
L'apocalypse, une philosophie de l'histoire ? François Hartog
Tout semble aujourd’hui être « apocalyptique », des tourments des voyageurs lors d’une grève des transports à l’annonce d’une catastrophe écologique. Mais comment s’est forgé le genre apocalyptique ? Quelle est la différence entre le prophète et l’apocalypticien ? Et comment s’articulent apocalypse et histoire ?
Et alors que dans le passé, les gens se tournaient vers l’avenir en tablant sur l’essor de la civilisation, la découverte de nouveaux continents, la compréhension des secrets de l’univers, maintenant nous contemplons une perspective de grand revirement et d’inéluctable et spectaculaire déclin, où homo redeviendra un lupus pour homini. Et « comme il en fut au commencement, ainsi en sera-t-il à la fin ».
– Mince, alors, on peut dire que tu es en mode apocalyptique ce soir…
Apocalypse est un de ces noms lourds d’histoire, toujours mobilisés et mobilisables, pour dire quelque chose de nos manières d’être au temps, surtout quand les doutes se font plus forts, les désorientations plus prononcées, les angoisses plus sourdes, les désespoirs plus profonds, mais aussi les espérances contre toute attente plus irrépressibles. Concluant un ouvrage collectif sur l’Attente des temps nouveaux, André Vauchez notait l’« omniprésence » de l’apocalyptisme dans l’histoire1. À coup sûr. Avec, peut-on ajouter, des phases de mobilisation plus ou moins forte de ces schémas. À des périodes de crise et de forte tension eschatologique (dans les premiers siècles du christianisme, entre le xe et le xve siècle, puis à nouveau à partir du milieu du xviie, dans le cours du xixe, autour de 1914, la grande peur nucléaire après 1945, aujourd’hui « le temps des catastrophes »…) en succèdent d’autres où la tension se relâche, sans jamais disparaître complètement. Au fil des siècles, les formes, les attendus, les modes d’expression et les modalités d’action mises en œuvre ont certes changé, tout comme les réponses ou les répliques (plus ou moins violentes) apportées par les autorités établies, mais se retrouve, dans les mouvements millénaristes et au cœur de toute la littérature apocalyptique, une interrogation vive sur les temps à venir.
Vu l’ampleur et la persistance de l’interrogation, qui a suscité des flots d’exégèse et de commentaires, stimulé les imaginations des plus visionnaires aux plus répétitives, mis en marche de longues cohortes d’hommes et de femmes, au prix parfois de leur vie, on me permettra de m’en tenir ici à trois observations, en prenant la question du temps comme fil directeur.
D’où vient l’apocalypse ?
La première observation est celle de la diffusion et de la banalisation du terme aujourd’hui. On est volontiers en « mode apocalyptique », comme le fait dire Julian Barnes à l’un de ses personnages2. Ainsi la moindre grève des contrôleurs aériens crée des situations dans les aéroports aussitôt décrites comme « apocalyptiques ». On veut désigner par là la confusion qui règne alors et montrer des voyageurs qui ne savent plus à quels saints se vouer. Sur un autre registre, relevons cet indice parmi d’autres. Vient d’être diffusée sur France 2 une série documentaire sur la guerre de 1914-1918, justement intitulée Apocalypse. La 1re Guerre mondiale3. Centenaire oblige. Découpé en cinq épisodes – Furie, Peur, Enfer, Rage, Délivrance –, le film se conforme au schéma apocalyptique classique. Puisque après le temps des tourments, vient la « délivrance », du moins pour ceux qui restent. Les deux réalisateurs sont, si j’ose dire, des routiers de l’apocalypse, puisqu’ils ont déjà créé une Apocalypse. La 2e Guerre mondiale, diffusée en 2009, elle-même suivie d’une Apocalypse Hitler, diffusée en 2011. On est là dans l’apocalypse à répétition ou, plus simplement, dans la constitution d’un genre ou d’une collection, dûment estampillée. Le genre en question, peut-on penser, a été lancé sur les écrans du monde, en 1979, par Apocalypse Now, le film de Francis Ford Coppola sur la guerre américaine du Vietnam.
Pour revenir aux images d’archives retrouvées, restaurées et colorisées de la guerre de 1914-1918, le recours à la thématique de l’apocalypse était déjà, fera-t-on valoir, le fait des contemporains, écrivains et artistes, en particulier. Le naufrage du Titanic en 1913, qui a tant frappé les esprits, a paru en être un signe annonciateur. Certes, mais il peut être toutefois éclairant de mettre en regard de l’usage présent, médiatisé, labellisé et euphémisé, de la référence apocalyptique, sa mobilisation par un contemporain, qui, en la matière, savait un peu de quoi il retournait : Léon Bloy4. Dans son Journal, les années 1914 et 1915 ont pour sous-titre « Au seuil de l’Apocalypse ». Pour lui, en effet, la guerre, si monstrueuse soit-elle, ne peut être qu’un « préambule », un « lever de rideau » du « Miracle de la fin ». Si la France « expie », elle expie jusqu’à présent « sans repentir ». Ce qui se passe, avec son cortège de malheurs, a une « apparence apocalyptique », mais rien de plus. Quand l’Esprit Saint punira vraiment, alors ce sera tout autre chose. Il est donc ridicule de comparer Guillaume II, ce « pauvre pantin à moustache », à Attila, fléau de Dieu, ou de reconnaître en lui l’Antéchrist. Aussi Bloy peut-il clore l’année 1915 par la formule : « J’attends les Cosaques et le Saint-Esprit ? » Pour lui, l’Apocalypse est chose trop sérieuse pour se permettre d’en galvauder l’usage.
Cette observation initiale qui, en regard de la banalisation du recours à l’apocalypse, souligne son caractère formidable et unique, reconduit vers la question du nom lui-même. Quand est-il apparu, qui en a usé, à partir de quel moment les apocalypses constituent-elles un genre littéraire ? André Vauchez rappelle que « la matrice se situe dans la période improprement dite intertestamentaire », entre le judaïsme tardif et les premiers siècles du christianisme, entre le iie siècle avant et le iiie siècle après J.-C. Inconnu en grec classique, le nom Apokalupsis (dévoilement) prend chez Paul le sens de Révélation, mais c’est avec l’Apocalypse de Jean qu’il est consacré comme terme religieux et modèle d’un certain type d’ouvrage. Relier le livre de Jean au livre de Daniel (rédigé au iie siècle avant J.-C.) a marqué un pas important dans la constitution du genre qui n’a jamais cessé, depuis lors, de reprendre les mêmes éléments et de relancer la question de la fin et du passage d’un temps à un autre, de ce temps-ci à un temps nouveau et radicalement différent.
La question se décompose elle-même en une interrogation sur la date (quand vont finir tous les tourments ?), sur les étapes (on entre alors dans le redoutable problème des mille ans, annoncés par Jean, insaisissable point d’appui de tous les millénarismes) et, enfin, sur les signes (à quels signes reconnaît-on que la fin est proche et à qui est-il donné de les déchiffrer ?). Pour Léon Bloy, avec la guerre, on est encore aux prodromes. Si se fait jour une certaine conscience d’un genre littéraire dans la littérature judéo-chrétienne et manichéenne, ce n’est toutefois qu’à l’époque moderne, avec le recueil de Johannes Fabricius, en 1722, que le genre est formalisé. D’autres textes viennent s’ajouter au cours du xixe siècle. Enfin, la découverte des manuscrits de Qûmram, en 1947, élargit le corpus et lance de vifs débats sur la place de l’apocalyptisme dans la tradition juive comme dans les débuts du christianisme. Si genre il y a, avec son histoire, n’en demeure pas moins que les deux textes fondateurs, toujours relus et réinterprétés, sont le livre de Daniel et l’Apocalypse de Jean, plus précisément encore, les chapitres 12 de Daniel et 20 de Jean, pour tout ce qui a trait aux toujours récurrentes supputations sur le temps.
Voir venir la fin
Ce qui conduit à notre deuxième observation sur le temps de la fin et sur les postures différentes du prophète et de l’apocalypticien. L’écrit apocalyptique, à commencer par le livre de Daniel, est, en effet, une réponse à une question taraudante : jusques à quand ? Tourné vers l’établissement de la date de la fin, il ne fait pas grand cas du passé, car il n’y a encore rien eu de tel : une aporie aussi complète, sans issue aucune. Quant au futur, il n’est tourné vers lui que parce qu’il faut sortir d’un présent insupportable, mais il ne peut s’agir que d’un futur en rupture profonde avec tout ce qui a précédé. L’apocalypse brise le temps et excède les récits ordinaires. Le passé se découpe en périodes, les voir est affaire d’inspiration et de vision, tel Moïse dans Jubilés, ou Hénoch, le patriarche antédiluvien. Pour les apocalypticiens, ces périodes existent bel et bien. Elles ont été décidées, délimitées, inscrites dans les livres célestes par Dieu : l’homme ne peut ni les changer ni les hâter. Il n’y a pas de place pour ce phénomène moderne, nommé accélération du temps. Seul Dieu peut allonger ou raccourcir les temps.
Si bien que, de façon paradoxale, l’apocalypse valorise le présent, mais sur un mode négatif. Car il est ce moment qui permet de voir complètement, de comprendre intégralement les prophéties du passé. Telle est la perception développée par les « sectaires » de Qûmran. Dans leurs commentaires, ils introduisent même un écart (que nous dirions chronologique) entre les visions et leurs interprétations. La vision du prophète (Jérémie ou Isaïe) est évidemment vraie mais elle ne devient pleinement décryptable qu’aujourd’hui : elle ne livre la totalité de son message qu’au Maître de justice, « à qui Dieu a fait connaître tous les mystères des paroles de ses serviteurs les prophètes ». Ainsi l’aporie du présent (dramatisée par des persécutions, ou la profanation du Temple par Antiochos Épiphane) se retourne, malgré tout, en « privilège », car de ce lieu, il devient possible de récapituler et de voir au-delà, en ce moment où tout commence à basculer. À condition d’être dans les dispositions nécessaires et d’avoir su rompre complètement avec les impies.
Relevons qu’à la différence de l’apocalypticien, le prophète ne s’arroge pas une position terminale. Avec lui reste ouverte la possibilité d’un futur. Le prophète part du présent et parle au présent, tout en faisant appel au passé. Inspirés, les prophètes bibliques savent déceler l’action de Dieu dans l’histoire et dénoncent les manquements à l’Alliance, proclament ce qu’il ne faut pas faire, annoncent ce qui va se passer sauf si… Le prophète est celui ou celle qui entretient un rapport direct avec la divinité. Choisi par elle, souvent contre son gré, il reçoit vision, inspiration. Requis pour faire face à l’urgence, il part des dangers du présent, mais il fait appel au passé, pour éclairer, donner sens à ce qui a déjà eu lieu. Si bien qu’en donnant le point de vue de Dieu, en se plaçant de son point de vue, en se faisant son porte-parole (celui qui parle au nom de, comme l’indique la traduction du nabi hébreu par le grec prophetês), en déchiffrant avec sûreté ce qui a eu lieu, il écrit proprement l’histoire, tout à la fois véridique et sacrée puisqu’elle est celle des interventions de Dieu dans l’histoire. Ce qui va se passer, comme ça s’est déjà passé, si rien ne change.
Car, à la différence du Zeus homérique, Dieu peut « changer d’avis » : il peut avoir pitié et agréer la repentance des hommes. « Qui sait si Dieu ne se ravisera pas et ne se repentira pas ? », se dit Jonas, qui, pour cette raison, fait tout pour échapper à sa mission d’aller annoncer aux gens de Ninive que leur ville va être détruite. À la limite, une prophétie serait d’autant plus authentique qu’elle ne s’est pas accomplie ! Puisque ce serait la preuve même de son efficience. Ainsi, selon Martin Buber,
le véritable prophète n’annonce pas des malheurs irrévocables ; il parle de telle sorte que ses paroles se mêlent à la puissance de décision inhérente à l’instant présent, et que ses messages de malheur éveillent précisément cette dernière5.
Récit du temps performatif, la prophétie exhorte à faire, en ménageant une ouverture vers un temps d’après les tribulations (après l’exil, le retour ; après la destruction, la reconstruction ; après le jour de Yahvé, la bénédiction). Si la structure de la prophétie est proche de celle de la divination, le devin comme le prophète travaille d’abord avec et sur le passé, Yahvé est le seul à faire l’histoire. Il fait même servir les ennemis d’Israël aux desseins de sa politique, et le roi Cyrus peut être qualifié de « oint de Dieu ». Donnant à voir le sens de l’histoire, le prophète est aussi le garant de l’espérance (il y aura renouvellement de l’Alliance).
Même si elle s’inscrit dans et s’écrit à partir du genre prophétique, l’apocalypse emprunte d’autres voies. Les exégètes ont d’ailleurs reconnu des passages apocalyptiques chez certains grands prophètes (Isaïe, Ézéchiel). L’apocalypse est elle aussi suscitée par une crise, plus exactement, elle se déploie autour d’un constat d’aporie qu’elle proclame. Le présent est tel qu’il n’y a plus d’issue, regimber, se révolter ou toute autre action ne sert de rien, les impies nous cernent et nous étouffent. Il n’y a plus rien d’autre à faire que de voir venir (au sens premier) la fin et s’y préparer. La crise présente génère d’intenses spéculations, tout particulièrement celle du calcul des temps.
L’apocalypticien déploie des prophéties rétrospectives et réactive d’anciennes prophéties (en les réinterprétant) à l’aide d’un dispositif qui est celui de la pseudépigraphie. On se projette dans le passé pour parler du présent : tout se passe comme si on découvrait le présent à partir d’un point lointain du passé (avec les yeux d’Hénoch, de Moïse ou de Daniel, qui est censé se trouver à Babylone).
Le futur des apocalypticiens, observe l’exégète André Lacocque, est notre présent puisqu’ils se projettent dans un passé éloigné sous des noms d’emprunt pour parler d’événements qui leur sont contemporains6.
Pourquoi ce recours à un point de vue si reculé, pourquoi passer par cette distanciation préalable, qui est une forme du « regard éloigné » ? Tout indique que c’est la seule manière pour éclairer, comprendre ce qui advient, pour nommer l’événement et pour être entendu par les contemporains. Pour construire l’autorité d’une parole qui, pour dire la vérité, doit d’abord être dans le vrai de son époque. Un lien est ainsi noué entre passé et futur, présent en fait, grâce à la vision dont est gratifié l’apocalypticien. Il en va différemment avec l’Apocalypse de Jean, qui se place d’emblée dans le temps nouveau ouvert par le Christ, allant de l’Incarnation à la Parousie.
Apocalypse et histoire
Dans l’article « apocalypse » de son Dictionnaire, Pierre Larousse définissait les apocalypses comme autant d’« essais de ce que nous appelons philosophie de l’histoire », elles qui postulent « un plan divin gouvernant l’histoire ». Ou encore, elles étaient ce que des temps religieux (quand Dieu menait l’histoire) pouvaient produire en fait d’histoire universelle. Revenons une fois encore à Daniel. Le livre est une réplique directe à la persécution menée contre les Juifs par Antiochos, déclarée « abomination de la désolation », entre 168 et 164. Mais ce roi cruel n’est pas sorti de rien. Il s’inscrit dans une lignée mauvaise commencée avec Alexandre : il est même la onzième corne de la quatrième bête, la plus cruelle de toutes. Se donne donc déjà à lire, sur un mode allégorique, une histoire du monde hellénistique entre ive et iie siècle (vue depuis Jérusalem). Or exactement dans les mêmes années, un Grec lance, lui aussi, mais depuis Rome, où il est retenu comme otage, une proposition d’histoire universelle bien différente. Pour Polybe, en effet, au monde nouveau de la domination romaine, phénomène sans précédent, doit correspondre une nouvelle histoire, globale, dirions-nous aujourd’hui, avec Rome, comme instrument de la Fortune, dans le rôle principal. Mais, à l’évidence, nulle perspective apocalyptique ou même eschatologique ne vient orienter ce temps et annoncer la fin. Aussi Polybe est-il assez embarrassé pour envisager l’avenir de l’empire de Rome : finira-t-il, comme tout ce qui naît, vit et meurt, mais quand et comment ?
Le récit de Daniel commence en réalité avant, au vie siècle, avec le siège de Jérusalem par Nabuchodonosor et l’Exil. Enfin, par un dernier élargissement de l’allégorie, tant la statue vue en rêve par Nabuchodonosor que la vision des quatre bêtes surgissant de la mer embrassent toute l’histoire et annoncent l’imminente advenue de sa fin. Daniel eschatologise le thème ancien de la succession des métaux (de l’or au fer) et bestialise celui de la succession des empires, qui a été un des grands schèmes de l’histoire jusqu’à l’époque moderne. Les quatre royaumes, qui se succèdent, mais qui, en un autre sens, du point de vue de Dieu, n’en forment qu’un seul (foncièrement mauvais), vont bientôt disparaître pour être remplacés par le cinquième royaume, celui qui n’aura pas de fin. On sort bien du temps humain pour entrer dans l’éternité de Dieu. Seules cette mise en perspective et cette récapitulation permettent de comprendre ce qui est en train de se jouer et de fixer les règles de conduite à adopter pour traverser les épreuves du jour, qui, aussi terribles soient-elles, ne dureront pas toujours. L’échéance apocalyptique, que l’on voit se rapprocher, est ce qui rend possible la saisie synoptique d’une histoire à partir de sa fin.
D’où l’extrême importance du calcul des jours séparant encore du tout autre. Il y a une histoire de ces computations, dont nous avons bien du mal à comprendre à quel point elles ont été l’objet d’âpres disputes, oiseuses nous semble-t-il, et ont amené les exégètes médiévaux, en particulier, à déployer des trésors d’inventivité en fonction des règles de lecture des Écritures, selon les rapports établis par les chrétiens entre Ancien et Nouveau Testaments (selon le principe de la concordia) et, de préférence, sans s’opposer de front à Augustin. Les points les plus controversés ont été le positionnement du millenium annoncé par Jean et celui du règne de l’Antichrist. Dénoncer un personnage comme Antichrist, le pape par exemple, comme cela s’est pas mal pratiqué tout un temps, était, en effet, une façon de s’assurer que le temps apocalyptique était bel et bien enclenché et que la fin se rapprochait. Puisque l’Antichrist, dès lors souvent nommé Antéchrist, était déjà aux affaires.
Calculer la fin en jours, années, semaines d’années ou jubilés est une chose, la calculer en fixant une date absolue en est une autre. Quand Joachim de Flore se risque à fixer l’ouverture du troisième âge, celui de l’Esprit, en 1260, il inscrit l’eschatologie dans la chronologie. Il la chronologise et fait, en quelque façon, de la perspective apocalyptique, non plus seulement l’horizon, mais le moteur même de l’histoire. Les révolutionnaires de tous poils s’en souviendront. C’est là un ébranlement majeur, dont Henri de Lubac s’est employé à suivre les effets de proche en proche jusqu’à l’époque moderne7. En reconnaissant trois évangiles, celui du Père, celui du Fils et celui de l’Esprit ou Évangile éternel, qui était sur le point d’advenir, Joachim fait se rejoindre le temps apocalyptique et le temps chronologique de la cité des hommes. Ce qu’Augustin, avec ses deux cités, celle de dieu et celle des hommes, poursuivant leur course jusqu’au jour du Jugement, avait soigneusement évité. Joachim procède ainsi à une temporalisation de la Trinité et à une historisation, au moins partielle, de l’eschatologie, témoignant ainsi de « la résistance séculaire de l’apocalyptique à toute réduction du futur à l’au-delà8 ». Car la question est bien là. Où passe la frontière ? En deçà déjà, un peu au moins, du jour du Jugement, ou au-delà, et rien qu’au-delà.
Dans la mesure où l’apocalypse est regard inquiet, désespéré, exalté du présent sur lui-même, elle est présentiste. Elle est une pensée de la fin pour un présent fermé. Mais elle est aussi, du même mouvement, promesse de sortie de crise par sortie du temps, c’est-à-dire par arrachement à ce temps de la crise et entrée imminente dans un futur de paix. Si bien qu’aussi longtemps qu’elle demeure sur l’horizon, rien, aucun échec, aucun délai ne peut l’infirmer. Il suffit de la réactiver, de la reformuler quelque peu, de l’adapter au moment présent, de l’actualiser. On peut toujours reprendre les calculs. Daniel l’avait déjà fait pour les prophéties de Jérémie, Jérôme le fera pour Daniel, et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui. Qu’il s’agisse des élucubrations sur la fin du monde (une des dernières en date ayant été le 21 décembre 2012) ou de ces formules, un temps banales, répétant que plus la situation était mauvaise, meilleures étaient les perspectives (révolutionnaires).
L’apocalypse enfin peut opérer comme fin finale de l’histoire. Apocalypse tronquée, ou négative, elle n’ouvre plus sur du tout autre. Pas de monde ou d’homme nouveaux au-delà de l’horizon. De telles visions apocalyptiques, plus ou moins radicales, ont circulé dans les années de la Grande Guerre. La thématique, assez largement partagée, au début des années 1920, de la ruine des civilisations, reconnue par Paul Valéry, en représente une version moins brutale sous la forme d’un naufrage à terme inéluctable. Aujourd’hui, ces apocalypses négatives, ont été remplacées par la catastrophe. Devenue le terme générique, la catastrophe mobilise volontiers un vocabulaire, des images, voire des schèmes empruntés à l’apocalyptique traditionnelle. Mais elle n’ouvre évidemment ni sur un autre monde ni sur un autre temps. Elle survient, renverse le cours des choses, suspend le déroulement habituel du temps. Puis, on passe à autre chose ou on revient à l’ordinaire, on répare, on efface les traces, en attendant la suivante. Et ainsi de suite. Ce qu’explore désormais volontiers la littérature et, plus encore, le cinéma, c’est l’après-catastrophe. En est un bon exemple, la Route de Cormac McCarthy, roman puis film, qui décrit longuement un monde en train d’achever de se défaire et où l’homme est proprement redevenu un loup pour l’homme. L’apocalypse a eu lieu, mais en plus l’après dure. Voire, il n’y aura plus que de l’après. Ce que se garde bien d’affirmer catégoriquement McCarthy.
L’Ange de l’histoire, dont Walter Benjamin a fait sa neuvième thèse sur l’Histoire, se situait à la charnière entre apocalypse et catastrophe. Avec l’ange et sa vision synoptique de l’histoire, on est encore, en effet, dans un dispositif apocalyptique. Mais, emporté par le vent du progrès, l’ange « tourne le dos à l’avenir », tandis qu’à « ses pieds s’accumulent les ruines d’une seule et unique catastrophe ». On change de registre. C’est celui du retournement du régime moderne d’historicité ou de son envers. L’histoire n’est plus progrès, mais, au contraire ou simultanément, marche ininterrompue à la catastrophe. Ce n’est pas, on le sait, le dernier mot de Benjamin en la matière, puisque ses thèses ont pour but de rouvrir la possibilité d’un temps messianique, qui est aussi celui de l’action révolutionnaire.
Catastrophe a longtemps été un mot du vocabulaire littéraire, signifiant le dénouement, malheureux et funeste, d’un poème dramatique. Ce n’est qu’à l’époque moderne, au xixe siècle, remarquait Larousse, qu’il a pris le sens restreint de « malheur décisif ». À la différence de l’apocalypse qui est, si j’ose dire, un fusil à un coup, la catastrophe est susceptible de se répéter. Nous sommes même entrés, disons-nous volontiers, dans le « temps des catastrophes » (climatique, sanitaire, nucléaire, ou autre9). Par là, nous voulons indiquer qu’il y a un lien entre ces catastrophes et que ce qui les relie, c’est ce que nous avons fait, faisons ou, plus encore, ce que nous différons ou refusons de faire. De cette prise de conscience découlent des propositions à reconsidérer complètement l’histoire moderne, non plus comme l’histoire du progrès rythmé par les révolutions industrielles successives, mais comme une géo-histoire, dénommée Anthropocène et qui commencerait en 1783, avec la machine à vapeur de James Watt10. Soit quand l’impact de l’action humaine sur le système de la Terre devient de plus en plus marqué et, surtout, déclenche de l’irréversibilité. Si bien qu’aujourd’hui, après un peu plus de deux siècles, nous nous trouvons dans la situation inédite d’avoir enclenché un nouveau temps messianique, mais négatif, avec à l’horizon une apocalypse possible qu’il faut tout faire pour, au moins, retarder, détourner et, si possible, empêcher. Parmi les éveilleurs, on peut citer Günther Anders, qui a été un des tout premiers à questionner notre « aveuglement à l’apocalypse », alors même qu’avec la bombe atomique, nous étions devenus « les seigneurs de l’apocalypse ». S’il méditait sur les conséquences de la bombe11, il ne pouvait encore prévoir la question inédite qu’allait poser le traitement des déchets nucléaires. Hans Jonas, de son côté, a formulé son « principe responsabilité12 », en n’hésitant pas à mobiliser la peur. Jean-Pierre Dupuy, en lecteur d’Anders et de Jonas, a bâti sa théorie du « catastrophisme éclairé13 ». Voir en eux des apocalypticiens d’aujourd’hui serait erroné. À tout prendre, ils sont plus du côté des prophètes, de ceux qui annoncent ce qui va se passer, sauf si… Mais nos sociétés européennes vieillissantes, minées par la crise, vaccinées contre les futurismes, engluées dans le présentisme, sont préoccupées par l’immédiat et tentées par le repli sur soi, alors même que le capitalisme ne peut remettre à demain le profit d’aujourd’hui et ne peut pas ne pas maximiser le profit d’aujourd’hui. Suffit alors l’apocalypse sur écran plat.
- *.
Historien, directeur d’études à l’Ehess. Il a récemment publié Croire en l’histoire (Paris, Flammarion, 2013). Voir son dernier article dans Esprit, « Des usages de l’Antiquité dans l’histoire » (novembre 2013).
- 1.
André Vauchez (sous la dir. de), l’Attente des temps nouveaux. Eschatologie, millénarisme et visions du futur du Moyen Âge au xxe siècle, Turnhout, Brepols, 2002.
- 2.
Sous le titre « Vivement la fin des temps ! », Le Monde des livres (25 avril 2014) a consacré une double page à des ouvrages récemment parus abordant cette question.
- 3.
Voir Louis Andrieu, « Apocalypse, des images conflictuelles ? », Esprit, mai 2014.
- 4.
Voir l’article de Pierre Gibert dans ce numéro, p. 54.
- 5.
Martin Buber, la Foi des prophètes, traduction M.-B. Jehl, Paris, Albin Michel, 2003, p. 169.
- 6.
André Lacocque, Daniel et son temps : recherches sur le mouvement apocalyptique juif au iie siècle avant J.-C., Genève, Labor et Fides, 1984, p. 87.
- 7.
Henri de Lubac, la Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, Namur, Culture et vérité, 1979 et 1981.
- 8.
Henry Mottu, la Manifestation de l’Esprit selon Joachim de Flore, Neuchâtel/Paris, Delachaux et Niestlé, 1977, p. 272.
- 9.
Voir Esprit, mars-avril 2008, « Le temps des catastrophes », en particulier, Jean-Louis Schlegel, « L’eschatologie et l’apocalypse dans l’histoire : un bilan controversé ».
- 10.
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, l’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013. Voir le compte rendu d’Olivier Fressard dans Esprit, mai 2014.
- 11.
Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2008.
- 12.
Hans Jonas, le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2012.
- 13.
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2004.