Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Le point de vue de l’animisme. À propos de Par-delà nature et culture de Philippe Descola

Dans son dernier ouvrage, l’anthropologue remet en question la centralité du partage entre nature et culture et montre qu’on peut distinguer quatre conceptions du monde – l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme – en partant plutôt d’une distinction entre l’intériorité et l’extériorité. Frédéric Keck se demande à ce propos pourquoi la discussion entre le naturalisme et l’animisme est particulièrement centrale pour l’anthropologie.

Par-delà nature et culture propose une théorie anthropologique d’une grande ampleur. Philippe Descola revient sur le partage entre nature et culture, considéré comme un invariant par l’anthropologie moderne, et en conteste le caractère universel. Si l’on veut rendre compte de conceptions du monde dans lesquelles les rapports entre humains et non-humains sont conçus tout autrement, il faut plutôt partir selon lui de la distinction entre des intériorités et des physicalités. Quatre modes d’identification apparaissent alors : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme.

Le sociologisme de l’anthropologie moderne, qui présuppose que la société se forme avec le passage de la nature à la culture, est ainsi contourné par une enquête sur les ontologies, c’est-à-dire les modes d’identification des existants. Les relations entre ces existants font ensuite l’objet d’une autre enquête, qui permet de suivre comment se forment des collectifs. Dans cet article, on s’est attaché à reconstruire le problème qui a rendu nécessaire cette construction, en repartant d’un mode de relation particulièrement déroutant pour nos modes de penser, et qui prévaut dans les sociétés animistes : la prédation.

De l’ethnographie de l’animisme à la critique anthropologique du naturalisme

Le livre de Philippe Descola s’ouvre par le récit ethnographique d’un accident : la femme d’un de ses informateurs Achuar s’étant fait piquer par un serpent « fer-de-lance », l’ethnographe accourt avec sa seringue pour lui administrer un contre-poison ; cependant, son informateur s’inquiète moins de l’effet physique du sérum que de l’intention du serpent, qui a selon lui vengé les singes laineux dont il avait fait trop grande consommation à la chasse. Cette interprétation, que l’on peut qualifier de morale, intrigue l’ethnographe : il fait remarquer au mari inquiet que les hommes et les animaux se tuent pour manger par une nécessité naturelle, aussi « naturelle » que celle qui guérit du venin du « fer-de-lance » avec une seringue. Mais son interlocuteur persiste : le chasseur doit respecter ceux qu’il tue car ils sont comme lui des « personnes », avec lesquelles il est en relation de parenté. Un accident inhabituel fait ainsi basculer des pratiques ordinaires aux conceptions du monde dans lesquelles celles-ci sont prises et justifiées : ce sont ces manières de concevoir les êtres peuplant le monde et agissant les uns sur les autres qui sont l’objet du livre1.

Mais ce récit exotique est précédé par celui d’un autre événement, plus dramatique et fondateur de notre histoire : la rencontre entre les voyageurs des Grandes Découvertes et les sociétés du Nouveau Monde, sur fond de colonisation et de violence, et sous le regard sceptique et attristé de Montaigne. De cet événement résulte en effet la séparation entre une humanité placée dans les lumières de la culture et une autre rejetée dans les confusions de la nature, séparation dont l’anthropologie a tenté de déplacer les termes, mais dont elle a cependant conservé l’héritage. Et là encore le même événement peut être interprété de deux façons différentes : suivant une anecdote que Philippe Descola reprend à Claude Lévi-Strauss, alors que les missionnaires chrétiens interrogeaient les indigènes pour savoir s’ils avaient une âme, ceux-ci les plongeaient dans des bains pour découvrir si, bien qu’apparemment divins, leurs visiteurs avaient eux aussi un corps soumis à la putréfaction2. Comment un même événement peut-il être saisi dans des schèmes d’interprétation qui, sans être incommensurables, se présentent plutôt comme symétriques, ou inverses l’un de l’autre ? Telle est sans doute une des questions qui donne son mouvement au livre.

Par-delà nature et culture s’inscrit entre ces deux événements, entre l’étonnement face à un cas ethnographique et la réflexion sur les postulats de la discipline anthropologique. L’opposition entre nature et culture ne sert pas en effet seulement à distinguer ordinairement dans l’ordre des phénomènes ceux qui relèvent des régularités mécaniques et ceux qui indiquent des intentions morales : elle est aussi un des outils épistémologiques dont l’anthropologie s’est servie pour expliquer que la diversité des phénomènes humains s’appuie sur l’unité d’une nature. Or, à ces deux niveaux, l’opposition relève d’une conception du monde particulière : qu’il cherche à expliquer l’empoisonnement d’une femme ou la diversité des coutumes, l’anthropologue pense toujours de façon moderne en opposant nature et culture, c’est-à-dire en rapportant à l’unité d’une matérialité la diversité des façons de la penser. Ici l’événement bouscule l’ordonnancement de la conception du monde en la rappelant à sa contingence : car si le même événement peut être interprété de deux façons aussi différentes, ce sont toutes nos catégories qui s’effritent, et tout un travail de pensée qui est à reprendre. Il ne s’agit plus de déplacer les termes, en se demandant ce qui relève de la culture et ce qui relève de la nature, mais de les renverser, en posant le problème tout autrement.

L’étonnement ethnographique est en effet l’occasion de se déprendre de ses catégories de pensée pour tenter de décrire la façon dont se constitue un monde selon des coordonnées radicalement différentes. Si l’on appelle naturalisme la conception du monde pour laquelle la diversité des pensées survient à l’unité d’une matérialité, alors il faut bien dire que l’expérience des Achuar est symétriquement inverse : car ici c’est plutôt la matérialité qui s’ajoute à l’unité d’un continuum de pensée, en y découpant des corps distincts. La tradition anthropologique a appelé animisme cette conception du monde dans laquelle les esprits sont les réalités primordiales dont les corps ne sont que les effets seconds3. Le livre de Philippe Descola repart de l’animisme, non pour le réhabiliter en tant que tel, mais pour renverser le naturalisme qui en est le symétrique inverse. Un tel renversement a valeur d’expérience fondamentale de la pensée, car c’est bien ce que signifie penser qui pose problème lorsque les coordonnées sont ainsi bouleversées.

La démarche se fait alors provisoirement phénoménologique : il s’agit de décrire comment les êtres apparaissent dans des flux d’intentionnalité qui se constituent antérieurement à l’opposition entre nature et culture. L’expérience ethnographique est ici l’équivalent d’une épokhé husserlienne, car elle produit une suspension et une critique de l’attitude naturaliste. Il y a bien quelque chose de phénoménologique dans la démarche de Philippe Descola, notamment lorsqu’il refuse de considérer la pensée comme un système de représentations redoublant le réel, pour se tenir au niveau de la perception où la pensée constitue le réel sur lequel elle agit. Et c’est par là qu’il se distingue des conceptions traditionnelles de l’animisme, en décrivant celui-ci comme un mode de perception, et non comme un système de représentations ; car il ne s’agit plus alors d’opposer aux croyances qui dédoublent les choses en esprits les bonnes représentations de la science, mais de se tenir au niveau de ce dédoublement lui-même pour décrire comment il constitue la perception et l’action.

Mais la voie phénoménologique est incomplète car elle conduirait à opposer l’animisme au naturalisme selon un face-à-face stérile, et qui reconduirait les apories de l’origine. La voie tentée par Philippe Descola est plus ambitieuse, et plus productive : elle consiste à faire de l’animisme un point de vue sur le monde, permettant de voir les problèmes du naturalisme sous l’angle de l’animisme, afin d’établir une carte des points de vue sur les problèmes que les hommes se posent quand ils agissent et perçoivent dans le monde. Que l’animisme soit un point de vue, cela signifie que le mode de perception très particulier qui est le sien constitue un détour suffisamment radical pour que, par ce détour, une carte des positions de pensée soit possible. La démarche anthropologique ne vise pas en ce sens à percevoir comme un animiste ou à prendre le point de vue de l’indigène, mais elle part de ce point pour en repérer d’autres dans un espace de points de vue. Le détour par l’animisme permet ainsi de retrouver l’ambition du projet anthropologique dans son intégralité, car il constitue un point de vue suffisamment renversant pour que les possibilités de la pensée humaine soient à nouveau mises à disposition.

Sociologie, ontologie, phénoménologie

Confronter ainsi le naturalisme et l’animisme, c’est opérer une rupture avec la tradition anthropologique française, pour laquelle le totémisme était la conception du monde la plus importante. Durkheim ouvrait les Formes élémentaires de la vie religieuse par une critique de l’animisme, considérée comme une théorie psychologiste et intellectualiste, et par une analyse des cultes totémiques observés dans leur forme la plus pure en Australie. Mais la sociologie durkheimienne, lorsqu’elle se prolongeait ainsi en anthropologie, reprenait les postulats fondamentaux du naturalisme, puisqu’elle opposait aux corps des individus la conscience collective de la société qui se manifestait à eux comme totem. Certes des résidus d’animisme pouvaient traverser l’analyse de Durkheim, comme lorsqu’il affirme que les corps individuels sont autant de points de vue sur la seule réalité psychique qui est celle de la société constituée par leur interaction, ou lorsqu’il refuse de faire du surnaturel ce qui s’ajoute à la nature pour y voir une puissance d’action primordialement sociale dont la nature est une limitation par les régularités de la science. Mais dans ses analyses les plus audacieuses, Durkheim conserve le postulat selon lequel la société est une réalité à part entière qui survient à la réalité matérielle, et dont le mode d’existence relève des représentations : ainsi la psychologie s’ajoute à la sociologie pour rendre compte des phénomènes les plus étranges du totémisme, puisque cette conception du monde est d’abord décrite par Durkheim comme une organisation sociale à base de clans liés entre eux par des noms ou des emblèmes. Et de même Lévi-Strauss, dans le Totémisme aujourd’hui, distingue la dénomination des groupes fondés sur la parenté par homologie avec les espèces naturelles de l’identification à des animaux ou des plantes, en faisant du second trait un redoublement psychologique du premier – alors même qu’il ouvre l’analyse sociologique à une pensée classificatoire qui déborde largement le cadre étroit du totémisme. Le totémisme semble ainsi tiré vers l’animisme lorsque le mode d’existence psychique du social est interrogé ; mais il reste polarisé vers le naturalisme lorsque le social est conçu comme s’ajoutant à la réalité naturelle.

La démarche de Philippe Descola consiste à reprendre ce problème classique du totémisme en cessant de voir dans son expression psychologique un simple redoublement de sa réalité sociologique, mais en retrouvant sa dimension ontologique, dont l’organisation sociale est seulement une des modalités d’expression – ce qui consiste à assumer résolument l’animisme comme point de vue premier sur les choses sociales. L’analyse des cas de totémisme individuel, dans lesquels l’identification à un animal ou à une plante est indépendante de l’organisation sociale mais dépend davantage des catégories de la perception et de l’action, ainsi que la reprise des classifications totémiques australiennes par Carl von Brandenstein, montrant un ensemble de propriétés substantielles ou immatérielles communes aux humains et aux non-humains dont les espèces totémiques sont seulement des marqueurs4, fournit ainsi une description « du totémisme comme ontologie ». Le terme d’ontologie doit ici être souligné, car il ne se confond pas avec celui de conception du monde : l’ontologie n’est pas seulement l’ensemble des êtres considérés comme existants par telle ou telle société en fonction de ses catégories de perception et d’action, c’est aussi un niveau d’analyse auquel doit se placer l’anthropologue s’il veut éviter le préjugé naturaliste selon lequel la société est la seule réalité à laquelle il aurait affaire. Se placer à un niveau ontologique, c’est suspendre les critères de la nature et de la culture pour observer l’ensemble des êtres hybrides qui apparaissent dans la perception, sans préjuger par avance de leur degré de réalité.

Or c’est ici que la notion de point de vue, telle qu’elle s’impose dans l’analyse de l’animisme et notamment dans l’ethnographie des sociétés amazoniennes, est particulièrement intéressante. L’animisme, ce n’est pas une cosmologie dans laquelle tous les esprits communiquent immédiatement les uns avec les autres, selon cette confusion originaire que l’on a toujours reprochée aux démarches ontologiques5 : c’est plutôt une conception du monde dans laquelle chaque être peut prendre le point de vue d’un autre en fonction de sa situation. Le modèle peut en être trouvé dans la relation entre le chasseur et sa proie : l’homme doit savoir adopter le point de vue de l’animal pour le trouver, ce qui suppose de se percevoir lui-même tel que le perçoit l’animal dans un environnement global constitué par leur relation6 ; mais en même temps il prend son point de vue pour le tuer, ce qui annule la continuité provisoirement instaurée. La possibilité de passer d’un point de vue à un autre en modifiant sa perception se justifie sur le fond d’une intentionnalité commune, dont la présence est rappelée dans les rêves et les mythes ; mais celle-ci pose immédiatement problème, car il faut expliquer comment la discontinuité des corps introduit une coupure dans le continuum primordial des intentionnalités. L’animisme est donc à la fois une éthique et une ontologie, la notion de point de vue posant et résolvant dans le même mouvement le problème des continuités et discontinuités entre les êtres : on peut voir les êtres de différentes façons, mais depuis des points de vue séparés.

La « restauration » de l’animisme est donc une réhabilitation de sa dimension ontologique contre sa réduction à une psychologie erronée. Mais elle pose ainsi un problème théorique, que l’on peut formuler dans le sens d’une alternative entre l’ontologie et la phénoménologie. Ou bien, comme Eduardo Viveiros de Castro7, on s’oriente vers une ontologie radicalement perspectiviste, dans laquelle tous les points de vue sont équivalents, le point de vue des animaux sur les hommes pouvant être décrit avec la même pertinence que celui des hommes sur les animaux ; ou bien, comme Tim Ingold8, on affirme une prééminence phénoménologique (c’est-à-dire de méthode et non d’essence) du point de vue humain, à condition de décrire précisément celui-ci comme une perception qui engage l’homme dans un environnement, et non comme une construction ou une projection de catégories humaines sur une matérialité passive. Dans le premier cas on comprend mieux comment se constitue le continuum d’intentionnalité ; dans le deuxième cas on décrit mieux comment s’y découpent des corps ; mais on ne fait dans les deux cas que tourner autour du problème de l’animisme. La démarche de Philippe Descola le conduit à prendre sur l’animisme un regard de côté, ou en surplomb : car les problèmes de l’animisme sont posés de toute autre façon depuis les autres conceptions du monde, et c’est à partir de cette comparaison que devient possible une carte des moyens dont l’esprit humain dispose pour résoudre les problèmes que soulèvent les êtres apparaissant dans la perception et dans l’action.

Ici se justifie l’introduction d’une quatrième conception du monde, qui a les traits inverses du totémisme, et fournit comme lui une transition entre l’animisme et le naturalisme : ce que Philippe Descola appelle l’analogisme9. Alors que le totémisme rassemble les intentionnalités et les corporéités dans un ancêtre collectif commun, l’analogisme les disperse dans un réseau de correspondances qu’il explore à l’infini : ce sont là deux solutions opposées au problème des discontinuités de l’expérience, posé par le naturalisme sous la forme de la diversité des cultures humaines et par l’animisme sous la forme de la diversité des apparences physiques. Il faut noter que si la sociologie française a fait du totémisme son paradigme central, parce qu’elle y trouvait une conception de l’unité originaire du social, la sociologie anglaise a été davantage fascinée par l’analogisme, parce que le social y apparaît comme une solution pragmatique au problème de la prolifération infinie des êtres du monde, sous la double forme de la hiérarchie et du sacrifice. La comparaison des quatre conceptions du monde permet ainsi de dépasser le face-à-face entre naturalisme et animisme, qui risquait d’explorer de façon limitée, par les voies de l’ontologie et de la phénoménologie, les deux côtés du problème animique ; elle permet un retour de l’interrogation sociologique, non pour elle-même, comme dans l’analyse durkheimienne, mais en vue d’une enquête anthropologique sur les différentes façons de faire des relations, que l’on peut alors appeler structurale.

Structures et schèmes d’identification : une psychologie renouvelée

Par-delà nature et culture plaide pour une approche structurale de la comparaison entre les conceptions du monde : dépassant le culturalisme qui affirme une différence incommensurable entre celles-ci, il s’agit de trouver des éléments communs à travers l’étude des relations qu’elles manipulent, dans l’horizon d’une grammaire générale des cosmologies ouvrant à un universalisme relatif. Philippe Descola cherche donc une position en surplomb par rapport aux conceptions du monde, ce qui suppose qu’il ne se donne pour acquise aucune des dichotomies valant à l’intérieur de celles-ci : ni celle entre nature et culture telle qu’elle est imposée par le naturalisme, ni celle entre intentionnalité et corporéité telle qu’elle semble se dégager d’une analyse phénoménologique de l’animisme. C’est pourquoi il retient finalement les notions d’intériorité et de physicalité, qui ne désignent pas des domaines de propriétés mais des termes qui ne valent que dans des relations, et dont les combinaisons permettent d’engendrer logiquement les quatre grandes conceptions du monde.

L’approche ici adoptée se distingue de celle inaugurée par Claude Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, en ce qu’elle ne place pas ces relations structurales au niveau de l’esprit humain ou d’un inconscient structural, situé au point de jonction entre la nature et la culture et conditionnant de façon cachée toute l’analyse. Ici il s’agit davantage de schèmes de la pratique, c’est-à-dire, selon une analyse que Lévi-Strauss avait lui-même esquissée dans la Pensée sauvage, une mise en fonctionnement de ces structures mentales dans des situations et des pratiques données. On passe ainsi du point de vue de l’astronome, dégageant par un regard éloigné les règles générales des phénomènes humains, au point de vue du physiologiste, s’interrogeant sur les mécanismes vivants produisant ces règles. Lévi-Strauss avait esquissé dans les Mythologiques une démarche qui insère les structures mentales dans des contextes et des usages au moyen de ces schèmes de pensée que sont les oppositions sémantiques entre les qualités sensibles ; mais sa démarche restait proche d’un certain diffusionnisme, notamment lorsque, suivant les systèmes de transformations logiques dans tout le continent amérindien, il était conduit à des hypothèses sur une réserve de structures mythiques en Asie centrale communiquant avec l’Amérique par le détroit de Béring. La démarche de Philippe Descola reprend l’ambition structurale des premiers travaux de Claude Lévi-Strauss, tout en s’attachant à insérer les structures dans des pratiques, puisque l’enquête sur les schèmes de pensée s’élargit à tous les continents, en vue d’une cartographie des structures mentales. La question n’est plus alors : comment les structures déterminent-elles universellement les comportements en constituant l’équivalent d’une nature au niveau des règles sociales ? Elle devient celle-ci : comment une réserve commune de structures produit-elle telle pratique dans tel contexte, et pas dans tel autre ? La question de la causalité structurale est donc remplacée, ou plutôt reformulée, par celle de la sélection des schèmes dans des situations : comment tel schème est-il activé dans une situation et inhibé dans une autre ?

Ici Descola s’appuie sur les avancées d’une psychologie qui a largement dépassé le cadre kantien de celle dont Lévi-Strauss était tributaire. La perception n’est plus conçue comme imposition de structures à une matérialité passive, mais comme production de schèmes par répétition des mêmes opérations dans un environnement plus ou moins homogène, tendant ainsi vers une forme de généralité en faisant passer des situations inédites pour des situations connues. Se constituant comme des savoirs pratiques ou des savoirs du familier, les schèmes cognitifs synthétisent un grand nombre d’informations en vue de l’action sur un milieu, la prédominance de tel schème s’expliquant alors par sa capacité à synthétiser un plus grand nombre d’informations et à subordonner les autres schèmes. Ce qui agit dans la connaissance, ce n’est donc pas véritablement la structure elle-même, mais le mécanisme d’inhibition qui fait prédominer tel schème sur tel autre dans telle situation. Les modèles connexionnistes en intelligence artificielle sont présentés comme des formalisations possibles de ces mécanismes en vue de leur meilleure compréhension dans des contextes ethnographiques donnés.

La psychologie n’est plus ainsi ce qui redouble le niveau sociologique en lui donnant l’universalité d’une nature, avec le risque d’une fuite vers la sémiologie : elle permet de se situer au niveau ontologique où la perception acquiert une prise sur les êtres du monde, et où se constituent, par répétition des mêmes schèmes, les termes et les relations dont l’agrégation produit le social. C’est pourquoi Descola distingue deux types de schèmes, qui pourraient être ramenés à la distinction de l’ontologique et du sociologique : des schèmes d’identification et des schèmes de relation. La notion d’identification doit être soulignée, car elle semble rompre avec l’approche structurale ici adoptée, en privilégiant les termes sur les relations. Loin de désigner une identité substantielle, elle pointe vers un niveau de relations où le problème de l’identité est plus fondamental que celui de l’organisation sociale. Avant d’organiser ses relations avec les êtres du monde, il s’agit en effet d’abord de savoir quel type d’être ils sont. L’identification est donc une tendance qui se déploie dans un gradient allant du « je » à « l’autre », et qui s’appuie pour cela sur les coordonnées fondamentales de l’intériorité et de la physicalité. Les quatre conceptions du monde se comprennent alors comme quatre schèmes d’identification, ce qui implique qu’elles ne redoublent pas des institutions par des croyances collectives, mais répondent au problème fondamental de l’identification des êtres du monde. C’est parce qu’il y a un trouble primordial dans l’identification des êtres perçus, parce que l’irruption d’un nouvel être est un événement qui met au défi les schèmes disponibles, que des collectifs tentent de les stabiliser dans des relations en vue de l’action.

Les schèmes de relation instituent en effet des normes et des valeurs qui orientent l’interaction entre les êtres. La notion d’orientation implique ici que les valeurs ne s’imposent pas comme des normes extérieures mais se produisent par répétition vers un même pôle d’altérité. Ainsi l’apprentissage est-il décrit non comme l’intériorisation d’une norme sociale mais comme une série d’inductions à partir de l’observation des adultes, renforcées par les cadres institutionnels qui produisent à leur occasion des émotions particulièrement fortes. On comprend alors que l’identification soit première par rapport à la relation : il faut que des pôles d’interaction soient découpés dans le champ de l’expérience pour que des normes puissent orienter vers eux. Que toute relation soit orientée, cela signifie à la fois qu’elle peut produire des collectifs tournés vers des pôles communs, et que l’identification de ces pôles pose toujours problème. Ainsi s’explique ce fait découvert par Lévi-Strauss que toute structure est polarisée, et donc en déséquilibre par rapport à elle-même : le détour par l’ontologie montre que ce fait tient à une incertitude fondamentale dans l’identification des êtres. Or ce fait prend finalement une signification morale et politique sur laquelle il faut s’arrêter.

Prédation, protection, domestication : enjeux moraux et politiques

Parmi les schèmes de relation analysés par Philippe Descola, nous en retiendrons deux qui semblent particulièrement novateurs pour le savoir anthropologique, et qui permettent de mesurer l’effet du point de vue animiste ici restauré. Descola distingue des relations réversibles (le don, l’échange et la prédation) et des relations non réversibles (la production, la protection et la transmission). Si l’on accepte que le don et l’échange sont au cœur des débats de l’anthropologie après Mauss et Lévi-Strauss, que la production a été interrogée de façon très riche par l’anthropologie marxiste, et que la transmission est un problème central dans l’anthropologie de Dumont, on peut dire que la prédation et la protection sont des concepts anthropologiques nouveaux, dont il faut prendre ici la mesure. Le point de vue de l’animisme produit ici tous ses effets, puisque c’est l’anthropologie de l’Amazonie qui a mis en lumière, dans des sociétés décrites comme animistes, ce fait anthropologique de la prédation. Sa confrontation avec le naturalisme prend alors toute sa vigueur si l’on comprend que la protection est le schème de relation que les sociétés modernes ont privilégié pour résoudre les problèmes que pose la prédation dans les sociétés animistes. La question anthropologique posée par l’introduction de ces deux concepts est donc celle-ci : comment la protection peut-elle être comprise non comme une réponse à la prédation, mais comme une façon symétriquement inverse de résoudre le problème de l’identification des êtres dans les relations entre humains et non-humains ?

Lorsqu’on la ressaisit au point de vue de l’animisme, la prédation prend en effet un sens tout différent de celui que nous serions portés spontanément à lui donner. Si les êtres sont perçus d’abord sous l’angle de l’intériorité, par la possibilité de prendre leur point de vue afin d’interagir avec eux, alors le fait de les chasser et de les manger est problématique, car il installe une discontinuité de physicalités dans le continuum des intériorités. Comment en effet s’assurer que ce n’est pas soi qu’on mange si l’on a d’abord posé que celui que l’on chasse est un autre soi ? Le cannibalisme apparaît comme une solution à ce problème, en ce qu’il instaure une identification rituelle avec ce qui est mangé, rendant hommage à ce qui est provisoirement détruit pour qu’il retrouve sa place dans le continuum des êtres. On comprend alors que la prédation n’est pas le contraire du don, c’est-à-dire une forme de capture ou de destruction, mais qu’elle est plutôt une relation vivante constitutive de celui qui mange et de celui qui est mangé. Dans le fait de chasser et manger des non-humains, l’homme n’affirme pas sa puissance sur la nature, mais il reconnaît que son identité est incomplète sans le passage par le point de vue de cet autre soi.

Dans cette perspective, la protection apparaît comme une position radicalement inverse du problème. Si l’on considère l’homme comme tout-puissant face à une nature qui lui est soumise du fait du privilège qu’il possède de la penser, alors le problème est de comprendre comment il peut entrer en relation avec ce qui est inférieur à lui. L’attribution d’une intériorité (par exemple sous la forme de droits des animaux) sera alors la conséquence de la séparation des physicalités, et non, comme dans le cas de l’animisme, ce qui la précède. Une telle position du problème est caractéristique de sociétés pastorales ayant établi avec les non-humains des rapports de contrainte bienveillante, qui sont également appliqués aux hommes eux-mêmes, à travers ce que Haudricourt a appelé « le traitement pastoral de l’homme10 ». C’est en effet dans des sociétés vivant quotidiennement avec des troupeaux de bétail que le point de vue de celui qui conduit le troupeau en est venu à occuper une place centrale, laissant dans l’ombre les autres points de vue. La relation de prédation entre humains et non-humains est alors subordonnée à la relation de don par laquelle les humains s’instaurent en conducteurs des non-humains, protégés par la reconnaissance d’un non-humain protecteur dont ils se délèguent les pouvoirs.

Un des enjeux éthiques de cette distinction est de parvenir à poser le problème de la protection en des termes non naturalistes, par un renversement de point de vue qui conduit à le lire à travers le schème de la prédation dominant dans les sociétés animistes. Le livre de Philippe Descola est en effet traversé par un souci éthique, qui se manifeste par son intérêt pour les philosophies holistes de l’environnement, et dont la critique de la séparation entre nature et culture est une expression méthodologique. Penser la nature au point de vue de l’animisme, c’est bien en effet se tenir au plan d’immanence des cycles d’énergie et des flux d’intentionnalité constitutifs des relations entre humains et non-humains, sans les rapporter à la transcendance d’une culture dont ils recevraient la contrainte extérieure. La bienveillance du pasteur apparaît tout autrement si elle est destituée de sa position d’extériorité et replacée dans un champ de relations réversibles : traversée par une inquiétude, elle apparaît comme un mode de relation parmi d’autres à ce qui existe.

Mais il ne s’agit pas non plus de réhabiliter l’animisme à travers un nouveau mythe du bon sauvage, car on risque de retomber ainsi dans le face-à-face de l’animisme et du naturalisme. La constitution symétrique de ces deux conceptions du monde montre plutôt qu’elles se renvoient réciproquement leurs problèmes, la tension de l’une se dénouant et se renouant de façon inverse dans l’autre : à la contrainte bienveillante du pasteur, s’effrayant de dominer ce qu’il affectionne, répond la tension prédatrice du chasseur, s’angoissant de détruire ce qui est en continuité avec lui ; la protection tend vers la domination qui en est l’excès, comme la prédation tend vers l’exploitation. Si nous avons oublié le sens de la prédation, c’est parce que nous l’avons confondue avec la domination ; mais une fois reconstituée dans sa logique propre, elle apparaît tout aussi effrayante. Aussi, plutôt qu’à une philosophie écologiste de la nature mettant en valeur l’animisme, c’est bien à une anthropologie structurale des relations entre humains et non-humains que nous avons affaire ici, déployant tout un gradient de combinaisons à partir de pôles antagonistes.

Un nouveau terme est introduit dans cette perspective à la fin de l’ouvrage : celui de domestication. Par là, l’enquête sur les conceptions de monde pénètre sur le terrain de l’histoire des techniques : il s’agit de savoir en quoi la mise en élevage des animaux comme solution au problème technique de la subsistance modifie les relations entre humains et non-humains. La notion de domestication introduit sans doute un terme médiateur important entre la prédation du chasseur animiste et la protection du pasteur naturaliste ; mais elle ne saurait être comprise de manière dialectique comme l’accélération de l’histoire par la technique. Philippe Descola montre que la domestication est rendue possible par les façons de penser les relations entre humains et non-humains bien plus qu’elle n’agit sur eux, c’est-à-dire qu’elle ne peut être adoptée qu’en fonction des problèmes logiques qu’elle permet de résoudre, ou plutôt de reformuler en des termes nouveaux. L’analyse structurale des transformations logiques menant de l’Homme-Caribou des sociétés animistes de l’Amérique du Nord septentrionale au Seigneur-Taureau des sociétés analogistes de Sibérie méridionale montre que la domestication était pensée et jouée avant d’être employée comme une technique à part entière, et qu’à l’inverse elle pouvait être connue comme technique sans être pensable dans les schèmes disponibles. La réflexion sur la domestication ne donne donc pas lieu à une philosophie de l’histoire menant du sauvage au moderne, tentation dont se méfie par-dessus tout l’anthropologue. Elle conduit à réinsérer des processus temporels dans des possibilités structurales et des problèmes logiques dont ils sont des résolutions partielles et provisoires. Elle ne pose pas la question du sens ou du non-sens de la domestication mais plutôt celle-ci : pourquoi a-t-on domestiqué tel animal dans tel contexte et pas dans tel autre ? C’est paradoxalement parce qu’il couvre de grandes étendues géographiques et élabore des grands récits historiques que l’anthropologue peut le mieux poser les questions locales.

Qu’il n’y ait aucun sens à réhabiliter pour lui-même l’animisme, c’est ce que montre finalement l’exemple ethnographique du rituel Jivaro des « têtes réduites ». Les relations que les Jivaro entretiennent avec les humains comme avec les non-humains sont marquées par une « idéologie prédatrice » qui fait primer l’appropriation des substances sur l’échange réciproque avec autrui : ainsi de ces femmes qui considèrent le manioc comme un enfant non pour le protéger mais pour éviter que les plantes ne se vengent des enfants qui les mangent. Dans ce cycle de vendetta constitutif des relations entre les intentionnalités, la fabrication d’une tête réduite ou tsantsa produit un opérateur logique dépersonnalisé qui, à partir d’un ennemi jivaro mais non-parent, permet d’engendrer un enfant consanguin en faisant successivement occuper à la tête toutes les positions de parenté et de sexe qui permettent d’aboutir à ce résultat. Une société régie par la guerre et la concurrence parvient ainsi à lever l’exigence de réciprocité en produisant une affinité idéale, pôle vers lequel s’orientent toutes les relations jivaro.

À lire une telle description, on comprend mieux pourquoi une phénoménologie de l’animisme est impossible qui ne débouche pas sur une analyse structurale. L’opération effectuée par Philippe Descola est bien une réduction du naturalisme qui suspend les catégories de nature et culture pour revenir à la façon dont les êtres apparaissent dans la perception à l’occasion d’événements particulièrement marquants. Mais cette réduction ne fait pas revenir à un sujet incarné, ouvert au déploiement du monde, dans le jeu des intentionnalités et des corporéités. Elle produit un sujet abstrait, pur opérateur logique permettant de mettre en relation des intériorités et des physicalités. La dualité nature/culture n’est donc pas annulée par cette opération structurale : elle est réduite en quelque sorte deux fois, comme préjugé naturaliste d’abord, comme expérience de l’incarnation ensuite, afin de produire un analogue logique de l’objet de départ qui peut ensuite circuler sur la surface du globe en vue d’y produire plus d’intelligibilité. C’est pourquoi le point de vue de l’animisme n’est pas le point de vue de l’indigène : c’est un point de vue de nulle part, peut-être celui de cette tête grimaçante et décharnée à travers les yeux de laquelle toutes les relations deviennent visibles.

  • *.

    Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

  • **.

    Frédéric Keck est philosophe. Il a publié récemment Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, La Découverte, coll. « Pocket », 2005 et Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, Puf, coll. « Philosophies », 2004.

  • 1.

    Philippe Descola emploie indifféremment les termes de conception du monde, de vision du monde, de cosmologie, d’idéologie, de mentalité, d’ethos ou de style de comportement. On emploiera ici celle de conception du monde, au sens d’un ensemble de relations entre des êtres qui forme un tout dans la perception, tout en précisant qu’elle doit servir à montrer comment s’orientent des types d’action.

  • 2.

    Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 82-83, cité dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 386-387.

  • 3.

    Le terme est introduit en anthropologie par E.B. Tylor dans Primitive Culture en 1871. Il a d’abord été formé au xviiie siècle dans le vitalisme de Stahl, puis repris en philosophie par les partisans de l’école spiritualiste de Victor Cousin dans le cadre de la « querelle de l’animisme ».

  • 4.

    Voir C. G. von Brandenstein, Names and Substance of the Australian Subsection System, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1982, discuté dans Par-delà nature et culture, p. 218-225.

  • 5.

    C’est notamment l’objection qui a été adressée par les vitalistes de l’École de Montpellier aux partisans de Victor Cousin dans la « querelle de l’animisme », ou encore l’objection faite par Hegel à la « philosophie de la nature » de Schelling de décrire une « nuit dans laquelle toutes les vaches sont grises ».

  • 6.

    De belles descriptions de cette perception sont reprises à Aldo Leopold, fondateur de la philosophie holiste de l’environnement et chasseur passionné, dans son Almanach d’un Comté des sables (1949), Paris, Flammarion, 2000, cité dans Par-delà nature et culture, p. 273-275.

  • 7.

    Voir Eduardo Viveiros de Castro, From the Enemy’s Point of View, Humanity and Divinity in an Amazonian Society, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1992, discuté dans Par-delà nature et culture, p. 196-202.

  • 8.

    Voir Tim Ingold, The Perception of the Environment, Londres et New York, Routledge, 2000, discuté dans Par-delà nature et culture, p. 345 et 455.

  • 9.

    On tente ici de reconstituer le mouvement de pensée qui a conduit à la construction des quatre conceptions du monde, dont la présentation en un livre peut montrer le risque d’en donner une image par trop statique. C’est souligner ainsi que les résultats exposés dans ce livre restent ouverts soit à la réfutation expérimentale soit à la discussion théorique, à condition de ressaisir le modèle à partir du problème qui lui donne sa nécessité.

  • 10.

    Voir A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, no 2, 1962, p. 40-50, cité dans Par-delà nature et culture, p. 448.

Frédéric Keck

Frédéric Keck est un historien de la philosophie et anthropologue français. Après son entrée au CNRS en 2005 il a effectué des enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. Il dirige le Laboratoire d'anthropologie sociale depuis le 1er janvier 2019. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Avian Reservoirs (Duke University Press Books, 2020). …

Dans le même numéro

Terrorisme et contre-terrorisme : la guerre perpétuelle ?
Les pouvoirs d'exeption à l'âge du terrorisme
La sécurité : paradigme d'un monde désenchanté
Le Liban en mal d'avenir