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S'engager pour la culture

juil./août 2017

#Divers

Lors d’un de ses meetings de campagne, Emmanuel Macron évoque un affrontement entre Paul Ricœur et des soixante-huitards. Ceux-ci lui demandent d’où il tient sa supériorité ; Ricœur répond : « De mes lectures. » Faut-il tracer un lien entre cette anecdote et la nomination d’une éditrice à la tête du ministère de la Culture ? Ce serait un raccourci facile ; mais nul ne saurait douter que le président nouvellement élu ait le respect des idées et des livres. Et c’est une belle nomination que celle de Françoise Nyssen, qui allie des qualités intellectuelles et morales à un parcours remarquable, et dont le profil tranche avec celui des femmes qui l’ont précédée, au visage plus technocratique ou politique.

De la maison d’édition Actes Sud qu’elle dirige depuis le décès de son père, et jusqu’à sa prise de fonction, plusieurs traits méritent d’être soulignés. Parmi ceux-là : la province, la diversité, l’exigence, l’ouverture. L’histoire de la maison montre que l’on peut éditer les plus grands auteurs, venus du monde entier (Svetlana Alexievitch, Paul Auster, et tant d’autres), depuis une ville de province de taille moyenne, Arles ; que l’on peut y lancer de grands succès (tel Millenium de Stieg Larsson), et ancrer cette aventure dans un projet plus large, qui fait d’Actes Sud un acteur de la vie culturelle régionale dans toutes sortes de domaines, cinéma, photo, etc. Chez Actes Sud, le respect des formes artistiques est large : l’objet livre est toujours soigné ; c’est une marque de fabrique. On relève aussi la création de l’école Domaine du possible, en collaboration avec un architecte de premier plan, Patrick Bouchain, qui ne joue pas les stars malgré l’œuvre considérable qui est la sienne, et qui pense ses projets au plus près de ceux qui vivent dans les lieux qu’il dessine (Françoise Nyssen a travaillé à la direction de l’Architecture).

Une belle personne, un itinéraire qui force le respect, donc. Mais qu’en est-il des enjeux ? On attend tout naturellement de la ministre qu’elle contribue à un meilleur équilibre de la politique culturelle entre Paris, les grandes villes et les territoires. La récente réorganisation territoriale doit aller de pair avec une réflexion sur la place et le rôle des Drac (directions régionales des affaires culturelles).

On peut regretter que les contours du ministère n’aient pas été changés dès l’abord. Jusqu’à quand conserverons-nous une séparation entre politique culturelle extérieure – confiée au ministère des Affaires étrangères – et politique nationale ? L’heure est à la troisième mondialisation, mais la politique culturelle demeure clivée. De même, pourquoi confier le tourisme au seul ministère des Affaires étrangères alors que cette industrie tire une large partie de son assise du patrimoine culturel dont la France est si bien dotée ? Cette compétence ne devrait-elle pas être mieux partagée ? La consommation touristique représente 7, 3 % du Pib1. La culture mériterait de recevoir une part des ressources ainsi générées. Les différents volets de la politique culturelle à l’étranger – diffusion de la création contemporaine, rayonnement de la culture française et mise en œuvre de la diversité culturelle, renforcement des capacités professionnelles des filières artistiques – requièrent d’amples moyens et ne sauraient être séparés de la politique menée par le ministère de la Culture.

Du côté de l’éducation artistique, priorité réitérée du ministère, on sait à quel point les meilleures volontés se heurtent au clivage culture/éducation hérité de l’ère André Malraux. La création d’une mission auprès du Premier ministre aurait été salutaire. Le Journal des arts préconise un rapprochement avec la jeunesse et l’éducation populaire, et c’est là une idée intéressante.

Au-delà des questions de périmètre, qui emporteraient avec elles une réorganisation permettant de rompre avec la politique en silo, par champs disciplinaires, le ministère a grandement besoin d’une vision, ainsi que de marges de manœuvre. Il serait dommage que soient bridées la nécessaire créativité et l’inventivité de la nouvelle ministre. Il ne suffit pas de mettre en avant des mesures, fussent-elles fondées, il faut avancer des priorités, des objectifs, et préciser par quel chemin on entend les atteindre. De ce point de vue, les premières mesures annoncées répondent clairement à l’objectif de démocratisation : l’ouverture des bibliothèques aux heures où les gens sont disponibles est un choix louable ; reste à le financer et à l’organiser. L’idée de distribuer une somme de 500 euros à chaque jeune Français au moment de ses 18 ans, afin qu’il la dépense en produits et en biens culturels, semble intéressante mais se heurte à plusieurs obstacles que l’expérience italienne a bien mis en lumière. En effet, lorsque le gouvernement de Matteo Renzi s’est lancé dans une opération de ce type, on a pu constater, outre les effets d’aubaine, car nombre de bénéficiaires auraient effectué la dépense en l’absence de soutien, que les jeunes qui demandent à en bénéficier sont en général les plus dotés en capital culturel. La sociologie enseigne de longue date que le sentiment d’étrangeté à l’égard de la culture n’est pas une affaire d’argent, et qu’à 18 ans les dés sont déjà largement jetés. Ajoutons que 800 000 jeunes atteignent 18 ans chaque année, ce qui porterait le coût de cette mesure à 400 millions d’euros (si toute une génération en bénéficie), hors coûts d’application… Il serait donc préférable d’agir avec modestie, de procéder à une expérimentation et à une évaluation, de prendre la mesure de l’adhésion des établissements et des commerces culturels à cette initiative avant de la généraliser.

On attend aussi une réflexion sur les rapports public-privé. Comment mieux concilier les deux sources de financement, faire vivre et coopérer entreprises privées et secteurs non marchands ? L’entrée en force d’entreprises privées dans le secteur du spectacle vivant ne manque pas d’inquiéter, peut-être à tort, parce qu’elle semble être le pendant d’une propension au retrait de l’État mécène2.

Du côté de l’audiovisuel, l’expérience du directeur du cabinet de la ministre, Marc Schwartz, qui a notamment été médiateur pour résoudre le conflit opposant Google et les éditeurs de presse, et coordinateur du groupe de travail interministériel chargé de mener une réflexion stratégique sur l’avenir du groupe France Télévisions, pourrait aider à inventer une meilleure gouvernance ainsi qu’un renouvellement des financements. Pour la presse, l’enjeu du passage au numérique et des aides qui s’y attachent est loin d’être réglé.

Plusieurs conditions président à la réussite de la nouvelle ministre : sa longévité (rappelons à cet égard que le gouvernement de François Hollande aura fait se succéder trois femmes à la tête du ministère en cinq ans), une relation de confiance avec le président de la République, un budget stable, et surtout un projet. Combien de temps faut-il pour mettre en œuvre le projet de tour Utrillo de Clichy-sous-Bois-Montfermeil, en plein cœur du lieu où avaient éclaté les émeutes de 2005 ? Quelle relation a été construite entre les territoires et le ministère encore bien trop parisien ? Comment réconcilier la culture et ses publics et quelle place donner aux initiatives participatives ? Comment apprivoiser et s’approprier la révolution numérique ? Que faire du financement participatif, entre leurre et promesse de ressources nouvelles ? Cette forme de financement permet la construction de relations de confiance entre porteurs de projets et publics avides de contribuer à l’émergence de propositions artistiques ou à la survivance du patrimoine. Savoir l’encourager n’est pas une mince affaire tant les concurrences entre projets (sportifs, sociaux, culturels, etc.) sont devenues pressantes. Comment faire évoluer le droit et la rémunération des auteurs sans mettre en question des chaînes de valeur d’une grande fragilité ? Il faut mettre un terme au débat récurrent sur la « riposte graduée » en assumant des choix clairs en matière de lutte contre le piratage. Trop souvent ces dernières années, la politique culturelle est devenue l’objet d’une nostalgie teintée de clientélisme. Il est temps de s’atteler à ces questions, dans le dialogue avec différents publics, pour lui redonner un souffle nouveau.

  • 1.

    La France est le pays le plus visité au monde, avec 84, 5 millions d’arrivées de touristes internationaux en 2015.

  • 2.

    Pour plus de détails, voir Françoise Benhamou, Politique culturelle, fin de partie ou nouvelle saison ? Paris, La Documentation française, 2015.

Françoise Benhamou

Ses travaux sur l’économie de la culture donnent un regard aigu et très informé sur les secteurs de l’édition (voir notre numéro spécial « Malaise dans l’édition », juin 2003), du cinéma et du numérique. Cette connaissance des mécanismes économiques nourrit aussi son analyse critique de la politique culturelle française, en ce qui concerne aussi bien les musées, la démocratisation des publics que…

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