suivies de ripostes géorgiennes puis de l’évacuation d’une partie de la population de la ville de Tskhinvali les 2 et 3 août. L’exercice Caucase 2008 de l’armée russe dans le Nord-Caucase, commencé le 15 juillet, avait pris fin le 2 août, avec 8 000 soldats qui, de toute évidence, étaient restés en alerte. Le cessez-le-feu négocié le 4 et reconfirmé le 7 ne fut pas respecté. La décision de bombarder la ville avec des lance-roquettes multiples fut prise dans la soirée du 7 par le président géorgien, en réponse au franchissement du tunnel de Roki par des troupes russes et des mercenaires nord-caucasiens. Le délai entre le début des opérations de l’armée géorgienne et l’arrivée des chars russes de la 58e armée dans la ville le 8 août a été d’une quinzaine d’heures. Les experts les mieux informés y voient l’une des preuves d’une opération non seulement planifiée mais prête à s’engager avec des troupes en alerte (plus le rôle de la marine et des parachutistes en Abkhazie, soit près de 15 000 au total). La suite est connue : surprise de la rapidité de l’avance russe, l’armée géorgienne abandonna ses positions en Ossétie conquise par un blitzkrieg, dès le 10 puis se replia vers Tbilissi, abandonnant ses accès (Gori). En parallèle s’est déroulé l’investissement de l’Abkhazie et, dans les deux régions, une série d’avancées au-delà des enclaves en direction des ports, casernes, villes et de l’axe routier et ferroviaire central.

Il est donc clair que chaque partie au conflit avait fait d’emblée le choix de l’escalade, l’une pour rendre manifeste la posture néo-impériale de la Russie, l’autre pour démontrer aux pays de l’Otan que le président était décidément un boutefeu bien peu fiable. Le moratoire décrété par la Russie en décembre 2007 sur le traité dit Forces conventionnelles en Europe (Fce) qui limitait les déploiements militaires sur les flancs européens lui permet de revendiquer une présence militaire accrue dans ces zones.

Que peut l’Europe ?

Quelles leçons tirer de ces événements en ce qui concerne nos relations à la Russie – relations bilatérales franco-russes et relations européano-russes ?

Sur la base d’une appréciation pertinente de ce qui doit évoluer dans l’interaction euro-russe, l’intérêt européen est de s’accorder entre États membres sur une politique réaliste, ferme et intelligente3 :

être réaliste, c’est-à-dire maintenir un consensus, même implicite, sur la nécessité d’avoir une politique commune et institutionnalisée à l’égard de la Russie, ce qui suppose de ne pas lire la crise d’août comme un retour à la guerre froide ou aux années 1930 ; la priorité est d’offrir le moins de prise possible à la stratégie du « diviser pour régner », ce qui implique que les grands États membres de l’Union européenne sachent entendre les perceptions et intérêts de sécurité des nouveaux membres et que ceux-ci comprennent qu’une relation structurée avec la Russie est dans leur intérêt. Pas de position unique mais une synthèse des positions nationales et des intérêts partagés à long terme ;

être ferme, c’est-à-dire récuser le concept de souveraineté limitée ou faible que Moscou persiste à vouloir imposer aux anciennes républiques soviétiques, réaffirmer la liberté des choix des États dans leurs alliances et dans leur choix de l’« européanisation », ne pas accepter les atteintes aux règles internationales et le recours à la force ;

être intelligent, pour préserver les acquis de l’interaction euro-russe et poursuivre l’effort de diffusion des normes européennes, qui aura des effets de transformation sur le long terme, en renonçant à voir la Russie comme une terre de mission. L’Union européenne modulera sa stratégie en fonction des orientations stratégiques de la Russie, soit accompagner son insertion dans l’économie globale avec un partenariat obligé mais normal avec l’Union européenne, soit contenir ses pratiques archaïques et néo-impériales de restauration de la puissance par reprise d’influence sur ses marges, au risque de s’isoler.

La synthèse de ces trois exigences sera un gage de crédibilité pour les Européens. L’Union européenne devrait enfin et surtout se défaire d’une sorte de complexe d’infériorité à l’égard de la Russie – qui s’exprime notamment dans une rhétorique défaitiste sur la dépendance énergétique alors que la réalité est celle d’une interdépendance – et de cesser de sous-estimer ses forces et ses atouts face à un voisin trois fois moins peuplé et pour longtemps encore en transition. Il conviendrait également de mieux décrypter les messages émis par les élites russes qui savent avec habilité façonner nos représentations de la Russie (avec des mots qui deviennent nos propres références : humiliation, encerclement, assimilation entre « russophones » et « ressortissants » qui seraient sujets à un droit de légitime défense) et d’améliorer notre connaissance du rapport que la Russie a de l’Europe et du monde.

Pour la France, la période de la présidence du Conseil de l’Union impose de rechercher un compromis entre des intérêts nationaux différents, façonnés par l’histoire et la géographie. C’est le cours suivi jusqu’à présent. Avec l’Allemagne, la France devrait également, avant le sommet de l’Otan à Strasbourg-Kiel du printemps 2009, élaborer une vision géopolitique spécifiquement européenne de la sécurité et de l’élargissement de l’Union européenne. La tournée de Dick Cheney en Ukraine et en Géorgie incarne une vision idéologico-stratégique ne coïncidant pas avec l’intérêt européen. La réalité de l’interaction historique et géographique entre l’Europe instituée et la Russie impose, non pas de renoncer à l’influence et à l’européanisation de l’Europe orientale dès lors qu’elle est l’horizon des nations concernées, encore moins d’accepter des pratiques néo-impérialistes, mais d’agir en tenant compte des intérêts nationaux russes qui sont modernes et légitimes (notamment en termes d’économie, de réseaux et de sécurité).

Quel impact ce conflit aura-t-il pour la politique de voisinage de l’Europe ? Comment redistribue-t-il les cartes au sein des pays européens ou des pays postulants à l’entrée dans l’Union comme la Turquie ou l’Ukraine ?

L’ouverture à l’égard de l’Ukraine au sommet de Paris (9 septembre) est un compromis entre les positions les plus allantes (Pologne, Lituanie, à la recherche de la reconstitution d’un glacis qui ressemble fort à l’ancien empire polono-lituanien) et les plus restrictives (Pays-Bas). Une formule d’association ouvrant la voie à un statut avancé d’État associé semble, à mes yeux, la solution la plus adaptée. C’est la réponse de l’Union européenne à Dick Cheney. Reste ensuite aux dirigeants ukrainiens à s’accorder sur cette perspective politique ; nous sommes encore loin du compte. Mais il ne faut pas négliger le fait que les industriels oligarques de l’Ukraine orientale de langue russe ont un intérêt croissant dans le développement des échanges avec l’Union européenne, premier partenaire commercial. La Turquie continue de négocier de nouveaux chapitres d’adhésion ouverts sous présidence française. Son rôle de médiation entre la Syrie et Israël a associé le président français et l’émir du Qatar ; Ankara a également des intérêts dans le sud du Caucase et a proposé une plate-forme régionale associant Russie, Arménie et Azerbaïdjan pour résoudre le conflit du Karabakh et avancer sur l’intégration régionale. Ceci doit être encouragé.

Au total s’imposent un renforcement net de la politique dite de voisinage, la mise en place de formules d’États associés adaptées aux réalités politico-économiques internes et géopolitiques externes de l’Europe orientale et une dissociation accrue entre la politique de l’Union européenne dans cette partie du continent et l’ambition géostratégique de l’administration américaine.

Propos recueillis par Marc-Olivier Padis

  • 1.

    Michel Foucher et Jean-Dominique Giuliani, « L’Union européenne face à la guerre russo-géorgienne », Lettre de la Fondation Robert Schuman, 1er septembre 2008, www.robert-schuman.org

  • 2.

    La réponse à cette question reprend en partie les pages 1 et 2 de la Lettre citée.

  • 3.

    M. Foucher et J.-D. Giuliani, « L’Union européenne face à la guerre… », Lettre citée.

Michel Foucher

Géographe, diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France en Lettonie de 2002 à 2006, directeur de la formation, des études et de la recherche à l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, et professeur à l'Ecole Normale Supérieure.

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