
Comment rouvrir les futurs ? Entretien avec François Hartog
Est-il encore possible de se projeter dans l’histoire ?
Se projeter dans l’histoire implique qu’elle soit porteuse d’un projet, soit un futur, vers lequel aller. Pris sous cet angle, l’Exode est peut-être le prototype de toute histoire, et les deux Cités de saint Augustin en marche jusqu’au dernier jour en sont une reprise. Bien entendu, c’est avec le temps moderne, porté par le progrès, et avec le concept moderne d’histoire comme processus que se projeter, tant pour les individus que pour les communautés, est devenu un impératif. Le moment clé est celui de la Révolution française, quand Robespierre exhortait ses concitoyens à en accélérer le cours. L’homme peut faire l’histoire et le révolutionnaire doit la faire. Quand, en 1882, Renan propose sa définition moderne de la nation, comme volonté de faire encore des choses (grandes, si possible) ensemble, il inscrit la forme politique de la nation dans ce temps ouvert vers le futur. Elle est, pour ce temps au moins, la meilleure façon d’articuler le passé, le présent et le futur d’une société.
Le présent de la commémoration
Au cours du xixe et d’une bonne part du xxe siècle, l’histoire-processus, que l’on gratifia alors volontiers d’un H majuscule, et l’histoire des historiens (devenus en cours de route des professionnels) ont marché du même pas. Et longtemps, les historiens ont eu pour principal, sinon unique, objet d’étude, la nation, la leur de préférence, dont il était nécessaire de retracer les origines et de suivre les avancées devant déboucher sur un accomplissement, déjà presque à portée de main ou encore lointain, mais, dans tous les cas, ces histoires, toutes téléologiques, s’écrivaient bien à partir du futur. Les politiques savaient où ils devaient aller et les historiens ce qu’ils devaient aller chercher dans les archives. Cette présentation trop simple, à coup sûr, n’en indique pas moins une tendance de longue durée, à savoir la force du futur et l’évidence conférée à l’avenir.
Trop simple, car tout le monde ne marchait pas dans la même direction, et certains, parfois nombreux, prétendaient même revenir en arrière. Les restaurations et autres réactions, qu’elles aient été politiques, religieuses, sociales ou artistiques, en témoignent clairement et, plus d’une fois, dramatiquement, mais ces mouvements sont, eux-mêmes, pris dans cette marche en avant, cette force d’entraînement du futur vers lequel il faut marcher de plus en plus vite. Les opposants voulaient pouvoir sauter du train de l’histoire ou croyaient pouvoir l’arrêter.
Quant à l’histoire comme genre, elle avait derrière elle une longue tradition de laudatio temporis acti (selon le refrain « c’était mieux avant »), qui remonte au moins jusqu’à Tite-Live ! Célébrer les débuts glorieux et vertueux de la république romaine était une façon d’« oublier » les maux du présent, ceux des guerres civiles. Avec l’histoire moderne, l’« oubli » du présent persista, d’une certaine façon, mais se transforma en préalable méthodologique d’une histoire objective du passé. L’histoire moderne a, malgré tout, été tiraillée entre deux modèles d’écriture : l’ancien (celui de l’historia magistra vitae) et le nouveau, où c’était le futur qui éclairait le passé. Si nous prenons quelque distance, nous percevons clairement que les histoires (les plus intéressantes ou les plus importantes) ont été des réponses, des répliques, pour employer un mot de Ricœur, immédiates ou différées à des crises : de Thucydide à Braudel (sa Méditerranée a été achevée dans l’oflag où il était prisonnier) ou à Reinhart Koselleck (dans l’Allemagne d’après 1945). Sans oublier Marc Bloch.
Trop simple aussi, car ce que je nomme « régime moderne d’historicité », soit cette manière de donner le premier rôle au futur dans nos expériences du temps, n’a pas régné sans partage de 1789 à 1989. De profondes remises en question sont intervenues avant la chute du communisme, qui s’était voulu la plus futuriste manière d’être au monde. Les deux guerres mondiales et leurs après-coups en ont été de majeures. Si, pour Marx, les révolutions devaient être les « locomotives de l’histoire », nous savons que le train de l’histoire a déraillé et qu’il a même conduit à la rampe d’Auschwitz. De ces catastrophes intervenues en Europe et de cette négation de l’humanité de l’homme, ni le futur ni le progrès ne se sont remis, même si les nécessités des reconstructions et la guerre froide ont d’abord conduit à une ruée vers le progrès (et à une course aux armements) dont l’ampleur et le rythme ont été stupéfiants. Puis des failles sont apparues dans ce temps qui avait pour mots d’ordre « modernisation » (au Nord) et « développement » (au Sud), et tout ce passé, que l’on voulait passé et qui ne l’était pas, est remonté à la surface. Il a fallu, en gros, vingt-cinq ans pour que nos sociétés occidentales en prennent de plus en plus nettement conscience.
En ces années aussi, le futur commença à être perçu comme fermé, tandis que le présent devenait, pour ainsi dire, la seule catégorie temporelle disponible, cannibalisant les deux autres. Dès lors, la mémoire, le patrimoine, les commémorations et l’identité s’imposèrent et devinrent les maîtres-mots de ce moment que j’appelle présentiste. Ainsi, pour Henry Rousso, dans son dernier livre, « la mémoire constitue sans nul doute le grand mythe contemporain des sociétés démocratiques modernes, une forme de conjuration contre la répétition des catastrophes de l’histoire récente1 ». Mais on commence à voir, conclut-il, les limites de ce « régime mémoriel », dans lequel il s’agit de « faire face au passé », d’« affronter le passé pour préparer l’avenir », comme si le passé était « devant nous », un « obstacle à surmonter ». Comme si, par une sorte de renversement, le passé avait pris la place du futur, ne nous laissant que le présent de la commémoration.
Dans une telle configuration, qu’en est-il de la politique ?
La politique, au sens moderne également, a pris son essor avec le régime moderne d’historicité. Relisez n’importe quel discours de Condorcet à Jaurès, et même à de Gaulle ! Par définition et par position, l’homme politique avait une vision, et invitait, voire forçait à aller de l’avant au plus vite vers un avenir (plus ou moins) radieux. Aujourd’hui, nous reprochons à des politiques, qui n’en peuvent mais, de ne pas avoir de vision, mais dès lors que le futur ne les éclaire plus, ils marchent à l’aveuglette ou piétinent. En régime présentiste, les hommes et les femmes politiques sont dans la gouvernance, la communication et la réaction (je veux dire qu’ils sont jugés sur leur rapidité à réagir à un événement et à se montrer sur les lieux d’une catastrophe). Au pire, la politique ne se loge plus que dans les flux des tweets qui, à chaque instant, surgissent, se contredisent et s’annihilent. On est passé de la politique exercée en régime présentiste à une politique résolument présentiste, où les sondages incessants par Internet, le recours aux big data, les éléments de langage et les effets d’annonces dictent ce qu’il faut dire jour après jour et à qui.
La « réforme » a été l’un des grands slogans du xixe siècle. Plus acceptable que le mot « révolution », la réforme se présentait comme une révolution par étapes. Mais avec elle, on marchait bien vers le futur. Aujourd’hui, la réforme est devenue synonyme d’ajustement, d’adaptation (qui n’a que trop tardé) à une situation présente, et est immédiatement comprise par les intéressés comme une « régression ». Si bien qu’une réforme en appelle immédiatement une autre, parfois avant même que la précédente n’ait été pleinement appliquée. Depuis que je fréquente l’Éducation nationale, j’ai toujours entendu le mot « réforme » !
La menace de la catastrophe
Remarquons que le futur a fait un retour depuis quinze ou vingt ans, mais sous la forme inédite de la menace. Certes, il y avait eu auparavant la menace nucléaire, mais la manière de contrer la menace était justement d’accélérer encore la course au progrès des armes. Aujourd’hui, la menace se nomme « catastrophe ». Esprit avait d’ailleurs consacré un dossier, en mars-avril 2008, à ce que la revue avait justement nommé « Le temps des catastrophes2 ». Nous avons progressivement dû admettre que ce que nous faisons, et, plus encore, ce que nous ne faisons pas aura des conséquences jusque dans un avenir si lointain qu’il ne représente à peu près rien mesuré à l’échelle d’une vie humaine et moins que rien à celle d’un mandat électoral. Il suffit de nommer les déchets nucléaires et le réchauffement climatique, à savoir cette « intrusion de Gaïa » – pour reprendre l’expression d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour – qui n’est pas près de disparaître3. Comment faire place à ces temporalités très discordantes dans nos institutions démocratiques, c’est-à-dire comment trouver le moyen de les articuler ? Il n’est pas facile de transmuer cet avenir-là en espérance.
D’autant moins que les premières réactions des politiques ont souvent été la dénégation, le refus de voir ou alors le recours à un optimisme scientiste (la science trouvera un moyen de régler la question, faisons-lui confiance). Autant d’attitudes qui préservent, non pas du tout le futur, mais la défense du présent (« ne changeons rien ») et renforcent encore le présentisme ambiant. Voilà qui brouille fortement les repères de la politique, celle qui était en prise directe avec le temps moderne, et laisse le champ libre à une autre politique qui, en prétendant prendre en charge le sentiment d’abandon de beaucoup et contrer les menaces qui s’amoncellent, fait appel aux peurs, aux émotions, au ressentiment, à la haine. La campagne de Donald Trump en a offert un condensé. C’est là une autre forme de politique qui, tout en invoquant un passé mythique et un futur qui ne l’est pas moins, ne sort pas de l’immédiat le plus immédiat. Dévoré par le présentisme, cette politique atteint le degré zéro de ce qu’on avait encore coutume de désigner comme la politique.
Dans ce régime présentiste, que peut faire l’historien ? Une histoire critique qui en montre les limites ? Le moment est aussi marqué par le sentiment d’une fin possible, nous voyons des prophètes de toutes sortes se manifester et des scénarios apocalyptiques se diffuser. Quel éclairage l’historien peut-il apporter ?
Pour le présentisme et ses limites, il y eut le temps du diagnostic auquel j’ai participé par mon livre Régimes d’historicité4. Je l’ai fait en historien, mais pas seulement pour les historiens. Aider à une prise de conscience que quelque chose avait déjà changé et était encore en train de changer dans nos expériences du temps paraissait un travail utile : une incitation à un effort de lucidité. Après, il revenait à chacun d’en tirer les conséquences pour son propre questionnaire.
Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là, même si le diagnostic s’est trouvé plutôt confirmé qu’infirmé. Dans cette nouvelle « condition numérique » que beaucoup cherchent à cerner, et qu’on peut regarder comme une nouvelle condition historique, il est patent que le présent règne en maître. De plus, il est devenu clair que le présentisme n’était pas le même pour tous. Il y en a au moins deux, un qui est choisi, celui des connectés et des gagnants de la mondialisation, et un autre qui est subi, précisément par tous ceux à qui le projet est interdit, qui vivent au jour le jour et dont le nombre va croissant, tels ceux qu’on nomme désormais les « migrants » (soit des gens dont la seule qualité serait d’être en train de migrer, enfermés dans un présent qui dure, sans passé et sans avenir). Les termes « émigrés » et « immigrés » indiquent, au moins, un mouvement dans l’espace et dans le temps. Le migrant est ballotté sur une embarcation de fortune au milieu de la Méditerranée. Ainsi, loin d’être uniforme et univoque, le présent présentiste est fracturé, traversé de failles qui manifestent des temporalités désaccordées ; et plus les désaccords s’approfondissent, plus les risques de conflits augmentent. Foucault assignait au philosophe la tâche de « diagnostiquer le présent », c’est-à-dire ses failles ; l’historien peut, je crois, le faire aussi à sa façon, en étant attentif à ce qu’Ernst Bloch avait appelé le « simultané du non-simultané », en faisant surgir, de l’apparente contemporanéité de tout avec tout, les différentes temporalités qui traversent ou minent ce présent impérieux. C’est une façon, parmi d’autres, d’éclairer le moment contemporain et d’appréhender l’actualité.
Quand le futur s’efface ou devient si menaçant qu’on désespère d’avoir encore prise sur lui, c’est un bon moment pour les prophètes du bonheur ou du malheur. Vous pouvez changer votre présent (le bonheur est à votre porte) ou votre présent va empirer (mais vous n’y pouvez rien). Quant à la mobilisation de schémas apocalyptiques, c’est, si je puis dire, une vieille affaire, depuis le livre de Daniel au moins. En situation de crise, sans issue aucune, ne reste plus qu’à guetter les signes avant-coureurs d’un total bouleversement, qui verra les persécutés et les justes finalement reconnus, et à compter les « jours » qui les séparent de la fin. Aujourd’hui, l’apocalypse fait recette, en particulier sur les écrans, mais il s’agit d’une apocalypse négative, qui n’ouvre pas sur du « tout autre » et qui s’intéresse au jour d’après. La Route de Cormac McCarthy m’avait frappé par cette exploration de l’après, d’une Terre qui n’est plus que cendres et d’un temps qui n’est plus qu’un présent glacé5. Ces apocalypses d’aujourd’hui sont, en fait, des catastrophes, qui reprennent un certain nombre de traits de l’apocalypse d’antan ! Pour ceux qui y croient, l’apocalypse fait sens, la catastrophe, non : elle vous tombe littéralement dessus. L’apocalypse n’arrive qu’une fois, c’est bien pourquoi elle peut toujours être différée (on peut toujours reprendre les calculs de son advenue) ; la catastrophe, en revanche, se répète. Tout ce que l’on peut faire, c’est s’employer à la prévenir, à la détourner, à la retarder. On ne retarde pas l’apocalypse. L’une et l’autre relèvent de deux temporalités différentes. La catastrophe est une apocalypse pour temps présentiste. Günther Anders, Hans Jonas, Jean-Pierre Dupuy ne sont pas des apocalypticiens, mais sont plutôt dans la posture du prophète : voici ce qui va arriver, sauf si… Les prophètes bibliques laissent toujours une étroite ouverture permettant, par un changement de comportement (un retour à l’Alliance), que la prophétie (de malheur) ne se réalise pas. Une bonne prophétie est, en somme, une prophétie qui ne s’est pas réalisée.
Sortir du présentisme
Au-delà d’une critique du présentisme, que peut proposer l’historien ?
Depuis peu, on entend des appels, voire des injonctions, à s’extraire du « court-termisme » ambiant. Pour les politiques, cela veut dire être à même de proposer, à nouveau, une vision (ou, en version soft, du rêve) et, du côté des historiens, rouvrir l’histoire. Cela suffit-il ? Sûrement pas, mais c’est un signe et un début. On ne sort pas du présentisme comme on passe de l’heure d’hiver à l’heure d’été, mais nulle raison, non plus, de le vivre sur le mode du bien connu « il n’y a pas d’alternative ». Que veut dire sortir du présentisme ? Rouvrir le futur, oui, mais quel futur ? Pas celui du régime moderne d’historicité, qui, si j’ose dire, a largement fait ses preuves. Rouvrir aussi le passé, mais, également, lequel ? Tant que la lumière venait de l’avenir, le passé était, lui aussi, éclairé. L’historien savait quoi retenir et quoi oublier du passé. L’histoire (des vainqueurs) s’écrivait aisément, sinon allégrement. Mais quand cette lumière a disparu, le passé s’est, lui aussi, obscurci. Ce qui a laissé toute sa place à la mémoire et à l’histoire des oubliés, des minorités, des vaincus. Mais avec les limites de ce régime mémoriel analysées par Rousso.
Une autre voie, balisée par Walter Benjamin et, plus encore, par Paul Ricœur (souvent réunis en dépit de ce qui les sépare), invite à rouvrir l’avenir en partant du passé. Sa réouverture passe par le dégagement des possibles du passé qui n’ont pu advenir. Le passé n’est justement pas (que) le passé, c’est le futur inaccompli du passé qui nourrit le futur et qui reliant ainsi passé et futur peut permettre une transmission effective et une action significative. On est loin de l’avenir moderne, dont la Révolution a été tout un temps la figure centrale, puisque le premier mouvement est de se tourner vers le passé pour en dégager les « potentiels ». Il ne s’agit pas non plus de réactiver l’ancien modèle de l’historia magistra, où le passé est le modèle. Plusieurs livres tout récents, qui se placent nettement dans cette perspective, ont au moins valeur de signes6. À la limite, on pourrait parler d’une approche de type prophétique du passé : d’un passé déchiffré comme annonce ou préfiguration mais, attention, simplement possible, dans la mesure où nulle Révélation ne vient donner un sens univoque à cet « Ancien Testament » à retrouver qu’est le passé. Ce sont bien autant de tentatives pour sortir du présentisme, en rétablissant une circulation effective entre passé, présent et futur. Qu’il y en ait d’autres me paraît souhaitable, et je vois mon livre à paraître sur Ernest Renan comme une manière d’y contribuer. Une société, pour « faire société », a besoin d’un moteur à trois temps.
- 1.
Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, coll. « Histoire », 2016.
- 2.
Voir aussi François Hartog, « L’apocalypse, une philosophie de l’histoire ? », Esprit, juin 2014.
- 3.
Voir Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015 ; B. Latour, les Empêcheurs de penser en rond, Paris, La Découverte, 2015 ; Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2013.
- 4.
F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2003 (réédition Seuil, coll. « Points Histoire », 2012).
- 5.
Cormac McCarthy, la Route, trad. de l’anglais par François Hirsch, Paris, Éditions de l’Olivier, 2008.
- 6.
Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, les Potentiels du temps. Art et politique, Paris, Manuella Éditions, 2016 ; Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2016 et Peter Wagner, Sauver le Progrès. Comment rendre l’avenir à nouveau désirable, Paris, La Découverte, coll. « L’Horizon des possibles », 2016.