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Hésitations sur les politiques culturelles du numérique : les rapports Tessier et Zelnik

février 2010

#Divers

Coup sur coup, deux rapports sont sortis qui entendent traiter de la culture numérique et de la stratégie qu’il conviendrait de mener en direction de l’ogre Google. Le rapport confié à Patrick Zelnik, Pdg du label Naïve et porte-parole des indépendants de la musique, Jacques Toubon, ancien ministre de la Culture, président du conseil d’orientation de l’établissement public de la porte Dorée (Cité nationale de l’histoire de l’immigration), et Guillaume Cerutti, président directeur général de Sotheby’s France est intitulé Création et internet. Le rapport oscille entre la boîte à idées, avec diverses propositions destinées à soutenir les industries culturelles affectées par la montée en puissance des usages transitant par le numérique, et l’usine à gaz, avec la proposition de la mise en place d’une taxe ainsi que de diverses subventions directes et indirectes.

De son côté, le rapport confié à Marc Tessier propose un excellent état des lieux des principales bibliothèques numériques, une analyse des accords passés entre les bibliothèques et Google, et des pistes d’action. Alors que le premier propose la taxation des revenus publicitaires des moteurs de recherche, une taxe déjà surnommée « taxe Google », le second avance l’idée de créer une filière commune à la Bibliothèque nationale de France et à Google afin de numériser massivement les documents selon une logique de mutualisation des coûts et d’échanges de fichiers. On peut se demander si ces deux stratégies sont complémentaires ou concurrentes. On peut regretter que les deux rapports n’aient pas donné lieu à une réflexion un peu plus concertée.

La musique et la culture de la gratuité

Le rapport Zelnik commence par s’attaquer à la question du téléchargement illégal. Centré sur la question de la musique, il propose la mise à disposition d’une carte intitulée Musique en ligne destinée à inciter les jeunes internautes (15-24 ans, soit, nous dit-on, un million d’utilisateurs) à troquer leurs pratiques actuelles de téléchargement contre des pratiques légales. 50 % du coût de la carte est pris en charge par l’État, soit environ 20 euros et 50 % par le jeune internaute. La carte présenterait un avantage non négligeable : en effet, on a souvent préconisé la licence globale parce que les très jeunes internautes ne disposent pas de carte bancaire. La mesure leur permettrait de payer pour leurs téléchargements ; elle serait utilisable sur un portail de référencement de l’offre en ligne. L’objectif est de créer de nouvelles habitudes, d’enclencher un mouvement vers des pratiques d’achat vertueuses.

Bien entendu, on en espère aussi un effet de levier sur les revenus de l’industrie musicale. Comme fréquemment, cette subvention à la demande revient ainsi à subventionner l’industrie musicale. En soi, pourquoi pas ? Mais est-il légitime de soutenir à l’aveugle un secteur dominé à 80% par trois majors de taille mondiale ? Ne vaudrait-il pas mieux soutenir sélectivement la création la plus menacée ?

À cette première objection, il faut en ajouter une autre, de nature idéologique et économique. Si la connaissance du caractère illégal du téléchargement est de plus en plus avérée, le sentiment de la légitimité de la transgression est plus ancré encore. L’idée que la culture appartient à tous est difficile à contrer. Le rapport fait l’hypothèse implicite qu’une baisse du prix (via la subvention) suffira à l’incitation. Or l’enjeu n’est pas de baisser le prix, mais de contrer le rapport à la gratuité. À supposer que cette logique puisse fonctionner, le prix de la carte, même réduit de moitié, peut être dissuasif. En effet, le rapport évalue le consentement à payer moyen à 5 à 7 euros par mois, toutes générations confondues, soit une somme bien moindre chez les jeunes. Comment convaincre celui qui est prêt à dépenser quelques euros d’en débourser deux dizaines pour la seule raison que l’État lui doublera la mise ? La révision des comportements serait probablement très faible ; a-t-on procédé à deux ou trois scenarii possibles afin d’évaluer les coûts et les avantages de la mesure ? Il semble que non.

Toujours au sujet de la musique, le rapport refuse la licence globale, mais avoue que ce serait une bonne solution de demander ce qu’on appelle la rémunération équitable (c’est-à-dire un forfait sur les recettes) pour les sites de streaming type Deezer. Pas de forfaitisation d’un côté, et forfaitisation de l’autre. On refuse la licence globale, mais on en reconnaît l’utilité ou le bien-fondé. En revanche, un point fort du rapport réside dans la mise en place d’un système de gestion collective des droits, conseillée, et, si elle n’est pas adoptée « spontanément », imposée, pour la gestion des droits musicaux sur l’internet.

Le rapport est moins élaboré pour le livre et le cinéma. Pour le livre, les préconisations sont centrées sur l’extension du régime du prix unique du livre au livre numérique, l’alignement du taux de Tva du livre numérique sur celui du livre papier (5, 5 % contre 19, 6 % à l’heure actuelle), l’abondement du Centre national du livre (Cnl) de 10 à 15 millions d’euros par an et la création d’un portail commun pour le livre numérique. Le texte va même plus loin encore en demandant un taux réduit pour tous les produits culturels. Or cela dépend de Bruxelles ; plus on en demande, et moins on a une chance d’aboutir. On aurait mieux fait de se battre pour cela plutôt que pour la Tva réduite dans la restauration qui n’aura que très marginalement baissé les prix et créé des emplois. Pour le cinéma, plusieurs autres mesures sont prévues : révision de la chronologie des médias (pour la Vod par abonnement), crédit d’impôt, abondement de l’Ifcic, l’organisme de financement des projets culturels, de 10 millions d’euros, etc.

L’ensemble de ces dispositifs requiert au total un financement de l’ordre de 50 millions d’euros. Une taxe est prévue, qui repose sur une idée simple et convaincante : taxer les revenus publicitaires en ligne des « grands acteurs » du web, comme Google, Yahoo, Microsoft ou…Facebook, sur la base des revenus générés par les clics sur les liens sponsorisés qu’ils proposent. Puisque les moteurs de recherche tirent des revenus de la mise à disposition d’œuvres qu’ils n’ont pas financées (dans la droite ligne de ce que l’on appelle chez les économistes un « passager clandestin »), il serait logique de leur demander de participer à ce financement via une taxe sur les clics publicitaires, et cela d’autant que ces sociétés sont basées dans des pays étrangers. La question est de savoir jusqu’à quel point, dans l’univers numérique où un principe de justice ne donne pas nécessairement naissance à une décision applicable, la taxe Google a un sens.

Les livres et le maintien d’un accès public

C’est justement sur les rapports avec Google que le rapport Tessier se centre, même s’il traite nombre de questions adjacentes. Le rapport rappelle avec raison que la question des bibliothèques numériques est posée dès 1971 avec le « projet Gutenberg ». La Bibliothèque nationale de France lance sa bibliothèque numérique, savante et très sélective au départ, en 1997. Celle-ci a évolué vers la numérisation de masse. Elle franchit une étape grâce à un partenariat avec les éditeurs qui lui permet d’entamer une politique d’accès à des contenus numériques sous droits via Gallica. Le site comprend aujourd’hui plus de 950 000 documents, dont 145 000 livres. Le rythme de numérisation est de 100 000 documents par an depuis l’an passé.

Quant à Google, il lance son projet en 2004, avec l’ambition de numériser 15 millions d’ouvrages en dix ans, en s’appuyant principalement sur les ouvrages conservés dans de grandes bibliothèques – la New York Public Library et les bibliothèques des universités de Harvard, Stanford, du Michigan, ainsi que celle d’Oxford. Avancé au départ à la hussarde, le projet soulève la colère du monde éditorial, du fait de la numérisation de livres sous droits, entamée sans autorisation. On est dans une phase intermédiaire, de recours juridiques en cours ou achevés.

Pour l’usager, et à l’heure actuelle, la plate-forme Google Book Search permet d’effectuer des recherches sur l’intégralité de plus de 10 millions de livres. Parmi ces livres, 2 millions ont été numérisés en partenariat avec les éditeurs et 1, 5 million relèvent du domaine public. Les autres ouvrages, sous droits, ont été numérisés sans accord des ayants droit.

Concernant la numérisation entamée par Google et les accords passés ou en voie de l’être, trois préoccupations sont à souligner : bien entendu, celle du non-respect des droits d’auteur, puis celle de la pérennité, à long terme, du patrimoine écrit numérisé, et enfin celle de l’accès.

Sur tous ces points, les accords sont insuffisants. En effet, ils ne prévoient pas d’obligation pour Google de faire bénéficier les fichiers remis à la bibliothèque d’éventuelles innovations qu’il apporterait à ses propres fichiers. De même, les bibliothèques doivent pouvoir conserver une liberté réelle de travail et d’utilisation sur les fichiers. Or les accords intègrent des clauses d’exclusivité, logiques du point de vue d’un acteur privé, mais discutables du point de vue d’institutions gérant des collections publiques. Google se retrouve de ce fait en position dominante sur le « marché » de la recherche d’information et de l’accès aux contenus numériques. Et cela d’autant que la durée des clauses d’exclusivité est de plus de vingt ans.

Face à cela, le rapport avance, outre la relance d’une impulsion européenne, tant en direction des autres bibliothèques européennes que du portail Europeana, ce qui laisse un peu dubitatif, deux propositions.

La première consiste en un changement d’échelle de la numérisation des ouvrages et du mode de fonctionnement de Gallica ; le site n’est aujourd’hui que peu visible. Un exemple illustre cette absence de visibilité : une recherche sur le Rouge et le Noir, présent dans les collections de Gallica, conduit, en première occurrence, à Google Livres, qui propose l’accès à un exemplaire numérisé depuis…le fonds de la bibliothèque de l’université de Californie ! La seconde proposition consiste en un partenariat avec Google Livres qui passerait notamment par un échange de fichiers numérisés, sans exclusivité sur les fichiers échangés, grâce à la création d’une filière de numérisation partagée. Les documents seraient scannés une seule fois pour les deux partenaires, et les autres opérations demeureraient séparées

Deux questions ne sont toutefois pas abordées : celle des capacités industrielles dont il faudrait disposer rapidement afin de mettre en œuvre cette politique de numérisation, et celle du modèle économique sous-jacent ; il n’est nulle part question de coûts, de prix, ni d’investissement en recherche-développement, ce qui est plutôt gênant. Ajoutons enfin la question d’un simple chercheur-usager. Jusqu’ici, lorsque l’on travaille dans une bibliothèque, il n’y a pas une section de livres hors droits et une section de livres sous droits, la seconde étant payante. Quel sera le modèle final ? Les éditeurs s’en sortent bien puisque l’État les aidera à financer la numérisation de leurs fonds. Les auteurs ramasseront quelques miettes. Mais l’usager devra-t-il payer la consultation dans une bibliothèque publique, fût-elle numérique, des ouvrages sur lesquels il souhaite travailler ?

Françoise Benhamou

Ses travaux sur l’économie de la culture donnent un regard aigu et très informé sur les secteurs de l’édition (voir notre numéro spécial « Malaise dans l’édition », juin 2003), du cinéma et du numérique. Cette connaissance des mécanismes économiques nourrit aussi son analyse critique de la politique culturelle française, en ce qui concerne aussi bien les musées, la démocratisation des publics que…

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