
Les impasses de la loi sur l’aide au développement
La Loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales se résume à une série de bonnes intentions sans remédier aux difficultés structurelles des politiques de développement, comme le manque d’efficacité, l’asymétrie des relations, ou la lourdeur des procédures.
Alors que la politique française ressemble de plus en plus à une guerre de tranchée, le projet de « Loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales » a fait l’objet d’un rare consensus : il a été adopté le 2 mars 2021 à l’Assemblée nationale par 502 voix pour, sans aucune voix contre. Il sera débattu courant mai au Sénat. Dans le climat politique actuel, cette unanimité est trop exceptionnelle pour ne pas éveiller la curiosité. L’examen de cette loi de programmation révèle qu’elle est une excellente synthèse de tous les lieux communs et bonnes intentions de la politique d’aide mais qu’elle laisse de côté les problèmes et contradictions mis en lumière depuis au moins vingt ans1.
Un affichage de bonnes intentions
La loi affirme d’abord que la finalité ultime de l’aide est de concourir aux Objectifs de développement durable adoptés par l’Assemblée générale des Nations unies en 2015, et à l’accord de Paris sur le climat, auxquels les autorités françaises entendent consacrer plus de moyens. Le texte présente la programmation des crédits permettant d’atteindre en 2022 l’objectif de 0, 55 % du PIB consacré à l’aide publique au développement (APD), une nouvelle programmation devant être adoptée en 2022 afin d’atteindre « ultérieurement » la vieille cible fétiche de 0, 7 %. Après avoir atteint en 2021 un montant exceptionnel sous l’effet des annulations de dettes, l’APD serait en 2022 la politique publique bénéficiant de la plus forte augmentation de moyens depuis le début du quinquennat.
L’APD française recourant pour une part souvent jugée excessive aux canaux multilatéraux (Banque mondiale, innombrables agences des Nations unies, Union européenne, etc.), la loi prévoit que l’augmentation bénéficie avant tout à sa part bilatérale, et notamment aux dons octroyés par l’Agence française de développement (AFD), comme amorcé depuis 2018. L’aide sera en outre mise en œuvre dans un « esprit partenarial », en suivant les priorités définies par les gouvernements des pays aidés et en recourant largement à leurs procédures de gestion des deniers publics.
En termes de ciblage, les « priorités thématiques » évoquées par la loi englobent absolument tous les problèmes qui sont à l’ordre du jour international : climat, biodiversité, égalité hommes-femmes, crises/fragilités, droits humains, santé, éducation, sécurité alimentaire, gestion de l’eau, gouvernance, mais aussi croissance économique inclusive et durable et gouvernance démocratique. Le ciblage géographique des subventions prévu par le Comité interministériel de la coopération internationale et du développement de 2018 sur dix-huit pays africains et Haïti est maintenu. Ces pays, considérés comme parmi les plus vulnérables de la planète, devraient bénéficier de la moitié de l’aide mise en œuvre par l’État et des deux tiers des subventions mises en œuvre par l’AFD.
Notons enfin que l’aide attribuée aux organisations de la société civile (OSC) aura doublé entre 2017 et 2022, et que 15 millions d’euros doivent venir abonder un Fonds d’innovation pour le développement présidé par la prix Nobel d’économie Esther Duflo et destiné à financer des projets innovants et la vérification « scientifique » de leur efficacité par des essais cliniques randomisés.
Contradictions et idées dépassées
Ce catalogue de bonnes intentions dissimule cependant plusieurs problèmes et contradictions. En premier lieu, le caractère réellement partagé des Objectifs de développement durable et de l’accord de Paris sur le climat est douteux, nombre de pays africains ayant démontré ces dernières années leur appétence pour les grands projets d’infrastructure, souvent surfacturés, au détriment des projets sociaux et environnementaux. De plus, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1970 sur la base de travaux qui voyaient dans le sous-développement le résultat d’un manque d’investissement à combler par un apport de ressources extérieures publiques, la cible de 0, 7 % du PIB consacrée à l’APD n’a désormais plus aucun fondement économique. Les analyses du sous-développement focalisées sur le déficit d’investissement sont obsolètes : la part des financements privés et des transferts de migrants dans les flux internationaux a bondi, l’écart de PIB entre les donateurs et les pays les plus pauvres s’est creusé, et de nouveaux donateurs sont apparus.
Autre problème, la re-bilatéralisation de l’APD française va à l’encontre de la diplomatie actuelle qui consiste à faire de la France la championne du multilatéralisme, sous ses formes onusienne et européenne. Si la loi de programmation rappelle que l’état du monde appelle « une réponse multilatérale et coordonnée », l’aide française sera en réalité de plus en plus bilatérale et alignée sur nos priorités nationales. Mais plus fondamentalement, sous peine de devenir un marché de dupes, le partenariat recherché avec les gouvernements suppose que nous ayons un diagnostic commun sur leurs problèmes. Or les exercices de diagnostic partagé conduits par les bailleurs de fonds relèvent souvent d’un rituel peu convaincant. Certains gouvernements ont pris l’habitude de faire financer leurs secteurs de la santé et de l’éducation par l’aide et de consacrer leur maigre budget à des dépenses plus importantes (défense, sécurité, fonctionnement de la présidence, service de la dette générée par les grands projets). Enfin, laisser les gouvernements utiliser l’argent de l’aide dans le cadre de leurs budgets expose à de graves risques de détournement, en premier lieu dans les kleptocraties qui font le cœur de cible de notre coopération.
Sur la question du ciblage de l’aide, la liste des priorités sectorielles est tellement large que tout projet peut entrer dans une case. Il n’y a donc toujours pas de priorisation sectorielle de l’APD. Sur le plan géographique, sur les quarante-six pays appartenant à la catégorie des « pays les moins avancés », trente-trois sont situés en Afrique et quinze sont des pays d’Afrique francophone (avec Haïti). Cela justifie en apparence la focalisation de l’APD française sur ces derniers. Mais le manque de résultats de l’APD en Afrique francophone (rappelons que le Sénégal et la Corée du Sud étaient dans les années 1960 à peu près au même niveau de développement) et notamment dans les pays sahéliens en voie d’effondrement après avoir été au cœur de notre coopération depuis un demi-siècle, n’est toujours pas pris en compte. Cette inefficacité a pourtant suscité bien des débats, dont tout récemment celui sur la pertinence du triptyque défense-diplomatie-développement, au vu des difficultés de notre politique au Mali.
Il est en outre contradictoire de prétendre s’aligner sur les priorités des gouvernements et de vouloir en même temps accroître la part de l’aide transitant par les organisations de la société civile, tout juste tolérées dans de nombreux pays bénéficiaires. Alors que l’indépendance est un des principes clés des OSC, il est paradoxal de vouloir renforcer la société civile en accroissant sa dépendance financière, ce qui est susceptible de venir ternir une image déjà affectée par des procès récurrents en inefficacité ou duplicité.
Enfin, alors que la méthode des essais cliniques randomisés a fait l’objet de nombreuses critiques2, le Fonds d’innovation pour le développement dispose de 15 millions d’euros à comparer avec la subvention de 28 millions d’euros consentie à l’Institut français chargé de l’action culturelle extérieure de la France ou aux 10, 1 millions d’euros accordés à l’ensemble des instituts de recherche français à l’étranger.
La loi ne propose pas de solutions aux problèmes qui agitent le monde du développement.
La loi de programmation se veut donc un nouveau récit cohérent mais recycle des idées en grande partie dépassées. Elle ne propose pas de solutions aux problèmes qui agitent le monde du développement : déficit d’efficacité, effets de rente, asymétrie de la relation d’aide, standardisation des politiques, hyper-procéduralité, etc. Elle ne permet même pas de repositionner l’offre française dans un marché de l’aide en plein bouleversement avec l’arrivée de nouveaux donateurs (Chine, États du Golfe, etc.). Elle fait l’impasse sur les questions culturelles, l’un des rares domaines dans lequel notre « avantage comparatif » demeure.
On est dès lors conduit à s’interroger sur ce qui anime les concepteurs de cette loi et sur ce qui suscite un tel consensus : l’illusion paresseuse que l’APD pourrait faire retomber la pression migratoire et la menace du terrorisme islamique, le souci de maintenir un certain standing international, et la pensée réconfortante que la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit, comme le dit le proverbe africain. L’explication tient sans doute aussi à l’évitement des sujets contentieux (aide et politique migratoire, aide et business, etc.) et à l’opacité du sujet traité. Déployée par nature loin des yeux des citoyens et des élus et énoncée dans des discours ultra-technocratiques, l’aide au développement reste très mal connue malgré l’empilement de rapports à son sujet. Cela ne facilite pas les remises en cause d’une politique auréolée de bonnes intentions, et propre à soulager notre sentiment de culpabilité postcoloniale.
- 1.Les auteurs remercient Gilles Carasso, ancien Secrétaire général du Haut Conseil pour la coopération internationale, de ses remarques, mais restent seuls responsables du présent texte.
- 2.Isabelle Guérin et François Roubaud : « Prix Nobel d’économie 2019 : les limites de la méthode des essais cliniques » [en ligne], The Conversation, 24 octobre 2019.