Nature et politique : sortir du face-à-face. Introduction
L’une des leçons du dossier qu’on va lire ici nous paraît être la suivante : c’est que la « vie », qui semble être aujourd’hui prise, plus que tout autre problème, dans les antinomies parfois violentes de la nature et de la politique, peut devenir au contraire le lieu ou le motif de leur dépassement.
Nous disons « ?nature et politique? », plutôt que « ?nature et culture? », car il ne s’agit pas seulement de dépasser aujourd’hui l’opposition entre deux représentations de l’homme, comme être de culture ou comme être de nature. Philippe Descola l’a fait magistralement dans un livre (Par-delà nature et culture1), auquel le seul reproche que l’on peut faire dans le cadre de ce dossier est de lui avoir dérobé par avance un de ses titres possibles?! Il y a montré comment, bien loin de consister dans une rupture avec elle, chaque culture consiste à situer l’homme dans la nature, et en a dressé et décrit les différents modèles possibles. Mais le problème que nous affrontons aujourd’hui est différent. Il s’agit de comprendre cette fois comment les actions de l’homme sur la nature – et notamment sur le vivant – doivent être appréciées ou jugées selon des normes éthiques et politiques, et lesquelles. Il ne s’agit donc plus seulement de l’être mais de l’action, non plus seulement de la connaissance mais des normes. Faut-il rapporter le débat politique (notamment sur le vivant et la vie) à des normes « ?naturelles? » et supposées données, par exemple « ?la vie? », ou au contraire faut-il rapporter les actions (notamment sur le vivant et la vie) à des normes « ?sociales? » et donc « ?politiques? », historiques et construites?? Il ne s’agit plus seulement de notre être mais de notre action, non pas seulement de nature et de culture, mais de « ?naturalisme? » et de « ?constructivisme? », ces systèmes de « ?valeurs? » supposés et opposés, dont on retrouvera l’étude et la critique, et pas du tout par hasard, au cœur de presque chaque article de ce dossier.
De fait, chacun le sait, c’est bien le vivant, la représentation du vivant, qui semble la plus décisive, la plus tendue aussi, dans ce clivage qui n’est pas seulement théorique, mais pratique, et qui ne se traduit pas seulement dans des essais, mais dans la rue, pas seulement dans des thèses, mais dans des slogans et dans des défilés (et de chaque côté « ?pour tous? »). « ?La vie? » semble refaire aujourd’hui l’objet ou bien d’une valorisation radicale, ou bien d’une critique radicale (à l’image caricaturée de l’opposition entre le « ?sexe? » et le « ?genre? », un problème analysé dans deux des textes qui suivent).
Et pourtant, comme le montrent les textes de ce dossier, de la biologie à la sociologie en passant (et à chaque fois) par la philosophie, c’est tout autre chose qui se joue aujourd’hui autour du vivant et qui non seulement permet mais impose de sortir de ce débat et de ce clivage stérile entre nature et politique. Plus encore, qui en sortent de fait, en acte. On comprend à les lire que le vivant est bien au cœur du présent, non pas cependant comme un mot d’ordre mais comme un problème, non pas dans des oppositions externes (et idéologiques) avec autre chose mais dans des tensions internes et des approches multiples, non moins tendues cependant et diverses, qui définissent bien une question commune ainsi qu’un moment partagé, des dimensions les plus individuelles et intimes aux plus vastes et cosmiques, des sciences du vivant aux sciences humaines, de la nature à la politique.
Après une esquisse d’approche générale permettant de penser cette irréductibilité et ces tensions du vivant (dans un « ?vitalisme critique? »), on verra d’abord dans les deux compréhensions originales de Catherine Malabou et de Thierry Hoquet comment c’est de l’intérieur même de la biologie que se complique aujourd’hui la question du vivant (au point que nous avions pensé un temps, avec le comité de la revue, et en parodiant le titre d’une sitcom à la française, intituler ce dossier?: « ?Plus complexe la vie? »?!). Qu’il s’agisse de l’« ?épigenèse? » ou du « ?sexe biologique? », Catherine Malabou et Thierry Hoquet montrent comment des tensions et des variations sont au cœur de la biologie contemporaine, en l’ouvrant de l’intérieur aussi bien pour résister à son essentialisation qu’à sa caricature. C’est de l’intérieur que la vie résiste au pouvoir qui s’exerce sur elle. Mais les deux textes qui suivent, de Jean-Philippe Pierron et d’Alain Ehrenberg, montrent alors que loin de s’y opposer frontalement, les approches en termes de « ?genre? » pour le premier et de « ?forme de vie? » ou de sociologie pour le second redonnent sens à nos expériences biologiques et vitales elles-mêmes, pour le premier dans une « ?herméneutique de la reconnaissance? » qui intervient jusque dans la question de la naissance, et pour le second dans une étude des jeux de langage qui intervient jusque dans la saisie sociale de la maladie et du cerveau. Le dépassement se fait donc bien des deux côtés de ce qui n’est pas une opposition extérieure mais une tension interne à une expérience humaine du vivant, qui ne doit tendre ni vers une réduction de l’homme au vivant, ni vers un dépassement du vivant vers le posthumain, mais bien plutôt vers un élargissement de la vie à l’homme et à une réflexion de l’homme sur la vie.
Car tel est bien finalement l’enjeu. Les questions éthiques et politiques entre les vivants humains et au-delà n’ont pas disparu. Elles sont bien au cœur du présent. Mais elles n’opposent pas des valeurs figées, supposées immuables ou toujours changeantes. Elles font surgir des principes, éthiques, politiques, dans une polarité vitale, et donc aussi mortelle, relationnelle, historique, qui n’a jamais été si intense qu’aujourd’hui, ce qui est à la fois le risque, la chance et la responsabilité du moment présent.
- 1.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « ?Bibliothèque des sciences humaines? », 2005. Voir l’article que lui a consacré Frédéric Keck, « ?Le point de vue de l’animisme. À propos de Par-delà nature et culture, de Philippe Descola? », Esprit, août-septembre 2006.