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Dans le même numéro

Le livre numérique. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre…

mars/avril 2009

#Divers

Après plusieurs tentatives avortées, le livre numérique est de nouveau lancé. La numérisation massive des fonds, la création de nouveaux modes de distribution numérique et l’amélioration des supports de lecture vontelles changer la donne ? Auteurs, éditeurs, libraires : tous les acteurs de la chaîne du livre sont concernés.

Se habla de la desaparición del libro ; yo creo que es imposible

Jorge Luis Borges

Le livre numérisé, lisible sur une tablette, n’est véritablement entré sur le marché que très récemment. La plus ancienne des industries culturelles est ainsi la dernière à migrer vers le numérique. Forte des expériences des autres secteurs mais attachée à un modèle qu’elle avait cru protégé de la révolution numérique, elle s’attelle, comme le note Bruno Patino, à « l’invention d’une nouvelle expérience1 ».

Aux États-Unis, Amazon aurait vendu 400 000 unités de la tablette Kindle entre son lancement en novembre 20072 et fin 2008, au point de se trouver en rupture de stock en début 2009. De part et d’autre de l’Atlantique, des tentatives de lancement avaient été faites il y a quelques années. Elles s’étaient soldées par des échecs3. Elles arrivaient trop tôt sans doute en regard de l’évolution des usages effectifs des technologies numériques. Cette fois, le coup est parti. Coup de grâce pour un secteur inquiet pour son avenir ou développement à venir d’un marché complémentaire du livre papier ? Nul ne peut raisonnablement dessiner l’avenir du livre numérique, indissociable des évolutions plus générales des pratiques de lecture, des habitudes d’achat, des avancées technologiques des matériels, des stratégies des acteurs en jeu. Mais la révolution en cours est assez forte pour qu’elle justifie une sorte « d’arrêt sur images », ou plutôt d’arrêt sur la page. Le ministère de la Culture en a pris d’ailleurs la mesure en commandant en 2008 à Bruno Patino, alors aux commandes du Monde interactif, un rapport sur le livre numérique.

Il est vrai que le livre numérisé n’est pas un objet non identifié. Il a eu les honneurs de la presse avec le projet pharaonique Google Book Search4. De même, la pratique de la lecture sur écran est entrée dans les mœurs des chercheurs du fait des stratégies massives de numérisation des revues scientifiques commercialisées sous forme de bouquets auprès des grandes bibliothèques et des centres de recherche5.

Le livre numérisé est-il encore un livre ? La question peut sembler surprenante, mais elle emporte toutes sortes de conséquences : quel taux de Tva doit s’appliquer, faut-il réguler le prix, comment maintenir un bon réseau de libraires ? Mais aussi, plus fondamentalement, que devient le rôle de l’éditeur, comment le statut de l’auteur est-il appelé à évoluer ? En effet, si le livre numérisé est encore un livre, il ne l’est plus tout à fait. C’est à l’analyse de cette petite différence, mais aussi de ses grandes conséquences, que cet article tente de s’atteler, en partant très communément de l’amont (la production) pour aller vers l’aval (les pratiques d’achat et de lecture).

La production du livre numérique. Une myriade de pratiques pour un objet mal identifié

Le livre électronique rassemble plusieurs formes distinctes, depuis le livre numérisé au plus près du texte et de sa mise en forme initiale, jusqu’au livre écrit d’emblée pour la forme numérique, en passant par un livre transformé en objet hybride, texte numérique, certes, mais auquel auraient été adjointes toutes sortes de dimensions nouvelles (de la musique, des images animées, à la manière des bonus que proposent les éditeurs de Dvd).

Le livre électronique renvoie donc à une large variété de pratiques. Faut-il mentionner ici le site lancé par François Bon, publie.net, qui propose des textes directement publiés sur l’internet, payants, sous la bannière « le contemporain s’écrit numérique » ? Plusieurs niveaux d’accès sont proposés. Un exemple : pour le Livre l’immeuble le tableau de Jérémy Liron, la version e-book (pdf de 42 pages) est proposée à 1, 30 euro dans les formes brèves hebdomadaires de publie.net ; on peut lui préférer le texte intégral téléchargeable de 80 pages pour 5, 50 euros (pdf pour e-book Sony/iPhone), ou bien se contenter d’en feuilleter librement les 24 premières pages. Lancé le 1er janvier 2008, le site propose chaque semaine aussi bien de nouveaux récits que des critiques ou des « formes brèves » à explorer librement. Un seul achat donne accès à la totalité des formats disponibles ; les textes sont d’utilisation personnelle libre, sans systèmes de verrouillage, et le site a élaboré une offre commerciale qui permet de recevoir un texte gratuitement lorsqu’on en a préalablement acheté cinq.

À côté de ce modèle de découvreur, les éditeurs tablent sur la réimpression numérique des ouvrages tombés dans le domaine public ; le site de François Bon s’y consacre en complément des nouveaux textes qu’il édite directement. Sur le site Feedbooks de même que sur le site Project Gutenberg’s Web site, on peut télécharger gratuitement des livres de Kafka, Tolstoï, Lawrence, etc. La gratuité va du classique au livre édité sous licence Creative Commons, ouverte au partage et à l’interactivité.

Le livre numérique peut être lu sur divers supports, ordinateur, téléphone, etc., mais il passe avant tout par le reader ou la tablette, avec son « encre électronique » et son confort de lecture remarquables, quand on pense que ce sont les premières générations de matériels qui arrivent sur le marché, qui sont donc encore – pour partie – expérimentales.

Bien entendu, il est aisé d’imaginer que tous les textes ne se prêtent pas à une lecture sur tous les supports. Selon un rapport de Impress R&D, institut japonais de recherches en marketing spécialisé dans les nouvelles technologies, le marché japonais des livres électroniques a dépassé les 60 millions d’euros en 2005 et représenterait quelque 3 % du marché du livre, un score élevé en regard des parts de marché du livre numérique ailleurs dans le monde. Mais ce marché inclut celui des livres électroniques pour téléphones mobiles, qui représente plus de la moitié du total, et qui concerne avant tout les mangas, les romans roses et les ouvrages liés au monde de l’entreprise6. En Chine de même, ce marché explose avec le succès des romans du « pouce », lisibles sur portable, écrits pour le portable, et parfois susceptibles de migrer… vers le papier. Face au reader, le téléphone revêt l’avantage de ne pas imposer de coûts d’équipement supplémentaires. Mais le confort de lecture est bien moindre.

De ce point de vue, il n’y a pas de substituabilité des supports de lecture. Ce sont les livres pratiques, de jeunesse et les guides qui ont les faveurs de l’internaute ; c’est ce qui ressort lorsqu’on clique sur la rubrique « livres les plus lus » du site Fnac de vente de livres numériques. À l’autre bout du spectre de la production éditoriale, la poésie peut se prêter au format numérique y compris sur un simple écran de téléphone. Mais la totalité de l’offre n’a pas vocation, du moins immédiatement, à migrer massivement vers le numérique.

Un marché minuscule, mais en pleine expansion

Le marché demeure étroit. Aux États-Unis où on considère qu’il a décollé, il représente à peine 1 % de part de marché. Mais il est en croissance : l’International Digital Publishing Forum estime que les ventes au détail de livres électroniques ont été de 8, 1 millions de dollars au deuxième trimestre 2007, contre 4 millions un an auparavant7. Ce développement nécessite une abondance de titres disponibles : les acteurs du marché ne s’imposeront que par une offre de titres assez attractive pour que l’acheteur de l’équipement pense amortir sa dépense en matériel. Un des nœuds de la réussite réside en effet dans la capacité des acteurs à mettre en œuvre des externalités indirectes de réseaux : on désigne ainsi le fait que le développement d’une offre significative d’un bien accroît la valeur d’un autre bien. Plus précisément, il y a externalités indirectes de réseau quand le nombre d’acheteurs d’un produit (en l’occurrence le reader) en influence indirectement la valeur grâce à la disponibilité de produits complémentaires sur le marché. On a pu observer cela pour les appareils de lecture et les Dvd, ou pour les consoles de jeux et les jeux : plus le nombre des acheteurs d’un matériel augmente, plus les concepteurs et les fabricants de jeux ont intérêt à produire des jeux adaptés à ce matériel, et plus ce matériel a de chances d’être vendu et de susciter la production de titres nouveaux. De sorte que par des mécanismes d’autorenforcement, le matériel qui se vend en assez grand nombre a toutes chances de se vendre… en plus grand nombre encore.

De ce point de vue, l’accord d’exclusivité entre Sony, la Fnac et Hachette Livre, décidé à l’occasion du lancement du livre électronique en France, en octobre 2008, semble relever d’un contresens économique : la vente exclusive du reader Sony8 dans les magasins Fnac n’est pas de nature à créer un marché suffisamment large. Le fait de ne s’allier qu’à un seul éditeur, Hachette, proposant 2 000 titres à télécharger, dont quelques best-sellers, bride la richesse de l’offre disponible. Le prix du matériel, 299 euros, est dissuasif, alors qu’il s’agit encore des premiers équipements, destinés à évoluer et à s’améliorer9, et que les premiers acheteurs prennent le risque de voir leur investissement devenir rapidement obsolète alors qu’il aura été payé relativement cher. On se prive de créer rapidement une « base installée », c’est-à-dire un nombre suffisant d’utilisateurs précoces dotés d’un équipement de lecture pour convaincre d’autres utilisateurs de s’équiper à leur tour. On fait fi des externalités de consommation, l’engouement des premiers acheteurs suscitant celui des autres, alors que l’industriel a tout intérêt à subventionner plutôt qu’à pénaliser ces utilisateurs précoces. Dernier défaut de l’accord : la fixation du prix à un tarif très proche de celui du livre papier fait obstacle à la curiosité de l’acheteur. On y reviendra.

Cette stratégie aura suscité des contre-stratégies, Gallimard annonçant 8 000 titres numérisés, parmi lesquels un de ses best-sellers, l’Élégance du hérisson, disponibles sur les sites de ses librairies ainsi que sur ceux d’autres librairies indépendantes. L’intérêt des éditeurs est de susciter la création de l’équivalent virtuel d’une vaste librairie traditionnelle. Peu importe à l’utilisateur que le titre ait été édité par telle ou telle maison ; en revanche, l’acheteur/lecteur entend disposer d’une offre au moins aussi diverse que dans le monde du livre papier, et pouvoir télécharger les livres sur son équipement, quels qu’en soient le fabricant et le format.

Le verrouillage, stratégie de tous les dangers ?

Les Drm10 sont des systèmes de gestion des droits pour la distribution sécurisée de contenus numériques, comprenant des mesures techniques de protection soit de nature matérielle, soit de nature logicielle. Ce sont tout à la fois des systèmes techniques et des outils d’information et de gestion des droits qui consistent à empêcher la copie ou à tatouer l’œuvre de sorte que l’on puisse identifier l’origine des reproductions illicites en circulation. Les Drm sont coûteux et, lorsqu’ils limitent les possibilités de lecture sur différents supports, mal perçus par le consommateur.

Fictionwise.com vend certains romans en différents formats de sorte que l’acheteur peut choisir celui qui lui convient ; en revanche, le reader de Microsoft ne fonctionne qu’avec des versions de Windows pour PC. Et les contenus téléchargés depuis Amazon.com (livres et presse11) ne peuvent être lus que sur le Kindle ; à l’inverse, le Kindle ne peut pas lire certains formats. On est ici dans des logiques de développement sur le modèle de l’ipod. Or on sait que dans le secteur musical, l’absence de réponse à l’exigence d’interopérabilité aura constitué une incitation au piratage : tandis que l’internaute honnête, téléchargeant légalement un fichier musical, ne pouvait lire ce fichier que sur un support, l’internaute malhonnête se voyait « récompensé » par la possibilité de migrer d’un support à un autre ! La vente exclusive, protégée par des formats propriétaires, crée des lignes de fuite.

Face à cette alternative diabolique – protéger mais décourager l’acheteur, ou renoncer à cette forme de protection au risque de la circulation non maîtrisée des fichiers –, les éditeurs hésitent. Hachette a racheté en juin 2008 la société Numilog, librairie électronique qui comprend, à l’heure où nous écrivons, près de 55 000 livres numériques disponibles, et qui propose des solutions pour fabriquer, stocker, protéger et vendre les fichiers12.

L’incertaine invention de modèles d’affaires

Quoi qu’il en soit de la protection, il faut dessiner l’amorce de modèles d’affaires, tout en sachant que le livre numérique ne saurait être rentable, du moins dans le court terme ; le marché demeure balbutiant, les technologies incertaines, les circuits de diffusion encore peu connus. À marché restreint, chiffre d’affaires très faible, même dans les pays où l’offre est plus riche qu’elle ne l’est en France. Certains libraires ont voulu en jouer le jeu ; de l’aveu de l’un d’entre eux, les sites de téléchargement qu’ils ont ouverts ne rencontrent qu’un succès très réduit.

Les acteurs du marché doivent composer avec différentes hypothèses quant aux pratiques effectives de consommation. Comme dans le secteur musical, la fixation du prix s’est calquée sur celle du monde physique. L’accord qui lie la Fnac et Hachette prévoit que le prix de vente public des livres numériques devrait se situer entre 10 et 15 % au-dessous du prix de leur édition papier. Une ristourne aussi faible alors que les coûts de distribution et de fabrication disparaissent en partie ? Il est vrai que le taux de Tva est entier sur le livre numérique (voir infra) et qu’apparaissent d’autres coûts, liés à la transposition des textes sous format numérique pour les livres du fonds, ainsi qu’au stockage et à la gestion. Mais il n’empêche : la proximité des prix alors que l’objet disparaît est incompréhensible aux yeux du public. Elle freinera le développement d’un marché et constituera nécessairement un prétexte, certes infondé, à la circulation illicite des textes encore protégés par le droit d’auteur.

L’institut GfK a réalisé une enquête auprès d’acheteurs potentiels en janvier 2009. La première question portait sur le reader : on demandait si la personne interrogée aimerait en posséder un ; la réponse était à 29 % oui, mais dans la majorité des cas… pour lire la presse. 17 % des personnes interrogées disaient télécharger des livres ou être susceptibles de le faire. 61 % des libraires ne voyaient pas dans le livre numérique de menace pour le livre papier, et 86 % d’entre eux désiraient que l’éditeur continue de maîtriser la politique de prix. Concernant le prix justement, les sondeurs demandaient à quel prix les consommateurs étaient prêts à troquer le papier contre du numérique : pour un roman à 14 euros, la version numérisée ne devait pas coûter plus de 6 euros, et le différentiel de prix pour un manga était de 9 euros contre 5 euros. Aux États-Unis, la stratégie obéit à d’autres considérations : certains ouvrages numérisés sont vendus à 9, 99 dollars, quel que soit le prix du livre papier. Si les prix des e-books y sont en général plus faibles que les prix des livres papier, la différence peut être limitée lorsque ces derniers sont fortement discountés. Et Amazon a choisi délibérément de pratiquer des prix d’appel très bas pour les livres numériques afin de lancer le matériel de téléchargement et de lecture.

Sans doute le fonctionnement des économies de réseaux appelle-t-il la mise en place de politiques dites de discrimination par les prix, qui visent à ajuster le prix à la disposition à payer de chaque consommateur pris séparément. Faut-il encore parvenir à inventer des moyens appropriés de faire révéler cette disposition, via une offre de services différenciée qui éloigne de fait le livre de sa forme originaire.

Cette mise à distance entre le livre objet et le livre numérisé ouvre la porte, au plan de l’organisation industrielle, à l’intrusion de nouveaux entrants venus des télécommunications et de l’informatique. Comme dans d’autres pans des activités culturelles, les industries de réseaux, celles que l’on avait qualifiées trop vite d’industries des tuyaux, prennent position dans les « contenus ». Orange propose le téléchargement et la consultation de livres et journaux13 sur un terminal dédié, et Sfr met sur le marché un reader grâce à un téléphone mobile Bluetooth. Toutes deux réfléchissent, comme pour les images et le son, à des stratégies de production des œuvres.

Dans son rapport sur le livre numérique, Bruno Patino s’inquiète à juste titre des oppositions d’intérêts et des « concurrences nouvelles » entre les acteurs traditionnels de la production de livres, auteurs et éditeurs, et ces nouveaux entrants dont la culture d’entreprise, le rapport aux questions de propriété intellectuelle et de promotion de la création sont étrangers au livre : ces « détenteurs d’accès et de réseaux n’ont pas nécessairement intérêt à la valorisation des droits de propriété intellectuelle ».

Vers de nouvelles formes d’intermédiation

La désintermédiation ? L’idée n’est pas neuve ; elle séduit celui qui ne goûte guère le travail de l’éditeur, s’estimant déçu par sa politique de tri, de promotion ou de rémunération : l’autoédition proposée par exemple par Lulu.com entend se passer de l’intermédiation. Mais cette autoédition constitue-t-elle un modèle fiable ? Le travail de tri fait défaut, et conduit à une amplification des phénomènes de surproduction, sans repère de qualité, qui ne favorisent ni l’accroissement de la demande, ni même, en fin de compte, la situation des auteurs, plus encore qu’auparavant noyés dans la masse de ceux qui peuvent prétendre entrer en littérature et de ceux qui se fourvoient. Le danger qui menaçait déjà le monde du livre objet est l’absence de repère et la faible, voire inexistante, visibilité de la plupart des titres, en particulier de ceux qui ne sont pas insérés dans des réseaux professionnels de circulation de l’information et de prescription.

De même, des éditeurs pourront être tentés de pratiquer des ventes directes de contenus numériques. Le risque est grand de voir fermer des librairies. Les librairies n’ont alors de choix que de tenter de se positionner elles aussi (avec leurs propres sites de vente en ligne ou une initiative comme epagine). L’abondance des titres peut créer une fenêtre d’intervention qui leur permet de valoriser leur savoir-faire. Il est vrai que la taille critique rend nécessaire la coopération, de sorte que ce sont plutôt de grosses librairies qui se lancent, comme les Fnac. L’Appel du livre (http://www.appeldulivre.fr) marche sur les deux jambes, le numérique et le papier, jouant d’une complémentarité qui semble faire ses preuves sur des segments de marché particulièrement porteurs. Malgré le succès des sites comme marmiton.com, on a compté 5 500 titres de livres de cuisine en 2004 et 8 400 en 2008 (source : GfK), avec une croissance de 20 % en volume et de 23 % en valeur, sur quatre années (2004-2008).

Des achats d’un nouveau type

Une des directions de développement du marché procède de la réponse au coup par coup à la demande, qu’il s’agisse de faire revivre des titres disparus du marché via, par exemple, l’impression à la demande (Pod ou Print on demand14), ou d’ouvrir des marchés pour les livres à faible rotation, comme le prédisait Chris Anderson avec une formule qui fit florès : la longue traîne15. La réactivité de la production à la demande et la capacité du numérique de rassembler virtuellement des publics dispersés concourent ainsi au développement d’un marché complémentaire de celui du papier, extrêmement prometteur du point de vue de la diversité culturelle et de la recherche.

Mais c’est aussi à la transformation des pratiques d’achats que l’on assiste avec les biens numérisés. L’achat à l’unité n’est-il pas l’achat dominant du monde réel, le numérique se prêtant à d’autres pratiques (abonnements, achat de services adjacents dans le cadre d’un modèle commercial dit content based service, qui inclut des services en ligne, etc.) ? Toute une palette de formes d’achats voit le jour, depuis le téléchargement définitif de l’œuvre jusqu’à celui d’un fichier temporaire (dans le cadre d’une pratique proche du streaming), et à l’abonnement (analogue à d’autres pratiques d’abonnement existant dans le champ culturel, pratiques qui allient l’avantage de la fidélisation et celui de l’apport de trésorerie). Cette pluralité autorise diverses formes de lecture et d’appropriation des œuvres, des plus passives jusqu’à des formes actives et parfois intrusives.

La fin de la lecture linéaire ?

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, intitulée « Écouter les morts avec les yeux », Roger Chartier notait « qu’en brisant le lien ancien noué entre les discours et leur matérialité, la révolution numérique oblige à une radicale révision des gestes et des notions que nous associons à l’écrit » (12 octobre 2007).

Il nous semble que la lecture subit deux bouleversements. Tout d’abord, un processus de fragmentation analogue à celui que connaissent les audiences de la télévision. On a coutume d’opposer la lecture de consultation (celle du livre pratique ou de l’ouvrage de référence) et la lecture plus linéaire (celle du livre de fiction). Le texte dématérialisé incite au vagabondage, à la lecture par morceaux. Tout se passe comme si cette sorte de déterritorialisation qu’opère le numérique (en faisant échapper le texte à son territoire, le support imprimé) emportait avec elle une évasion, qui ferait échapper le lecteur à la linéarité originelle du texte. Le lecteur s’émancipe, bousculant l’ordonnancement de l’œuvre. On pourrait arguer que rien n’empêche de lire les chapitres d’un livre papier de manière séquentielle, heurtée et désordonnée. Mais le numérique amplifie cette propension propre à certaines lectures.

Le second changement porte sur l’interactivité, avec ses promesses et ses illusions. Le lecteur peut exercer un droit sur le texte, un droit sans texte de loi, un droit que lui confère la technologie. Certains auteurs jouent le jeu en proposant leurs textes à la manière d’un feuilleton que les réactions des lecteurs feraient évoluer. Là encore, le phénomène n’est guère nouveau ; mais il peut gagner en fréquence et en intensité, comme en rapidité de réaction et d’interaction. Ajoutons que le livre est entré dans les réseaux de socialisation. LibraryThing constitue une communauté de 500 000 membres, qui partagent « les mêmes goûts », s’échangent des idées de lecture, cataloguent les ouvrages et les critiquent ; le site précise que l’on peut recevoir des livres en avant-première gratuits, envoyés par les éditeurs et des auteurs ; il renvoie à des sites d’achat.

On conçoit alors que l’on commet une erreur en se contentant de la transposition des modèles du monde du papier : le livre numérique ne reproduit pas seulement le livre objet, il ajoute des formules d’abonnements, des bonus de textes critiques. Il peut aller plus loin, et se marier avec des jeux et des BD16. Manybooks.net propose le même livre sous différents formats et en versions « customisées », l’acheteur pouvant fixer la marge du texte qu’il lira sous forme électronique. Mais est-ce encore un livre ? Et n’est-ce pas un piège pour celui qui souhaite conserver le dispositif de régulation qui prévaut en France pour le papier ?

Une régulation indispensable, mais laquelle ?

Les pouvoirs publics soutiennent le livre de trois manières. En premier lieu, ils aident directement le monde des livres via les subventions aux projets éditoriaux lourds et non rentables, qui restent très en marge du commerce de livres. Conscients des enjeux du numérique, les pouvoirs publics portent aussi leurs efforts sur les aides à la numérisation des fonds : subventions pour projets d’édition numérique, subventions pour la création d’une édition multimédia ou d’un site « compagnon » qui complète l’édition d’un ouvrage sur support papier, soutien aux éditeurs et aux e-distributeurs participant à la diffusion numérique de documents sous droits, dans le cadre de projets innovants17. Se pose la question des choix en matière d’aide à la numérisation : faut-il favoriser le livre de recherche dont le public est étroit ou le livre grand public ? Faut-il se focaliser sur les ouvrages de référence ? Les sommes demeurent faibles, et ce sont surtout le soutien via la loi sur le prix unique et le régime fiscal qui constituent les piliers de la politique du livre.

Rappelons-le : la loi sur le prix du livre, adoptée en 1981, avait pour objectif de soutenir la création la plus exigeante en faisant en sorte que les librairies indépendantes conservent une partie du commerce des livres grand public. En son absence, la force de frappe des grandes surfaces – généralistes ou spécialisées – leur permettait d’obtenir des remises importantes de leur distributeur, pour les best-sellers proposés en pile sur les tables ou en têtes de gondoles. Les libraires perdaient rapidement ce marché qui les aidait à affronter le temps long de la vente plus difficile d’une large diversité de titres. Ce dispositif a-t-il encore un sens quand la librairie devient virtuelle ? On peut se demander si le marché ne devrait pas plutôt fonctionner sous deux registres de régulation : celui de la loi pour le livre papier, et celui du marché non régulé pour le livre numérisé. Des solutions intermédiaires peuvent voir le jour, via des accords interprofessionnels, d’application d’un prix de cession net minimum au-dessous duquel il ne serait pas possible de vendre18.

Question liée mais distincte, celle de la Tva à taux réduit est plus difficile encore. La liste des biens et services qui y ont droit est établie par la Commission européenne et requiert l’unanimité des États membres. Elle passe par la définition fiscale du livre. Jusqu’à présent, cette définition suffisait à circonscrire les biens qui en relevaient : le livre est

un ensemble imprimé, illustré ou non, publié sous un titre, ayant pour objet la reproduction d’une œuvre de l’esprit d’un ou plusieurs auteurs en vue de l’enseignement, de la diffusion de la pensée et de la culture. Cet ensemble peut être présenté sous la forme d’éléments imprimés, assemblés ou réunis par tout procédé, sous réserve que ces éléments aient le même objet et que leur réunion soit nécessaire à l’unité de l’œuvre. Ils peuvent faire l’objet d’une vente séparée que s’ils sont destinés à former un ensemble, c’est-à-dire à constituer une œuvre ou s’ils en constituent la mise à jour19.

On voit bien que pareille définition ne saurait couvrir le livre numérique, surtout lorsque, devenu objet hybride, il inclut du son ou des images animées.

Il est possible alors qu’il faille distinguer deux marchés de nature radicalement distincte : le livre numérique « classique », composé uniquement de texte, qui comme le livre papier disposerait d’un taux de Tva à 5, 5 %, et celui qu’on enrichit de musique ou d’autres éléments, qui rompt avec le modèle économique du livre papier, et dont le taux de Tva resterait entier (19, 6 %). Cette dichotomie, assez claire aujourd’hui, peut se brouiller avec les évolutions des technologies et du marché ; mais peut-être pourrait-elle constituer un cadre permettant de bénéficier d’un taux de Tva réduit et de lancer ce marché tout en évaluant ses incidences sur les structures industrielles et la qualité de l’offre dans les années à venir.

Comme dans le cas de la presse, les formes du soutien public doivent ainsi s’adapter au monde numérique et ne pas en compliquer la recherche déjà si incertaine de nouveaux modèles d’affaires.

L’auteur, cet inconnu

Tout ou presque reste à faire. Inventer des normes internationales (tels les numéros Isbn) pour les livres dont il n’existe pas de version papier, éviter une guerre des standards qui fut ravageuse pour le secteur du Dvd, faciliter l’accès pour le consommateur.

Mais c’est du côté de l’auteur que les questions doivent aussi se poser. L’auteur connaît bien l’outil numérique : il le pratique lorsqu’à sa table de travail, il tape son manuscrit sur le clavier de son ordinateur. Les contrats d’auteur inscrivent à présent le numérique parmi les formes de l’exploitation commerciale de l’œuvre. Comme pour le prix, le contrat se calque sur le modèle du livre papier. Tandis que les avenants aux contrats que les maisons d’édition sont en train de faire signer aux auteurs pour la publication numérique tournent plutôt autour de 11 %, Publie.net reverse aux auteurs 50 % des recettes de téléchargement. L’auteur sera-t-il mieux rémunéré, placé au centre du monde éditorial de demain ? L’auteur devra-t-il partager son travail avec un lecteur entré comme par effraction dans le domaine de la création ?

Vers quel modèle faut-il aller ? Le livre numérisé est-il une sorte de traduction du texte imprimé en un nouveau langage, est-il un produit dérivé, ou bien préfigure-t-il le livre des siècles à venir ? Est-il un autre ? Le même ? Emporte-t-il une modification des savoirs, des gestes créateurs, et de la transmission ? Autant de réponses à trouver que de questions dont la formulation même est appelée à se transformer.

  • *.

    Professeur à l’université de Paris 13.

  • 1.

    Bruno Patino, le Devenir numérique de l’édition. Du livre objet au livre droit, Paris, La Documentation française, 2008, p. 15.

  • 2.

    Voir l’excellente série d’articles de Louise Fessard sur le site de presse en ligne Media part.fr

  • 3.

    C’était le CyBook, lancé en 2000 par la société Cytale. Destiné au téléchargement d’ouvrages numériques, et à la navigation sur l’internet. Doté d’une mémoire de 16 Mo, il pouvait stocker 15 000 pages environ. La société Cytale proposait à la vente un catalogue de 1 500 titres environ, une offre qui devait s’étoffer par des accords avec d’autres éditeurs. De même, le rapport Patino rappelle l’échec aux États-Unis de la tentative opérée par la société Gemstar et celui de Sony et de son lecteur Librie.

  • 4.

    Google Book Search (Gbs) est une base de données composée de 1, 5 million de livres aux États-Unis, et de 500 000 livres à l’international, devenue récemment compatible iPhone. À son lancement en 2004, Google Book Search est dénommé Google Print. L’opération consiste en la numérisation de millions de livres afin de mettre en place une vaste bibliothèque numérique à partir du fonds de grandes bibliothèques universitaires et d’autres bibliothèques prestigieuses. Même si les ouvrages numérisés sont mis gratuitement à disposition de l’internaute, Gbs apparaît comme un produit de consolidation du métier de Google. Le projet a été contesté sur différents plans car il contrevenait au code de la propriété intellectuelle. En octobre 2008, un accord signé avec l’association des éditeurs américains (l’Authors Guild et l’Association of American Publishers) permet à Google d’élargir l’accès en ligne, à des millions de documents protégés par le droit d’auteur. En France, le syndicat national de l’édition (Sne) et la Société des gens de lettres (Sgdl) dénoncent cet accord et ont décidé de porter l’affaire devant les tribunaux.

  • 5.

    Voir F. Benhamou, « Le classement de Shanghai et le marché du livre », http://www.livreshebdo.fr/weblog/francoise-benhamou/24.aspx?date=01%2F08%2F2008

  • 6.

    Selon Daniel Garcia (blog dans Livres hebdo.com, 29 novembre 2008), pour pouvoir télécharger ces ouvrages, il suffit de s’abonner à des librairies en ligne, parfois gratuitement, ou pour des coûts modiques (2 euros, maximum, par mois) ; les ouvrages sont vendus à des tarifs dépendant de leur longueur, beaucoup moins chers que l’édition papier. Les ouvrages, placés par rayonnages, sont accessibles par clics, les dernières sorties et les meilleures ventes étant placées en tête de rayon avec les commentaires des libraires. L’iPhone peut se transformer en livre numérique à la condition de télécharger un logiciel gratuit. Selon Fessard (Mediapart.fr), plus de la moitié des téléchargements effectués à partir du site Feedbooks seraient destinés à un iPhone (soit 500 000 utilisateurs uniques qui, en moyenne, téléchargent deux livres par mois sur leur téléphone).

  • 7.

    Peter Wayner, “An Entire Bookshelf, in Your Hands”, New York Times, 9 août 2007.

  • 8.

    Le reader a une capacité de 160 livres.

  • 9.

    Les premières tablettes sont jugées lentes et l’absence d’interactivité semble en décalage avec la culture de l’internet.

  • 10.

    Les Digital Rights Management Systems (Drm) sont la matérialisation d’une idée simple formulée par Charles Clark, représentant des associations internationales d’éditeurs lors d’une conférence de l’Ompi en 1995 : “The Answer to the Machine Is in the Machine” (F. Benhamou et J. Farchy, Droit d’auteur et copyright, Paris, La Découverte, 2009).

  • 11.

    Le Kindle d’Amazon propose quelque 125 000 ouvrages numérisés dont la plupart des best-sellers référencés par le New York Times.

  • 12.

    Fondée en 2000 par Denis Zwirn, qui en demeurera le Pdg, Numilog développe une activité de numérisation des ouvrages à destination des éditeurs, de distribution numérique à destination des libraires, auxquels la société propose la gestion de leurs ventes en ligne, et de librairie numérique à l’intention des internautes et des bibliothèques. Denis Zwirn est l’auteur d’une étude, commandée par la Bibliothèque nationale de France, sur « L’élaboration d’un modèle économique de participation des éditeurs à la bibliothèque numérique européenne (Européana) » (source : Livres Hebdo, 5 mai 2008).

  • 13.

    Le Monde, Le Parisien, Les Échos, L’Équipe et Télérama.

  • 14.

    Une étude datant de 2007 prévoit une croissance de 16 % par an pour l’impression numérique de livres (www.interquest.com).

  • 15.

    Chris Anderson, “The Long Tail”, Wired, 12.10, octobre 2004. Voir aussi Pierre-Jean Benghozi, Françoise Benhamou, « Longue traîne : levier numérique de la diversité culturelle ? », Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Deps, coll. « Culture prospective », 2008-1.

  • 16.

    La dernière cartouche de jeux du groupe japonais Nintendo propose ainsi en Grande-Bretagne une collection de 100 livres classiques pour 23 euros (source : Fessard, Mediapart.fr).

  • 17.

    Notons que l’offre numérique Gallica 2, portée par la Bibliothèque nationale de France, permet aux éditeurs, agrégateurs, diffuseurs, distributeurs et libraires d’expérimenter les processus de fabrication et de commercialisation des livres numériques. Le site offre un accès à environ 60 000 livres et 80 000 images libres de droits et à des livres sous droits consultables via les e-distributeurs.

  • 18.

    Voir le dossier « Accueillir le numérique ? Une mutation pour la librairie et le commerce de livres », Les Cahiers de la librairie, hors série, juin 2008.

  • 19.

    www.legiculture.fr

Françoise Benhamou

Ses travaux sur l’économie de la culture donnent un regard aigu et très informé sur les secteurs de l’édition (voir notre numéro spécial « Malaise dans l’édition », juin 2003), du cinéma et du numérique. Cette connaissance des mécanismes économiques nourrit aussi son analyse critique de la politique culturelle française, en ce qui concerne aussi bien les musées, la démocratisation des publics que…

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