De la non-justification. À quoi tenons-nous (V) ?
À quoi tenons-nous ? (V)
Il y avait quelque chose de plusieurs fois révélateur, à nos yeux, dans un projet de loi, le contrat premier embauche, finalement « remplacé » le 11 avril 2006, qui prétendait instituer la non-justification ou la non-« motivation » d’une décision de licenciement, précisément dans le cadre de la « jeunesse », c’est-à-dire de l’inexpérience et de l’apprentissage.
Ce que cela révélait en effet, dans une sorte de télescopage, ce n’était pas une seule sorte de « justification » mais plusieurs, dont on a un besoin également important, et qu’il faut à la fois distinguer et relier. Il faut donc les distinguer d’abord, au point peut-être qu’elles relèvent de dimensions ou de relations irréductibles les unes aux autres : devant ce projet de loi, et son échec, on pourrait être tenté, par exemple, de conclure à l’incompatibilité absolue entre les relations de travail ou économiques, d’une part, pour qui la justification semble devenir un obstacle ! et la relation d’enseignement, ou pédagogique, d’autre part, pour qui au contraire la justification a valeur de pilier, et de fondement ! Mais il faut les relier aussi, et cela doublement : non seulement dans un tissu de relations que l’on ne pourrait déchirer sans rompre la société elle-même ; mais aussi peut-être en tant que dimensions présentes dans chacune de ces relations en tant que telles ; au point donc, par exemple, de ne pas voir dans l’enseignement une relation seulement particulière, étrangère par principe aux relations économiques et politiques, mais au contraire une dimension transversale, présente aussi dans toutes les relations, y compris économiques et politiques. L’une des leçons que l’on pourrait ainsi en retenir ne serait donc pas seulement le besoin de relier l’enseignement à la politique ou à l’économie, mais bien aussi l’inverse !
Mais il faut d’abord revenir sur les trois sortes de justification elles-mêmes.
Trois justifications ?
Au-delà de la dimension même où elle intervenait directement (celle, juridique, du « contrat » et de sa rupture), on ne peut s’empêcher en effet de voir dans l’absence de justification ou de motivation qui devait être instituée un et même deux autres enjeux plus larges : celui, tout d’abord, simplement de l’explication rationnelle (une telle décision pourrait-elle ne pas avoir de raison ?), mais celui aussi de sa portée pédagogique, ou plutôt de son enseignement individuel (dans la continuité d’une expérience, d’un apprentissage, d’une éducation). Il faut donc revenir d’un mot sur ces trois aspects, également essentiels sans doute, en tant qu’ils font peser sur cette absence de justification un triple risque ou un triple déni : un déni de justice, un déni de sens et un déni de transmission.
Il ne nous appartient certes pas, faute de compétence, de juger ici de la portée proprement juridique d’un texte qui se situait pourtant avant tout sur ce plan, l’absence de justification du licenciement étant sans doute instituée d’abord pour éviter les recours et les contentieux. Le problème posé sur ce seul plan est cependant d’emblée manifeste : comment l’absence de justification ne serait-elle pas une absence de justice ? comment ne ferait-elle pas apparaître a contrario la relation de travail, ou la relation économique pour ce qu’elle est certes aussi, plus peut-être que toute autre relation encore, c’est-à-dire une relation de force ou de pouvoir ? On dramatiserait à peine les enjeux en disant qu’une telle disposition risque de nous ramener en deçà de toute recherche de la justice dans les relations économiques, alors que c’est sans doute un enjeu essentiel du moment présent, pour nous reconduire à l’alternative brutale qui a déchiré les deux derniers siècles, entre l’économie et la justice. Sur ce premier plan, en tout cas, l’enjeu soulevé est donc déjà essentiel ; il ne s’agit de rien moins que de la protection mutuelle devant les limites ou les violations dans les relations de travail. On ne voit pas comment la justice peut se passer du droit, et celui-ci, de la justification.
Mais à supposer même qu’on laisse cet enjeu de côté, à supposer en tout cas qu’on en démontre l’autonomie, on ne pourra de toute façon pas s’empêcher d’aller plus loin, et d’abord dans une première direction, qui est celle de la parole rationnelle entre êtres égaux par principe, c’est-à-dire dans la direction non seulement de la raison, ou de l’explication, mais aussi, déjà, de la politique. Il ne s’agit plus en effet de la justification d’une décision, en tant qu’elle pourrait être utilisée dans un cadre juridique, pour un recours ou un contentieux. Au-delà de cet usage juridique de la parole, qui suppose la relation asymétrique sur le plan du pouvoir, il y a bien celui de l’explication, qui suppose au contraire une égalité sur le plan de la raison au moins. On voit mal comment la justification serait, sur ce plan, impossible ou illégitime, comment on pourrait supposer que l’un ne peut pas expliquer, et l’autre pas comprendre, sans faire injure à l’un et à l’autre ? Quelle que soit la « raison » ou si l’on veut prendre un terme de philosophie la raison « suffisante » de la décision, on ne peut concevoir qu’il n’y en ait pas et qu’elle ne puisse être dite. Qu’elle soit générale (l’économie même), individuelle (la relation même), structurelle ou circonstancielle, seule son énonciation préservera une relation qui est celle d’abord du sens partagé. Si nous l’appelons politique, c’est précisément parce que le politique est le domaine de ce discours commun, d’une justification qui est juste non seulement parce qu’elle s’adosse à une norme de justice mais parce qu’elle y parvient par des procédures rationnelles et communes. Il y a donc bien là une « sphère » pour ainsi dire de la justification, dont l’importance, elle aussi, ne ressort que plus nettement de son manque, dans les affaires publiques.
Si l’un des enjeux du moment présent est donc, sans doute, dans tous les domaines, même les plus asymétriques (l’économie, la médecine, l’éducation, la filiation, la justice même), l’institution de cette parole entre égaux, dans un cadre qui ne se réduit pas à celui du droit, la demande de justification ne s’en tient cependant pas là. Tout comme un professeur ne se contente pas de « justifier » la note qu’il met à un élève par son autorité ni même par l’explication objective des résultats, mais aussi d’un point de vue individuel, du point de vue de la pratique d’un individu, de même la justification en général n’est pas seulement une protection ou une explication, elle est aussi une expérience, qui appelle une reconnaissance. Elle peut faire de la rupture même un appui dans la construction de soi, à condition d’être explicitement orientée vers celui qui en est l’objet. À quelque niveau et dans quelque pratique que ce soit, la relation de travail comme toute relation réelle entre les hommes, est une relation qui comporte une part d’individuation, et même d’individuation réciproque. L’aliénation dans le travail peut même sans aucun doute se définir en partie par le déni de cette individuation (et donc pas seulement de droits universels). Ce fut, un temps, le taylorisme décrit avec une force sans égale par Simone Weil dans la Condition ouvrière, c’est aujourd’hui une « précarité » qui est aussi un anonymat et une discontinuation de la vie. Il y a donc dans la demande de justification, et jusque dans la rupture, également une demande d’orientation et d’apprentissage, qui fait de la relation de travail une relation d’enseignement. Comment s’étonner alors si l’on s’indigne, devant une loi qui institue son absence, précisément lorsque la différence d’âge et la relation d’apprentissage sont inscrites en son principe même ?
Qu’il s’agisse donc de la relation de travail prise dans les deux versants de son asymétrie (du côté de la force ou de la faiblesse, du pouvoir ou de l’enseignement) ou dans son égalité même, il semble bien qu’on doive y inscrire un besoin de justification, qui appelle à la fois des distinctions et des articulations. C’est sur ce dernier point qu’il faut maintenant insister brièvement.
Trois relations ?
On pourrait en effet commettre ici ce qui nous semble être une double erreur : croire qu’il s’agit seulement de compléter les relations sociales par un discours politique et par des pratiques éducatives, en quelque sorte de l’extérieur ; comme si, du coup, la politique et l’éducation n’étaient pas déjà en elles-mêmes des relations sociales.
Or, c’est peut-être justement l’inverse qu’il faut soutenir : à savoir, que le social, le politique et le pédagogique ou plutôt l’éducatif ne sont pas tant trois relations distinctes que trois dimensions distinctes au sein de toute relation. Dès lors, plutôt que de les faire communiquer par des traits supposés exclusifs, par exemple pour l’enseignement par une formation individuelle supposée coupée du reste, il faudrait plutôt examiner comment chacune de ces relations combine de l’intérieur ces différentes dimensions, pour voir comment elle peut et doit communiquer avec les autres dans notre expérience concrète. Si l’enseignement peut alors être comme un modèle, ce ne sera pas seulement par son attention à la formation individuelle, même si c’en est un trait essentiel, mais par la manière dont il l’articule à d’autres dimensions, que l’on retrouve aussi dans les autres relations humaines fondamentales. On peut donc en dire un mot très bref ici, non seulement à propos de l’enseignement, mais aussi du travail et de la politique.
Bien loin en effet de devoir définir l’enseignement, même « supérieur » par la seule « orientation » individuelle (au double sens du choix d’une direction, et de l’acquisition d’une compétence), nous dirions en effet que ce qui le définit d’abord, c’est bien la transmission d’un contenu pour lui-même, mais que cette transmission passe nécessairement par une relation, qui seule rend cette transmission possible, relation qui est elle-même doublement orientée. Enseigner, c’est transmettre un contenu, non seulement cependant par lui-même (même si c’est essentiel) mais aussi par le biais d’une pratique individuelle (celle de l’enseignant) qui se transmet à une autre pratique individuelle (celle de l’enseigné). Apprendre est ainsi le mot qui vaut aussi bien pour celui qui enseigne que pour celui qui est enseigné : il marque à la fois la communauté et l’asymétrie sans lesquelles il n’y a pas de relation d’enseignement. L’enseignement suppose donc bien trois choses : le contenu lui-même donc, avec ce qui le structure et le définit comme tel (l’alphabet, l’algèbre, le solfège, tous les alphabets, toutes les algèbres et tous les solfèges), mais aussi la pratique de celui qui enseigne et qui lui confère son autorité, et celle de celui qui apprend par laquelle le savoir devient une partie de son expérience, par laquelle seulement donc le savoir prend sens, par laquelle dans tous les domaines, même le plus abstrait, il devient une partie de sa vie.
S’il en est ainsi, on voit bien ce qui caractérisera nécessairement l’enseignement « supérieur » aussi bien à l’Université que dans tout « apprentissage » qui aura nécessairement et pleinement lui aussi si on le pense jusqu’au bout cette supériorité. C’est que c’est en lui que la troisième caractéristique, celle de l’individuation, l’emporte sur les deux autres, sans qu’elles y disparaissent ; plus que l’autorité, plus que le contenu même, c’est la double individuation d’une pratique (un « métier ») et de soi, qui en est le principe. L’Université et l’apprentissage sont d’ailleurs des lieux d’enseignement et de recherche, c’est-à-dire où l’enseignant transmet ce qu’il est lui-même en train d’apprendre ou de faire. On pourrait donc dire en ce sens que l’Université n’est pas seulement le lieu où communiquent l’enseignement et la recherche, dans tous les savoirs, faisant se toucher le plus individuel et le plus universel, mais aussi que c’est par là qu’elle communique avec tout apprentissage approfondi d’une compétence individualisante, bien loin de s’en couper.
Mais ce n’est pas le lieu d’insister sur ce point aux nombreuses conséquences. Disons donc un mot seulement pour conclure du travail et de la politique.
Nous dirions volontiers en effet que la relation de travail complète, même si elle est d’abord centrée elle aussi sur son objet propre, avec son cadre juridique, aura non seulement une portée politique, qui s’accomplit dans la négociation sociale et collective, mais aussi une portée éducative, ce que l’on appelle finalement « l’expérience professionnelle » et par quoi le « travail » fait partie de la vie de chacun, au risque, dans le cas contraire, de mutiler l’un et l’autre. Il ne s’agit donc en aucun cas seulement « d’adapter » l’enseignement au travail, il faut au contraire dans son ordre propre (et sur le modèle par exemple de l’enseignement) donner sa reconnaissance entière à l’expérience du travail comme relation au monde, aux autres et à soi, et cela dans tous les domaines. Ce ne sera pas quitter, mais compléter, le souci même de la justice, dans un monde pleinement relationnel où toute aliénation est bien encore une injustice.
Mais on en dirait autant, finalement, de la politique. Elle n’est certes pas seulement un discours commun, même si quand elle ne l’est pas ou pas assez, ce silence est le plus dangereux de tous les vides ; elle est aussi une relation sociale, celle peut-être qui donne son cadre à toutes les autres ; et une relation d’enseignement, dans la mesure même où elle dessine une « orientation » qui n’est rien d’autre que la possibilité même d’un avenir. En ce sens la parole politique a bien toujours un triple but : marquer les limites sans lesquelles les relations ne seraient que des relations de force ou de pouvoir, permettre la discussion entre égaux, mais aussi pratiquer l’histoire et la transmettre. Il s’agit à cet égard de déterminer aussi la singularité du présent, avec ses risques et ses ouvertures, sans lesquelles aussi on ne peut s’orienter, en contredisant un silence qui est aussi un égarement. En ce sens donc, surmonter la non-justification dans tous ses aspects, c’est bien aussi tenter de penser le moment présent.