
La pieuvre. Pourquoi le régime de Poutine doit être défait
Faute d’avoir compris la nature du régime russe, les Occidentaux sont en retard sur le terrain. Le Livre noir de Vladimir Poutine de Galia Ackerman et Stéphane Courtois et Les hommes de Poutine de Catherine Belton expliquent ce qu’est devenue la Russie.
Un an après le début de « l’opération militaire spéciale » déclenchée par le Kremlin pour « dénazifier » l’Ukraine, le sort de la guerre reste incertain. L’une des principales causes de cette incertitude est à rechercher en Europe de l’Ouest, dont les dirigeants et les diplomaties n’ont pas compris à qui ils avaient affaire côté russe. De même n’avaient-ils pas cru que Poutine ordonnerait à l’armée russe de franchir la frontière, malgré de nombreux avertissements venus du renseignement américain. Pourtant, en France même, plusieurs spécialistes de la Russie alertaient depuis des années, et jusque dans les derniers mois de 2021, sur la nature et la dangerosité du régime mis en place par Vladimir Poutine depuis son arrivée à la tête du FSB en 1998 et surtout son accession à la présidence russe en 2000. Ces dirigeants et une large partie de ces diplomates avaient fait leur l’idée de « l’humiliation russe » ressassée par Vladimir Poutine, par son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et leurs officines de propagande. Idée relayée à Paris par Hubert Védrine, Hélène Carrère d’Encausse et quelques autres géopoliticiens familiers des plateaux de télévision, animés par un anti-américanisme notoire. Nous avons expliqué ici, dès le début de la guerre, la vraie nature de cette « humiliation »1.
Un aveuglement
L’imprégnation de ce discours s’est encore fait entendre dans les propos tenus à multiples reprises par le président français. En juin 2022, il appelait explicitement à « ne pas humilier la Russie » et, en décembre 2022, il insistait encore sur la nécessité de lui offrir des garanties de sécurité. Comme s’il avalisait tout le discours préparatoire du Kremlin à l’agression d’un pays indépendant, dont les frontières avaient été reconnues internationalement, y compris par Moscou. Un pays dont on oublie même souvent qu’il disposait d’un siège à l’Organisation des Nations unies depuis la naissance de cette organisation internationale. Ce n’est qu’en janvier qu’Emmanuel Macron a semblé changer de pied et comprendre enfin ce que les meilleurs experts expliquent depuis le début de la guerre : la Russie ne peut pas être arrêtée par la voie diplomatique. Son logiciel en la matière relève de ce que Nikita Khrouchtchev avait formulé de manière limpide, selon John Fitzgerald Kennedy, à Vienne en 1961 : « Ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable. »
Il n’est pas tout à fait sûr, cependant, que le président français soit aussi déterminé à la défaite de la Russie qu’il l’a exprimé le 17 février 2023, lors de la conférence sur la sécurité à Munich. En effet, dès le lendemain, il revenait sur ses propos en expliquant qu’il fallait que l’Ukraine déstabilise le front russe de sorte que Moscou consente à négocier. Il expliquait, en outre, que Poutine restait à ses yeux le moins mauvais interlocuteur, tout changement au Kremlin ne pouvant qu’amener, selon lui, un leader plus dangereux encore (ce que Moscou s’est effectivement attaché à faire croire). Emmanuel Macron ne cherche-t-il pas ainsi à assurer à la France la possibilité d’être à la table des négociations futures avec le Kremlin sur la sécurité européenne qu’il a évoquées à maintes reprises ? En février 1945, le général de Gaulle, quant à lui, n’avait pas été convié à la conférence de Yalta avec Staline, Churchill et Roosevelt…
Les Européens ont fini par comprendre que la Russie poursuivrait la guerre jusqu’au dernier de ses soldats et jusqu’au dernier de ses missiles, persuadée d’être capable de réitérer contre l’Occident au xxie siècle ce qu’elle a réalisé contre l’Allemagne nazie entre 1942 et 1945, après avoir été l’alliée qui a offert à Adolf Hitler les conditions idéales pour entrer en guerre en 1939. Elle oublie au passage qu’elle n’est parvenue à renverser le sort de la Seconde Guerre mondiale qu’avec les armes que lui ont alors fournies en abondance les États-Unis et que les Alliés ont combattu simultanément sur d’autres théâtres de guerre que le front russe.
Un très précieux temps a été perdu, qui élève considérablement le niveau nécessaire d’engagement auprès des Ukrainiens. Le risque d’une extension et d’un dérapage du conflit est accru. Mais ce risque existe, du fait de la Russie, depuis le début de « l’opération militaire spéciale » : l’un des objectifs de guerre de Vladimir Poutine, outre la volonté de ramener l’Ukraine dans le giron russe, est de faire reculer l’Otan. C’était annoncé explicitement depuis décembre 2021, à travers les propositions de traité sur la sécurité en Europe adressées à Washington par-dessus la tête des Européens. Le Kremlin avait même précisé que le refus de ces propositions constituerait déjà le franchissement d’une « ligne rouge » et conduirait inévitablement à un affrontement – sans en préciser encore la nature.
Si l’engagement occidental a progressé depuis le début de la guerre, c’est toujours avec un temps de retard sur les nécessités. Alors même que les Russes avaient massé environ 190 000 hommes à la frontière ukrainienne, à l’Ouest, on pensait surtout qu’il faudrait organiser l’exfiltration de Volodymyr Zelensky si jamais l’improbable survenait. D’où la célèbre réponse de ce dernier à Joe Biden : « J’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ! » Le président ukrainien a dû longtemps se contenter d’armes anti-chars, comme les désormais célèbres missiles Javelin, de l’aide des services de renseignements occidentaux, principalement anglo-saxons, et d’assistance humanitaire, sans parler des casques « généreusement » offerts par les Allemands. À quoi il faut ajouter les sanctions économiques, longuement discutées avant d’être décidées et appliquées. Rien de négligeable, certes, mais un soutien insuffisant pour stopper net les ambitions russes.
C’est la surprise de la résistance ukrainienne qui a permis aux pays de l’Otan de comprendre que la Russie pouvait être mise en échec et pas simplement dissuadée d’aller plus loin, comme cela avait été le cas en 2014 après l’invasion de la Crimée et le déclenchement, téléguidé depuis Moscou, de la rébellion du Donbass. L’opiniâtreté et le courage ukrainien ont fini, après de longs mois meurtriers, par convaincre les Occidentaux qu’il y avait mieux à faire que de proposer à Kyiv de négocier en abandonnant la Crimée et une partie du Donbass pour sauver ce qui pouvait l’être. Mais il a fallu attendre plusieurs semaines de bombardements massifs contre les villes ukrainiennes et les infrastructures énergétiques pour que l’Ouest consente à offrir des éléments de défenses antiaériennes. Que de morts civils et de dégâts infligés par les Russes entretemps, dont la responsabilité seconde et indirecte, par non-assistance à pays en danger, nous incombe ! Personne pourtant ne pouvait douter que l’armée russe se livrerait à de tels crimes de guerre, qu’elle a abondamment pratiqués en Tchétchénie et en Syrie !
Ce qui frappe chez les Européens de l’Ouest, en particulier les Français, les Allemands et les Italiens, c’est leur long aveuglement : ils ne parviennent pas à penser la Russie pour ce qu’elle est. Ils veulent la voir comme un pays « normal » qui serait simplement parfois un peu excessif – ah, l’âme russe ! –, mais qu’il serait possible de ramener à une mesure juste moyennant un bon dosage de concessions et de sanctions, augmentées de la perspective de relations économiques profitables. Déjà, à l’époque de Leonid Brejnev, l’avocat Samuel Pisar, spécialisé dans les relations Est-Ouest, développait l’idée que la démocratie s’installerait paisiblement de l’autre côté du rideau de fer, via le développement des échanges et l’introduction progressive de l’économie de marché. Le perspicace Raymond Aron répliquait qu’il s’agissait d’une vision radicalement fausse !
Le retard est encore sensible dans la décision de livrer des chars lourds à l’Ukraine, prise fin janvier, ce qui laissera des troupes de Kyiv démunies probablement jusqu’au milieu de printemps, alors qu’elle en aurait eu le plus grand besoin pour conserver l’initiative qu’elle avait su reprendre à la Russie en se lançant à l’offensive pendant l’été, à partir de Kharkiv au nord et vers Kherson au sud. Les capitales occidentales n’ont pas compris qu’il fallait donner rapidement aux Ukrainiens les moyens de pousser leur avantage et sont restées comme les spectatrices d’un match, bien calées dans les tribunes : le temps perdu a donné aux Russes les moyens de se réorganiser et d’installer les conditions d’une nouvelle offensive dont le principe est la réitération, à une tout autre échelle, de la tactique de submersion par la masse humaine – quel qu’en soit le prix en soldats tombés au combat – qui avait fait la décision, lors de la bataille de Stalingrad, élevée en URSS puis dans la Russie poutinienne, au rang de mythe fondateur de la puissance du « plus grand pays du monde ».
Mais qui parmi nos élites politiques et diplomatiques avait lu et pris au sérieux ce que Galia Ackerman avait écrit dans Le régiment immortel, dès 2019 ? Qui avait pensé qu’il fallait entendre ce que répétait livre après livre, article après article, inlassablement Françoise Thom ? Qui écoutait ce que Marie Mendras, notamment ici même, dans Esprit, expliquait de la nature du régime poutinien ?
Le retard pris par les Occidentaux, et en particulier par les Européens de l’Ouest, relève du déni de la réalité. On n’a pas voulu voir ce qui ne semblait pas pensable parce que trop effrayant, trop angoissant, trop engageant aussi. On a choisi la politique de l’autruche, mais d’une autruche attachée au « dialogue » et au « respect » d’une Russie imaginaire, sans rapport avec la réalité observable. Une autruche asservie à sa dépendance énergétique et à ses intérêts économiques. Ce déni s’est aussi entendu chez des hommes politiques et des militaires trop inquiets de la « pax americana » pour oser regarder en face le projet porté par Vladimir Poutine depuis que la révolution orange avait fait obstacle à sa tentative d’une prise de contrôle de l’Ukraine par la manipulation des urnes, lors de l’élection présidentielle de 2004. D’une certaine manière, tout commence cette année-là !
L’ingénierie des âmes
Il n’est pas trop tard pour apprendre, mais il est urgent d’apprendre vite. On ne saurait trop conseiller à ceux qui commencent à sortir du déni de lire in extenso le remarquable Livre noir de Vladimir Poutine, codirigé par Galia Ackerman et Stéphane Courtois, sorti en novembre 20222. On y trouve le portrait détaillé d’une dictature qui s’est installée « à feu doux », de sorte qu’insensiblement le peuple russe, d’une part, et les Occidentaux, d’autre part, l’ont accepté sans réagir.
L’ouvrage décrit les différentes manipulations idéologiques qui ont permis d’en arriver là. Soulignons ici le remarquable texte de Françoise Thom sur la fabrication de l’homo post-sovieticus qui éclaire, comme cela n’avait pas été fait, la figure d’un homme trop longtemps pris pour un simple bouffon politique, Vladimir Jirinovski. Le Kremlin lui a offert des funérailles quasiment nationales, en guise de reconnaissance pour son œuvre de perversion des consciences russes, par instillation d’une pensée profondément fasciste. Cette « ingénierie des âmes » a parfaitement fonctionné, comme un virus idéologique aussi pernicieux et mutant que celui de la Covid. Yves Hamant, grand slaviste, apporte une pierre complémentaire à cette démonstration en analysant le registre de langage, argotique et sexuel, fréquemment employé par l’actuelle direction russe – à commencer par Vladimir Poutine. L’analyse se poursuit sur le versant de la politique étrangère et de la géopolitique, avec les stratégies de « déstabilisation et d’agression » développées par le Kremlin sur différents théâtres, de la Tchétchénie jusqu’à l’Ukraine en passant par la Géorgie, mais aussi en direction de l’Occident, puis en examinant les modes opératoires et les discours déployés pour asseoir la toute-puissance du régime. À chaque fois, l’argumentation est précise, claire et convaincante.
On regrettera simplement le chapitre consacré à Poutine lui-même et à sa carrière de membre du KGB. Andreï Kozovoï, s’il expose bien la nature « tchékiste » du régime et de son chef, valide sans y mettre les réserves nécessaires l’image de ce dernier, construite par Vladimir Vladimirovitch lui-même, lorsqu’il s’est présenté à l’élection présidentielle de mars 2000, pour succéder à un Boris Eltsine démissionnaire. Cette représentation d’un petit voyou devenu un kaguébiste de second rang, assez médiocre, mais qui aurait profité habilement des circonstances, contient bien sûr, comme toute propagande, des éléments de vérité, mais elle poursuit des fins précises : elle a offert au Russe en 2000 l’image d’un homme déterminé, mais pas dangereux, et aujourd’hui elle sert au contraire à effrayer les opinions publiques européennes en insistant sur le cynisme et la brutalité du personnage.
Cette vision empêche de comprendre ce qui s’est progressivement mis en place en Russie, bien avant l’entrée en scène de Poutine, depuis que Iouri Andropov, chef du KGB devenu Secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1982, a compris – sans doute à la lumière du surgissement de Solidarność en Pologne pendant l’été 1980 – que le sort du communisme soviétique était scellé. Il l’a d’ailleurs fait savoir en faisant fuiter à l’étranger le rapport commandé à Tatiana Zaslavskaïa et à ses collègues d’Akademgorodok, à Novossibirsk, qui décrivait la catastrophe en cours, dès 1983. Ainsi justifiait-il la nécessité de préparer une autre ère de puissance, non pas articulée sur le marxisme ou le communisme, mais avec l’idée de s’emparer des outils du capitalisme mondialisé et dérégulé, dans une alliance délibérée avec le monde du crime, russe d’abord, international ensuite. C’est si vrai que sans attendre l’effondrement du régime soviétique ni même la chute du mur de Berlin, certains, en URSS et en Europe de l’Est, avaient anticipé la transition et même poussé à la roue du changement. D’ailleurs, Mikhaïl Gorbatchev, protégé de Mikhaïl Souslov, avait été adoubé par Andropov3, qui voyait en lui l’homme qui allait permettre la transition.
La pègre
Un autre livre décrit amplement la mise en œuvre de cette stratégie, c’est celui de Catherine Belton qui fut, entre 2007 et 2013, correspondante à Moscou du Financial Times : Les Hommes de Poutine. La traduction française (malheureusement mal éditée, sans l’appareil de notes original et sans harmonisation des graphies des noms propres), de ce livre publié en anglais en 2020, est sortie en France en juillet 20224. Autant les auteurs du Livre noir de Vladimir Poutine font œuvre d’historiens, autant Catherine Belton écrit en journaliste d’investigation qui a recueilli et recoupé, autant que faire se peut, des témoignages de nombreux acteurs, hommes politiques ou hommes d’affaires russes, conseillers du Kremlin, agents du KGB (ou du FSB qui lui a succédé), du GRU5 en exercice ou en rupture, hommes de main et de pailles, etc. L’enquête est impressionnante. Ce livre ne fournit pas des preuves indiscutables, car ceux qui parlent, y compris d’authentiques truands, le font avec des intentions qui leur sont propres, et la fiabilité de leur parole peut et doit être interrogée, mais en quelque six cents pages Catherine Belton tisse un solide faisceau de présomptions qui ne laisse pas de doute sur la nature de régime russe et ses buts de guerre. Il faut absolument lire ce livre pour comprendre à quoi nous devons faire face, et ce dont la chute de Poutine ne suffira pas à délivrer le monde. C’est pourquoi la Russie doit être vaincue : sa défaite est la condition préalable d’un long chemin de retour des Russes vers la liberté et la démocratie, d’une longue désintoxication de l’addiction totalitaire à laquelle ils ont été soumis.
Au point de départ de la mutation engagée sous Andropov, il y a la volonté de préserver des moyens de financement des réseaux et la puissance du KGB à l’étranger. C’est ainsi qu’a été organisé le transfert à l’étranger d’une bonne part du « trésor » du PCUS – de hauts responsables de l’administration des biens du parti se sont opportunément suicidés après le putsch d’août 1991, emportant leurs secrets dans leurs tombes. Parallèlement ont été octroyées à des individus bien choisis – les uns liés directement au KGB, d’autre aux Komsomols, creuset de sélection et de formation de futurs jeunes cadres politiques ou économiques soviétiques – des licences d’exportation des biens soviétiques, notamment des matières premières. Le grand différentiel entre les prix mondiaux et les prix d’État a été le levier de la constitution des fortunes de la première génération des oligarques, moyennant d’ardentes obligations à l’égard des « organes de force ». Le lent glissement vers l’économie de marché, sous Gorbatchev, avec l’invention des « coopératives » a permis la mise en route de telles opérations. Très vite, des liens se sont tissés avec la pègre, qui assurait une « protection » ou fournissait « l’infanterie » pour la conquête des entreprises et des marchés les plus juteux, notamment dans le domaine de l’énergie, des diamants et des métaux précieux. La privatisation à marche forcée voulue par Eltsine et son entourage, attachés à créer une situation irréversible qui ferait obstacle au retour du communisme, a été un formidable terrain de jeu et de corruption pour les différents services de sécurité russes, pour les militaires, pour les oligarques en pleine ascension et pour les groupes criminels.
Catherine Belton met notamment en évidence le rôle joué par un certain nombre de figures du KGB en Allemagne de l’Est, avec la complicité de la Stasi, et en particulier de son chef Markus Milke. Dresde, en particulier, où se trouvait Vladimir Poutine, jouait le rôle d’une « plaque tournante », écrit-elle. Sans doute Poutine n’était-il pas le maître d’œuvre, mais il a au moins beaucoup appris, et ce n’est pas pour rien qu’Anatoli Sobtchak, l’ambigu maire « démocrate » de Saint-Pétersbourg6, a fait de lui le chef du département des relations internationales de sa ville, port majeur pour l’économie russe. C’est là que le futur président russe a noué les contacts avec les hommes de son entourage actuel, mais aussi avec de grands groupes criminels russes qui ont, entre autres, assuré la prise de contrôle des infrastructures portuaires et permis de faire céder voire d’éliminer ceux qui tentaient de résister.
L’évidence de cette alliance et de ses conséquences est aujourd’hui incarnée par la personne d’Evgueni Prigojine. Cet homme, condamné en 1981 à douze ans de prison pour « vol, escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution », s’est reconverti d’abord dans la restauration, au point de devenir « le cuisinier de Poutine », qui a fait en sorte qu’il obtienne des contrats hautement rémunérateurs. Mais il ne s’est pas arrêté là, puisqu’il a pu fonder en 1995 la holding Concorde Management and Consulting, soupçonnée par la justice américaine de soutenir le groupe Internet Research Agency – des usines à trolls et autres outils de production et de diffusion de contenus de désinformation ou d’influence – qui a interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Il se présente désormais, après l’avoir longtemps nié, comme le fondateur et propriétaire de la milice Wagner, qui a maintenant majestueusement pignon sur rue à Saint-Pétersbourg. Il faut y ajouter réseau de sociétés engagées dans le pillage des ressources dans les pays d’Afrique où l’organisation Wagner est impliquée.
La journaliste américaine raconte avec précision comment, une fois arrivé au sommet, Poutine a rebattu les cartes. Il a commencé par amener à résipiscence les oligarques qui avaient fait réélire Boris Eltsine en 1996 et avaient commencer à développer des ambitions politiques. Ainsi a-t-on assisté à la prise de contrôle des grands médias russes possédés par Boris Berezovski et Vladimir Goussinski, et à l’emprisonnement et condamnation de Mikhaïl Khodorkovski. Il a ensuite réalloué les fortunes à des hommes proches de lui, susceptibles de faire ce qu’on leur demandait, et réduit progressivement au silence toutes formes d’opposition ou de dissidence : vingt ans d’institutionnalisation du pillage de la Russie par ses propres dirigeants.
Le régime poutinien n’est pas seulement autoritaire ou totalitaire, mais politico-mafieux et cleptocratique. Cette véritable pieuvre, d’abord via les anciens réseaux du KGB, a étendu ses tentacules dans le monde entier, pénétrant les sphères politiques, culturelles et économiques, et notamment les marchés financiers, en commençant par Londres. Elle a développé des réseaux d’influence considérables – jusqu’à Cambridge ou Harvard ! – à des fins qui sont à la fois d’enrichissement et de puissance. Elle a soutenu des partis extrêmes à des fins de déstabilisation des démocraties occidentales dont les principes s’opposent à ses visées. L’une de ses réussites majeures a été d’avoir œuvré en sous-main pour aider les promoteurs du Brexit.
L'impérialisme, stade suprême du capitalisme
La reconversion du KGB engagée par Andropov a abouti à un régime qui promeut un capitalisme de prédation ordonné aux intérêts du groupe dirigeant. Ce système clanique, qui se dissimule à peine sous une prétention à défendre les valeurs traditionnelles de la famille et du christianisme orthodoxe, entend bien continuer à étendre son influence. C’est tout le sens des discours répétés de Vladimir Poutine contre l’ordre international à travers lequel l’Occident oppresserait le reste du monde – discours qui rencontrent de puissants échos en Afrique, au point de mettre la France sur le recul dans ce qui était naguère son terrain de jeu postcolonial.
C’est précisément cela que n’ont pas voulu voir les Européens de l’Ouest, alors qu’ils l’avaient sous les yeux. Ils ont préféré détourner le regard, faute de s’être donné les moyens de le penser, de le comprendre, pour pouvoir le combattre pied à pied sur tous les terrains. Ils se réveillent quand le mal est fait et qu’il est d’ores et déjà profondément et planétairement enraciné. Ce qui se joue en Ukraine, dont les Occidentaux commencent à peine à prendre la mesure, c’est la transformation de l’ordre international au bénéfice de cette pieuvre, capable de passer des alliances de circonstances avec quiconque y trouve un intérêt temporaire, le but étant toujours d’affaiblir les dispositifs internationaux de régulations qui font aujourd’hui obstacle aux ambitions russes.
Après vingt ans de « poutinisme », le contrôle de la Russie est assuré et son pillage touche ses limites, surtout sous régime de sanctions internationales. Comme Lénine l’avait fait comprendre avec sa célèbre formule : « Impérialisme, stade suprême du capitalisme », le régime russe ne peut garder sa cohésion et survivre qu’en étendant le champ de sa prédation et de sa corruption. Il a, avec la Chine de Xi Jinping, la Corée du Nord de Kim Jong-un, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, l’Inde de Narendra Modi, l’Iran d’Ali Khamenei, la Hongrie de Viktor Orbán, voire l’Afrique du Sud de Cyril Ramaphosa, sans oublier les militaires au pouvoir au Mali et au Burkina Faso, de précieux alliés dont les intérêts croisent opportunément les siens. Et il dispose, en Russie, non seulement de l’arme nucléaire, mais d’une masse humaine si considérable à mettre en jeu sur le terrain ukrainien qu’il va falloir pour l’arrêter que l’Occident fasse preuve de davantage de lucidité, d’intelligence, de rapidité et d’engagement. Après un an de guerre, malgré de réels progrès occidentaux, le compte n’y est pas encore !
- 1. Jean-François Bouthors, « La vraie nature de l’humiliation russe » [en ligne], Esprit, mars 2022.
- 2. Galia Ackerman et Stéphane Courtois (sous la dir. de), Le livre noir de Vladimir Poutine, Paris, Perrin/Robert Laffont, 2022.
- 3. Souslov et Andropov, comme Gorbatchev, étaient originaires de Stavropol.
- 4. Catherine Belton, Les hommes de Poutine. Comment le KGB s’est emparé de la Russie avant de s’attaquer à l’Ouest [2020], trad. par Olivier Bougard et Anne Confuron, Paris, Talents Éditions, 2022.
- 5. Le service de renseignement de l’armée soviétique, puis russe.
- 6. Anatoli Sobtchak, avocat de profession, a été le professeur de droit de Vladimir Poutine à Leningrad (Saint-Pétersbourg, aujourd’hui) avant que ce dernier n’entre au KGB. Il a été aussi instructeur à l’école de police de la même ville (ce qui dénote ses liens avec les agences soviétiques) et a auparavant passé quelques années à Stavropol, où il s’est lié à un certain Mikhaïl Gorbatchev, lequel est devenu en 1962, le premier dirigeant de la ville.