Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Introduction

octobre 2011

#Divers

Peut-on aujourd’hui parler de travail en évitant les grands maux, les grands mots et les grands nombres ? Peut-on échapper aux généralités dans lesquelles tendent à se confondre politiques, experts et chercheurs ? Le pari de ce dossier est de montrer que cela est en effet possible à la condition d’en passer par une description de l’activité et de la conflictualité qui lui est inhérente. Le pari est d’interroger le travailleur, non pas seulement comme juge des conditions et de la qualité de son travail, mais comme producteur de son activité, y engageant sa personne et attendant en échange, non pas seulement un salaire, mais aussi d’y voir reconnue son individualité. Exister au travail, c’est bien sûr y vivre et y trouver les moyens d’en vivre, c’est aussi y trouver les moyens de se dépasser et de s’y développer. Exister au travail, c’est bien sûr se coordonner et coopérer avec d’autres dans un cadre organisé, c’est aussi porter ensemble une ambition, partager un projet, œuvrer à un bien commun.

La scène du travail est ce lieu où se joue et se rejoue à chaque instant la réalisation de performances, la production de valeur, l’affirmation de soi, l’équité de l’échange social. Les auteurs rassemblés ici pour éclairer cette scène sont des chercheurs et des intervenants dont la réflexion se nourrit d’un constant va-et-vient avec des acteurs confrontés à ces questions vives.

Loin des énoncés grandiloquents, des « montées en généralité » en direction de « l’opinion » ou des pouvoirs publics, la posture des auteurs qui s’expriment ici les amène à « descendre en singularité », à fabriquer des représentations utiles pour renouveler l’analyse de tensions et de situations problématiques. L’ambition de ce dossier est là : contribuer à reconstituer des cadres d’énonciation, c’est-à-dire, tout simplement, d’aider les acteurs aux prises avec les questions et les problèmes du travail à les poser, à réapprendre une expression sur le travail qui ne soit pas une plainte se refermant sur elle-même, mais une élaboration critique ouvrant sur des perspectives d’action individuelle et collective.

Il s’agit de passer d’une posture compassionnelle, qui se veut proche des émotions tout en appliquant des schémas de pensée conçus à distance, à une posture compréhensive qui, fondée sur la proximité avec des acteurs, est en quête de « la bonne distance », celle qui permet, sans nullement l’évacuer, de dépasser l’émotion de sorte que celle-ci se réinvestisse dans de nouvelles valeurs d’une action collective.

Trouver la bonne distance, c’est l’enjeu du chercheur avec son objet de recherche : s’y intéresser sans se confondre avec lui, sans en faire « sa » chose exclusive – et s’en considérer propriétaire – ni sa « cause » exclusivement personnelle. Mais sans, inversement, réduire cet objet de recherche à « une » chose, dans un rapport devenant instrumental. Ce qui vaut pour le chercheur et son objet vaut pour tout individu au travail face à sa tâche, à son rôle, à sa mission. Entre investissement subjectif et contrainte objective, dans un balancement continu entre le travail et mon travail, entre ce qui se présente à moi comme l’affaire de l’employeur, du client, de l’actionnaire, du chef, du collègue et ce qui est mon affaire à moi, travailler est un déséquilibre de chaque instant.

Le déséquilibre se produit dans des situations infiniment variées et des mondes du travail à tous égards hétérogènes : les situations de misère et d’inféodation que décrit Florence Aubenas dans le Quai de Ouistreham1, celles, tragiques, qu’ont induites les ruptures de trajectoire des employés, techniciens et ingénieurs de France Télécom, ou celles, souvent déprimantes, qui caractérisent aujourd’hui l’exercice de professions telles que celle d’enseignant, pour ne citer que trois cas de figure, peuvent certes être mises bout à bout pour former un récit générique, elles n’en restent pas moins caractéristiques de mondes divers, éloignés les uns des autres et qui se croisent assez peu, comme le montre très bien l’enquête de François Chérèque, secrétaire général de la Cfdt, sur les « invisibles » du travail2. Un discours sur le travail en général rabote le fait que toute activité de travail résonne pour chacun dans sa propre histoire et dans sa propre expérience. L’implication de chacun s’inscrit dans un échange social collectif caractérisé par l’incomplétude, d’où une micro-conflictualité qui est, comme le montre Yves Lichtenberger, constitutive de la dynamique productive, de l’efficacité elle-même.

L’idée d’un travail objectivable et organisable a priori a éclos, précisément, dans une conjoncture historique dans laquelle les gens de métier, qui possédaient leur propre manière de faire, ont farouchement résisté à l’objectivation du travail. Peut-être sommes-nous dans une période analogue à celle de la rationalisation industrialiste qui a séparé le travail du travailleur, mais en quelque sorte à l’envers, par une sorte de retour du travail dans le travailleur, en raison de l’exigence de coopération vive que le tayloro-fordisme avait cru pouvoir absorber dans une organisation « scientifique » du travail, par sa réduction en une simple coordination entre les travailleurs.

Ce dossier propose une lecture qui replace les transformations en cours dans cette perspective historique de longue période. Là où, selon une idée répandue, le mal-être des individus serait la résultante d’une gestion d’en haut (celle des actionnaires, des dirigeants, des managers …), il s’agit ici de revenir aux transformations qui affectent les activités de travail, à la façon dont des individus entrent en relation et interagissent. Francis Ginsbourger soutient ici l’idée d’une révolution à l’œuvre dans les formes d’interdépendance entre les individus au cours de leurs activités et dans la production de la valeur.

Dans cette mutation séculaire, les formes et les fonctions du groupe, du collectif engagé dans l’activité de travail, se recomposent profondément : l’attention portée à ce niveau est un trait commun à plusieurs auteurs. J’existe au travail parce que je m’affronte et m’oppose à une matière ou à une réalité qui résistent, à des épreuves, à des ordres et à des contraintes, élaborant dans le cours de l’activité les voies de les dépasser, de m’en affranchir, de réussir. Ce par quoi le travail devient mon travail est le produit d’une lutte que chacun mène nécessairement pour faire sien le travail et se l’approprier, pour faire valoir « le travail » face à « l’organisation » (Pascal Ughetto). Dans cette lutte, le groupe de pairs joue un grand rôle, écrivait déjà Philippe Bernoux dans Un travail à soi3, en 1981. Il poursuit ici ses réflexions sur l’appropriation du travail dans le contexte actuel et souligne à quel point une réflexion fondamentale sur le rapport humain au travail reste à construire. Avec d’autres, je peux dire non, le groupe m’y autorise. Garant de mon autonomie, le groupe me permet d’effectuer la tâche tout en la faisant mienne. Le fait que ce groupe fasse défaut, comme l’écrit ici Damien Cru, n’est peut-être pas tant « de la faute » d’une gestion individualisante, que le signe d’une difficulté à identifier ce qui fait le collectif assemblant les travailleurs dans une œuvre commune. Au moins autant qu’à prévenir des risques psychosociaux envisagés comme des retombées locales d’un nuage toxique, cette analyse appellerait plutôt à gérer les facteurs psychosociaux de la compétence. Car force est de constater que depuis plusieurs années, c’est le registre de la plainte qui autorise une parole sur le travail. Alain Ehrenberg s’interroge ici sur la montée en force de la thématique de la souffrance au travail et son lien avec les transformations de la culture de l’individu.

Ce qui peut permettre dans la période actuelle de ne pas être les simples jouets de forces en surplomb – la mondialisation, la globalisation, le capitalisme financier … – ou de stratégies délibérées d’un management peaufinant son pouvoir avec une richesse de méthodes rarement atteinte, est de s’arrêter sur les obstacles que chacun rencontre dans l’affirmation d’une autonomie. Ce qui veut dire aussi bien favoriser certaines évolutions que d’en freiner d’autres, aussi bien proposer que résister. Reconstruire l’autonomie dans l’interdépendance, permettre à chacun d’exister au travail, de retrouver ou de trouver la « bonne distance » par rapport au travail, dans un équilibre ou un déséquilibre dynamique et conflictuel, en repartant des tensions locales et des micro-conflictualités. Le syndicalisme, nous disent Patrick Pierron et Jean-Paul Bouchet, de la Cfdt, a un rôle essentiel dans cette énonciation, source première d’identité professionnelle – à défaut de laquelle des droits, tels que le droit à la formation continue, parce qu’ils ne rencontrent pas la capacité d’agir du salarié, manquent d’effectivité (Michel Théry et Josiane Véro).

En raison du poids du chômage dans la société française, la question de l’emploi (en avoir ou pas …) a longtemps occulté le débat sur le travail. La campagne présidentielle de 2007 n’a parlé de la « valeur » travail que relativement au revenu (« travailler plus pour gagner plus »). La crise financière en cours depuis 2008 met à nouveau l’accent sur le risque de chômage et la stagnation des revenus. Elle contribue surtout à déréaliser le travail en situant nos difficultés dans des enjeux financiers aux volumes vertigineux, où même des pertes de traders se chiffrent en milliards : tournis de la Bourse, vertige de la dette, ivresse des monnaies.

Le poids de la dette et des risques financiers pèse déjà sur la campagne électorale qui s’ouvre. Quelle place reste-t-il pour un débat politique sur le travail, sur le salarié au travail, sur les collectifs de travail, qui ne sacrifie pas aux peurs, à la victimisation ou ne se contente pas d’une stratégie de la réparation ? S’il est souhaitable de repenser une politique publique du travail, cela ne signifie pas une intervention de l’État qui contournerait les partenaires sociaux pour traiter les problèmes d’en haut, mais plutôt qui aiderait les acteurs à redécouvrir ce qu’il y a de public dans les questions du travail.

La rédaction remercie particulièrement Francis Ginsbourger pour son travail de coordination du dossier et Yves Lichtenberger pour son suivi attentif.

  • 1.

    Florence Aubenas, le Quai de Ouistreham, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010.

  • 2.

    François Chérèque, Patricia, Romain, Nabila et les autres. Le travail, entre souffrances et fierté, Paris, Albin Michel, 2011.

  • 3.

    Philippe Bernoux, Un travail à soi, Toulouse, Privat, 1981.

Francis Ginsbourger

Economiste et consultant, il est notamment l'auteur de La gestion contre l'entreprise (La Découverte, 1998), Ce qui tue le travail (Michalon, 2010) et le Vercors oublié (L'Atelier, 2019).

Yves Lichtenberger

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

Dans le même numéro

Exister au travail

Méconnu, méconnaissable: le travail aujourd'hui

Des risques psychosociaux bien encombrants

Promouvoir la capacité d'agir des salariés