Pour un vitalisme critique
La vie n’est pas une essence fixe, une valeur absolue, n’en déplaise à ceux qui s’en font aujourd’hui les chantres. Ce qui est irréductible dans le vivant, ce sont les différences, les résistances, les relations ; mais le vivant demeure, on ne peut en faire abstraction. Plutôt que d’opposer la vie à quelque chose qui lui est extérieur (la mort, l’esprit, la liberté), il faut analyser ces contradictions au sein même du vivant.
Le vitalisme critique que nous défendrons ici serait facile à comprendre et à appliquer, si l’une de ses conséquences inévitables n’était justement de se traduire dans des tensions et même des contradictions au sein de la vie humaine.
En quoi consistent en effet ses thèses principales ? Elles sont simples à énoncer. Le vitalisme critique consiste bien à soutenir (comme tout « vitalisme ») qu’il y a quelque chose d’ultime et d’irréductible dans « la vie », mais que justement il ne s’agit pas de « la vie » entendue comme une essence ou une valeur simple et univoque. Comme toute démarche critique (c’est même là ce qui définit selon nous la critique en général), le vitalisme critique consiste en effet à opérer une distinction de principe (et donc irréductible) au sein d’un terme apparemment unique et univoque. (Ainsi, la « critique » de Kant a-t-elle consisté à distinguer dans la « connaissance » ce qui venait de l’objet et du sujet.) Le vitalisme critique est donc simple à définir en effet : c’est la thèse qui consiste à soutenir que ce n’est pas « la vie » qui est ultime en théorie et en pratique, mais une série de tensions ou d’oppositions, et en particulier celles-ci : la tension et l’opposition entre la vie et la mort, entre la vie et les vivants (individuels), entre le soin ou le soutien, enfin, et le pouvoir ou la violence, sur la vie, ou plutôt sur les vivants. Ce sont ces tensions qui auraient quelque chose d’irréductible, permettant et même contraignant d’opposer le « vitalisme critique » à deux autres types de positions philosophiques : un autre vitalisme, d’abord, celui que nous dirions « substantiel » et aussi « idéologique » (pour lequel la vie est une essence ou une valeur en soi et comme telle) ; mais aussi autre chose que le vitalisme, prétendant donc pouvoir remonter ou redescendre de la vie (en tant qu’elle s’oppose à la mort, se différencie en vivants, est soutenue ou menacée), vers autre chose qu’elle, la réduisant ou la soumettant à autre chose de sous-jacent ou de transcendant. Telles sont, rapidement résumées, les thèses centrales du « vitalisme critique ».
Si ces thèses peuvent paraître simples, ce n’est que dans leur compréhension la plus générale, et comme position philosophique encore abstraite (quoique précise) ou par opposition à d’autres. Car il est certain qu’elles donnent lieu non seulement à des tensions mais à des contradictions dans une vie humaine qui ne fait pas exception (dans ce « vitalisme critique ») mais dont la singularité consiste plutôt à pousser ces tensions jusqu’à une sorte de limite qui peut, paradoxalement, conduire à les oublier, à les effacer, ou à les remplacer par d’autres. On en viendra, par exemple, à opposer non plus deux aspects de « la vie », mais la vie et autre chose qu’elle, par exemple la vie et la connaissance (ou l’esprit), la vie et la liberté (ou la dignité), la vie et la justice (ou la politique), autant d’oppositions extérieures qui ne reviennent pas par hasard aujourd’hui au centre des débats, théoriques et pratiques, puisque la question du « vivant » y est-elle même redevenue centrale, des sciences de la vie et du cerveau jusqu’aux questions sociales et politiques (familiales, par exemple, ou écologiques). Or notre but ici ne sera pas de résoudre tous ces problèmes (comment le pourrait-on ?) mais bien plutôt de les comprendre et en un sens de les poser, en remplaçant des contradictions artificielles par d’autres qui nous semblent inévitables, non plus entre « la vie » et autre chose qu’elle, mais au sein même de « la vie », ou « entre les vivants », et de montrer que, loin d’être indifférent, ce déplacement change tout, aussi bien en théorie qu’en pratique, dans la philosophie et dans la politique.
Telle est l’ambition de ce vitalisme critique, qui sera donc aussi « critique » en un autre sens, en acceptant de repartir non pas des choses « en elles-mêmes », mais de notre expérience ou de l’expérience humaine, et des contradictions qui semblent s’y faire jour. On pourrait à cet égard renvoyer encore à la « critique » de Kant. Mais on soulignera plutôt un dernier point, avant d’étudier trois des contradictions principales qui font retour dans le moment présent. C’est justement que le « vitalisme critique », bien loin d’être une position « nouvelle » comme il pourrait sembler (même si, en effet, elle rencontre des problèmes ou relève des défis nouveaux, aujourd’hui), remonte à une longue et ancienne tradition méconnue, non seulement dans la philosophie du dernier siècle, où elle a été centrale, mais dans toute l’histoire de la pensée. Mais ce n’est pas notre objet ici de le démontrer. On tentera seulement (en évoquant cependant une des figures majeures de cette histoire) d’affronter trois des contradictions principales que le vitalisme critique permet donc moins de dépasser que de comprendre, ce qui serait l’un de ses principaux apports, comme une orientation nouvelle, dans le moment présent.
Vie et connaissance de la vie (et de la mort)
On pourra trouver bien abstraite et intemporelle la première opposition dont nous repartirons, pour la déplacer et la reformuler, mais on verra vite, précisément à travers ce déplacement, qu’elle est bien plus concrète et urgente qu’on ne pouvait croire.
On pense en effet qu’on peut opposer vie et connaissance, ou encore deux conceptions abstraites de la vie : celle, que l’on associe en général au « vitalisme » et qui la considère comme un principe substantiel, et celle qui la réduit à un « mécanisme ». Il est certain d’ailleurs que c’est déjà une certaine expérience de la mort, ou un certain contraste extérieur entre la vie et la mort, qui est la source de cette opposition. Voici un corps vivant ; il meurt ; et voici le cadavre, à la fois le même et tout autre. Comment ne pas penser que « la vie » était un « principe » dans ce corps, qui l’animait et ne l’anime plus, et qui était le dépositaire de son activité. Ainsi « l’âme » a-t-elle été le premier principe du vitalisme substantiel (par exemple chez Aristote). Mais alors comment comprendre que ce qui a occasionné ou causé la mort n’a pourtant été qu’un mécanisme physico-chimique entièrement matériel et dont il importe de rechercher et de connaître la cause, précisément pour éviter la mort, et sans présupposer le moindre principe vital ? Ainsi recourt-on, depuis toujours mais intégralement depuis Descartes, au « mécanisme » pour penser le vivant. Qu’est-ce qui cause la mort ? Est-ce la perte d’un principe vital, est-ce l’effet d’un processus causal ? Faut-il opposer l’expérience de la vie et la connaissance du vivant ?
On est sorti, bien sûr, de ce dilemme ! Depuis longtemps, et irréversiblement. Le mécanisme n’a pas de concurrent sur le terrain de la connaissance du vivant. C’est à lui que nous devons de pouvoir lutter contre les causes de la mort, le moins mal possible. Le vitalisme substantiel se réfugie alors dans l’idéologie.
Mais alors pourquoi parler de vitalisme, même « critique » ?
C’est qu’il y a un point essentiel qui demeure, qui n’a rien à voir avec « la vie » comme objet de connaissance, mais avec cette activité de connaissance elle-même, et qui repose donc sur un tout autre aspect que le premier. C’est de cet aspect que le plus grand vitaliste critique du xxe siècle a montré que, apparemment minimal, il avait en réalité une portée maximale, et qui lui a même permis de s’écrier en 1970, dans un article consacré au défi conjoint que représentaient pourtant pour sa pensée les livres de François Jacob (la Logique du vivant) et de Michel Foucault :
Vitalisme pas mort, même chez les biochimistes1.
On a déjà fait allusion en réalité à ce point crucial en indiquant en passant que le mécanisme cherchait à connaître les causes de la mort « pour l’éviter ».
De fait, c’est sur cette exigence minimale, mais irréductible, que s’appuie le vitalisme critique, pour penser le principe et la fin de la connaissance du vivant, aussi mécaniste soit-elle et doive-t-elle rester. C’est sur cette exigence minimale, mais maintenue jusqu’au bout dans sa portée en réalité maximale, que s’appuie en tout cas Georges Canguilhem, l’auteur du Normal et le Pathologique (1943, 1966), des conférences de 1947 ouvertes par celle, décisive, sur les « Aspects du vitalisme » et des Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968, 19832).
Il ne s’agit plus ici, en effet, de supposer le moindre « principe vital » dans le vivant, dans l’objet de la science du vivant ; mais au contraire et seulement de comprendre qu’il reste une « polarité » vitale, aussi minimale soit-elle, chez le savant, c’est-à-dire chez le sujet de la science du vivant, qui est lui-même un vivant. Nous ne connaissons pas le vivant seulement pour le connaître, même si cette connaissance nous impose sa loi, qui est celle du mécanisme. Mais jusqu’au bout Canguilhem maintiendra que nous ne connaissons le vivant, par autant de médiations que l’on voudra, que pour répondre aux maux qui l’affectent, et d’abord chez l’individu humain, qui fait appel au médecin pour le soigner, lequel mobilise alors la « somme des connaissances scientifiques » que la médecine synthétise et utilise dans son activité toujours polarisée contre la maladie et la mort. Le dernier article ajouté à la 5e édition d’Études d’histoire et de philosophie des sciences le rappellera encore :
Quelles que soient la complexité et l’artificialité de la médiation, technique, scientifique, économique et sociale, de la médecine contemporaine, quelle que soit la durée de la mise en suspens du dialogue entre médecin et malade, la résolution d’efficacité qui légitime la pratique médicale est fondée sur cette modalité de la vie qu’est l’individualité de l’homme. Dans le subconscient épistémologique du médecin, c’est la fragile unité du vivant humain qui fait des applications scientifiques toujours davantage mobilisées pour le servir une véritable somme3.
Mais c’est là rejoindre l’essentiel de ce que nous appelons ici le vitalisme critique : il n’y a rien d’autre, rien de plus, mais rien de moins à supposer non plus, que la polarité négative de la vie et de la mort, pour expliquer la connaissance du vivant chez l’homme, qui se situe comme un prolongement, même s’il comporte un détour et une autonomie, dans la définition même de la vie que Canguilhem donnait déjà, en 1943 :
La vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une activité polarisée dont la médecine prolonge, en lui apportant la lumière relative mais indispensable de la science humaine, l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative4.
Il n’est pas question ici, bien sûr, d’étudier en détail le vitalisme critique de Georges Canguilhem. On soulignera cependant la grande cohérence radicale à cet égard des trois conférences de 1947 recueillies avec deux autres dans le recueil de 1952, la Connaissance de la vie5.
Le principe de ces conférences est d’opérer le renversement que nous venons de souligner, entre le vitalisme substantiel, auquel Canguilhem renonce de manière définitive et éclatante, et un autre vitalisme qu’il n’appelle pas « critique », mais qui, bien loin d’être minimal, lui paraît plus radical encore que le vitalisme auquel il renonce et auquel il reproche, de manière paradoxale, d’avoir été trop modeste !
De fait, le vitalisme traditionnel est pris au piège du mécanisme et se trouve obligé de concevoir le principe du vivant, selon le terme critique de Spinoza repris ici par Canguilhem, comme « un empire dans un empire » :
En somme le vitaliste classique admet l’insertion du vivant dans un milieu physique aux lois duquel il constitue une exception. Là est, à notre sens, la faute philosophiquement inexcusable. Il ne peut y avoir d’empire dans un empire6.
Il s’agit là d’une contradiction, même si elle traduit quelque chose d’irréductible dans le vivant.
Mais Canguilhem propose un renversement bien plus radical. Ce n’est pas le vivant qui est un empire dans l’empire de la physique ; c’est la physique qui est un instrument, dans les besoins et les techniques du vivant.
Lorsqu’on reconnaît l’originalité de la vie, on doit « comprendre » la matière dans la vie et la science de la matière, qui est la science tout court, dans l’activité du vivant7.
Ne nous y trompons certes pas. Canguilhem est bien loin de réduire la science à un instrument dont la seule valeur serait pragmatique. Elle est soumise au contraire, ne serait-ce que pour atteindre son but et sa norme pratique, à une structure et à une norme qui lui sont propres et qui sont une structure et une norme de vérité. Cette « norme de vérité » est même encore ce que Canguilhem opposera à Michel Foucault lorsque celui-ci semblera, dans les Mots et les Choses, réduire la science à une histoire sans normativité8. Il y a donc bien une autonomie de la science et de ce détour critique propre au vivant humain dans la recherche de ces fins.
Mais il n’en reste pas moins que la connaissance du vivant ne saurait se penser au seul sens « objectif » de ce génitif, mais doit toujours l’être aussi au sens « subjectif » qui le replace dans une polarité vitale, et dans une opposition à la mort. Bien plus, le vitalisme critique repose sur un renversement que les deux autres conférences de 1947 ne feront que renforcer sur deux autres points majeurs. « Machine et organisme » : en montrant que ce n’est pas l’organisme qu’il faut concevoir comme une machine, mais la machine au contraire qu’il faut comprendre comme un prolongement de l’organisme. « Le vivant et son milieu » : en montrant de manière étonnante que ce n’est pas le milieu qui détermine le comportement du vivant, mais bien au contraire le vivant qui ordonne toujours à lui son milieu.
Ainsi, selon un renversement qui fera toujours de la médecine, chez ce philosophe-médecin, le principe et la fin de la connaissance du vivant sinon de la connaissance en général (comme chez Descartes lui-même), toute notre connaissance dans son autonomie même doit-elle être rapportée non pas à l’essence d’une vie qu’on ne saurait jamais saisir isolément comme un principe ni comme une valeur, mais à la polarité irréductible d’une opposition à la mort qui définit bien une activité normative immanente au vivant parce qu’elle est d’abord refus de ce qui pourrait le figer et le détruire, et donc « de valeur négative ». Inutile de clamer sur tous les toits qu’il y a là déjà le principe d’une éthique et d’une politique ; le médecin et le résistant le montrent en acte sans avoir besoin de déborder en cela de la norme du vivant humain opposé à la destruction et à la mort.
Il serait important de montrer que ce modèle « critique » de philosophie de la vie n’est pas isolé, aussi éclatant soit-il ici, mais qu’il traverse chacun des moments de la philosophie du xxe siècle, et pas seulement en France, contre un autre vitalisme de plus en plus dangereux de son côté et suscitant par là même une critique légitime et de plus en plus radicale. Mais encore une fois, ce n’est pas notre objet ici. Ce qui l’est en revanche, c’est de montrer que le vitalisme critique doit être maintenant prolongé, pour affronter d’autres contradictions encore que celle dont on vient de partir.
Vie et liberté (entre les vivants)
Il est certain, en effet, que l’opposition de la vie et de la mort, aussi importante et constitutive soit-elle, ne saurait suffire à résoudre tous les conflits humains vitaux, ou toutes les contradictions internes de la vie humaine. Bien au contraire, la tenir pour la seule opposition pertinente, c’est courir un risque grave : celui d’une « rechute » pour ainsi dire dans le vitalisme substantiel, lorsque l’on convoquera l’opposition à la mort ou la « valeur » de la vie dans ce qui n’est plus seulement une contradiction générale, mais un conflit humain individuel ou relationnel. Et c’est cette rechute dans un vitalisme substantialisant ou essentialisant (sacralisant parfois la « Vie ») qui amènera à lui opposer à nouveau autre chose qu’elle, qu’il s’agisse de la liberté, de la « dignité », ou de normes sociales et politiques que l’on concevra alors comme radicalement opposées aux normes vitales. C’est là l’une des sources de conflits les plus vives aujourd’hui et aucunement par hasard puisque, tout autant que les sciences du vivant, les questions éthiques (ou « bioéthiques ») sont au centre du moment présent et contribuent même à le définir comme un « moment », où la question du vivant traverse de fait toutes les dimensions de notre expérience.
Or on ne sortirait de nouveau pas de cette opposition extérieure, menaçant de devenir idéologique, s’il n’y avait, attestées elles aussi par la science même du vivant aujourd’hui, une autre tension et une autre opposition interne ou immanente cette fois à ce qui n’est décidément pas « la vie », mais, bien plutôt, les relations entre « les vivants ».
Quelle est cette tension, cette relation, qui peut donner lieu aussi à une opposition ? C’est celle qui fait que l’on ne peut penser la vie sans l’individuation du vivant et même, chez certaines espèces (dont l’espèce humaine), sans l’individuation relationnelle, vitale en effet mais temporelle et interindividuelle, de certains individus entre eux (sur le modèle de ce que les biologistes appellent « l’attachement »). Certes, cette relation fera surgir, par ses tensions et ses ruptures mêmes (violations aussi bien que créations d’ailleurs) des normes morales et politiques comme celles de la liberté et de l’égalité. Mais celles-ci (et cela change tout) ne s’opposeront plus directement à « la vie » ; elles surgiront, bien plutôt, de la tension et des conflits entre les vivants humains eux-mêmes. Insistons : il s’agit bien d’une tension inhérente à « la vie ». Ou plutôt d’une tension irréductible entre les vivants : pas plus qu’on ne rencontre jamais la vie, mais seulement l’opposition de la vie « et la mort », on ne rencontre jamais « la vie » mais des vivants et, chez les humains notamment, des relations constitutives entre les vivants. Cela ne conduira pas, dans ce cas non plus, à éliminer les contradictions ou les conflits, mais à les déplacer pour les poser sur leur véritable terrain, qui est bien plus tragique encore qu’idéologique, ou que les idéologies, toujours réductrices du tragique (et le remplaçant toujours par la guerre), n’arrivent à le penser. Nous ne pourrons ici faire mieux qu’évoquer deux exemples, parmi les plus brûlants du temps présent, mais sans prétendre faire autre chose, encore une fois, que simplement poser les problèmes qu’ils soulèvent, et sans aucunement les résoudre.
Le premier concernera ce que l’on appelle la « fin de vie ». Les conflits qu’elle suscite ne concernent pas, ou plutôt ne concernent pas d’abord, à nos yeux, un conflit entre la vie et une valeur radicalement opposée, comme la liberté ou la dignité. Cette dimension n’intervient qu’en un second temps. Ce qui intervient d’abord, de manière plus intime et déchirante, c’est plutôt un conflit entre deux aspects de « la vie », qui en révèle aussi du même coup la dimension doublement vitale, à savoir la tension qui existera entre la continuation de la vie, par opposition à la mort, et la dimension non moins vitale en effet de la vie humaine qu’est la vie individuelle et la vie « de relation ». Il n’est pas possible de définir la vie humaine seulement par la continuation des fonctions de l’organisme, mais il n’est pas possible non plus de couper le « supplément » humain et interhumain de la vie de dimensions proprement vitales, encore corporelles et intercorporelles. La preuve en est toujours dans l’expression encore individuelle du corps, ou dans l’individualié d’un corps encore expressif, jusqu’à la mort ; mais elle en sera aussi dans la dimension vitale que prend la souffrance des autres, dans les relations avec ceux que l’on appelle les « proches » et qui ne relèvent pas seulement de l’attachement « primaire ». Il y a bien deux dimensions de la vie qui entrent ici en conflit, et qui suscitent les décisions les plus déchirantes, que l’opposition brutale de « la vie » et de « la liberté » ne suffira jamais à résoudre. La complication « critique » et en l’occurrence « relationnelle » de l’idée de vie, ou plutôt d’un vitalisme qui ne pense jamais la vie sans les « vivants » et en dehors d’eux, est donc bien ici un déplacement radical du problème.
Mais il en est de même, si l’on veut, du début de la vie, ou de la constitution des liens « parentaux ». On oppose la parenté biologique et sociologique, naturelle et culturelle, comme si l’une était vitale et l’autre, étant relationnelle, cessait d’être vitale. Mais il y a du vital des deux côtés, dans une relation qui est toujours à la fois corporelle et temporelle et qui explique que même la relation biologique prenne du temps à se constituer (de sorte que l’on puisse y désigner des seuils), tandis que la relation temporelle a par elle-même des effets biologiques ou si l’on préfère vitaux. Il importe donc ici aussi de dépasser une antinomie finalement abstraite, alors qu’elle donne lieu à une relation concrète qui peut produire des oppositions et des déchirements tragiques. On rejoue aujourd’hui trop souvent sur un mode idéologique diminué et caricaturé les profonds conflits entre les parentés, qu’il s’agisse d’Antigone ou de Salomon (et de son jugement) ; mais dans les deux cas, les plus grandes sagesses le savaient bien : s’il y a déchirement, c’est entre deux relations inextricablement vitales et morales l’une et l’autre, et qu’aucun dispositif simple ne permettra théoriquement ou pratiquement de trancher.
Il faut bien cependant trancher ou « décider » (ces deux mots ont le même sens), et c’est alors, et alors seulement, que surgissent les normes morales et politiques. Non pas dans une opposition sommaire à « la vie », mais sous l’effet du conflit, de la violence, et même de la violation des relations entre les vivants. Alors, quand par exemple on doit savoir qui du malade ou du médecin doit décider, on invoque à bon droit la dimension morale et politique, autonome et démocratique, de la liberté. Alors, quand on doit savoir de quelle dimension de la parenté on parle, quand celle-ci implique plusieurs types de relations désormais disjointes, on doit absolument savoir où se situe la violence qui rend ces relations mêmes impossibles, et qui briserait à la fois les principes et les corps. Mais c’est seulement en un second temps, tout comme c’est toujours de la violation des relations les plus vitales que surgissent les normes morales, qui en diffèrent en nature (comme la connaissance scientifique diffère du souci thérapeutique, dans la médecine même), quoique ce soit bien sûr pour remédier aux mêmes maux (moraux, désormais, mais qui ne sont pas moins vitaux que les maladies ou la mort, et non moins mortels, entre les hommes).
Un vitalisme critique ne sera donc pas seulement celui qui oppose à la vie la tension constante entre la vie et la mort, mais celui qui ne la pense jamais sinon par les relations réelles et temporelles entre les vivants, avec aussi leurs ruptures, où surgit entre les hommes l’exigence morale et politique, formelle et universelle, et qui n’a plus rien de « biologique », quoiqu’elle soit encore vitale dans sa source et dans sa fin.
Insistons-y encore : une telle position ne résoudra pas les contradictions. Elle les accentuera même, entre le soin technique et le soin clinique, entre les dimensions différentes de la vie humaine. Mais est-ce cette position qui a créé ces tensions, ou inventé ces disjonctions ? N’est-ce pas le cours même de la vie humaine, qu’il s’agit de ne pas déformer, mais de penser et d’affronter ? Et n’est-ce pas un enjeu toujours plus pressant aujourd’hui, et sur un double front : pour penser et affronter ces questions vitales, en effet, mais éviter et conjurer aussi leurs déformations et leurs caricatures ?
Il ne s’agit pas de développer ici toutes les conséquences de ces points, qui s’étendent au-delà des relations entre les humains, vers la prise en compte des relations avec les autres vivants. Mais on doit néanmoins en dire encore un mot, avant de revenir, pour finir, sur les perspectives générales ou le programme de travail du « vitalisme critique » que nous n’aurons fait qu’esquisser.
Vie, pouvoir (et justice)
Il est une dernière opposition, en effet, qu’il importe vitalement de déplacer, et qui rejoue ou recoupe sous une autre forme celle par laquelle nous avons commencé, tout comme elle boucle aussi avec elle, y compris historiquement, et dès son commencement, ce que l’on peut appeler le « moment du vivant », qui est le moment présent. C’est l’opposition de la vie et du pouvoir.
Sous sa forme extrême, cette opposition consiste à soutenir que nous n’avons jamais affaire à « la vie » (ce qui est certes bien ce que nous soutenons aussi), mais toujours seulement (ou déjà) à une « vie » atteinte et manipulée par des actes et des relations de pouvoir, entre les hommes (et sur tous les vivants). C’est cette opposition aussi, qui semble conduire à opposer un « naturalisme » tout aussi « substantiel » que le « vitalisme » que nous avons déjà critiqué, et un « constructivisme » qui lui objecte justement la priorité des opérations culturelles et sociales menées sur ce vivant ou sur cette nature.
Or il est certain que nous n’atteignons jamais « la vie », mais il est certain aussi que si nous avons un rapport culturel et social avec elle, celui-ci reste vitalement polarisé et donc que, s’il comporte, dans toutes les dimensions (y compris celle de la médecine et du soin) des relations de pouvoir, il comporte aussi dans elles toutes (y compris dans les relations sociales, économiques et cosmiques) une dimension de soin, ou plutôt (et par conséquent) de justice. C’est donc bien cette dernière polarité, du soin et du pouvoir, reliant tout autant qu’opposant vie et justice, qui compléterait à nos yeux les autres polarités du vitalisme critique, celle de la vie et de la mort, ainsi que de la vie et des vivants, dans leurs différences et leurs relations. Elle le ferait au moins sur deux ou trois plans, que nous ne pourrons faire mieux qu’indiquer d’un mot, avant de conclure.
Il s’agit d’abord, bien sûr, des relations sociales. Les éthiques et les politiques du care ont montré non seulement l’importance de la « sollicitude » (qui en était la première traduction, contestée depuis) dans les relations humaines, mais aussi de quel pouvoir et de quelle domination (politique, mais aussi recoupant toutes les autres, y compris de race et de « genre ») elle fait l’objet. Le « pouvoir » intervient de plain-pied dans toutes les relations entre les vivants, et pas seulement sous la forme de la « violation » dans les relations individuelles et intimes. Une démarche « critique » ne saurait être complète si elle n’intègre pas cette dimension, cette distinction, cette polarité. Mais cela ne signifie pas qu’à la dimension du pouvoir ne puisse s’en opposer une autre, qui ne sera pas « vitale » en un sens substantiel (comme si le « soin » était par exemple une disposition vitale sans ambivalence, alors que la psychanalyse a montré depuis longtemps, complétée d’ailleurs par la biologie, l’ambivalence originaire des dispositions « vitales » et morales), mais qui consistera à instituer le soin, sous de multiples formes politiques, qui vont des secours vitaux au souci du monde en passant, comme nous l’avons montré ailleurs, par le soutien psychique et la solidarité sociale. Les normes sociales sont autres que les normes strictement vitales, mais on y retrouve donc la polarité vitale de la création et de la destruction, étendues cette fois à l’ensemble d’une société comme aux diverses relations de pouvoir qui la traversent et la constituent. Il n’y a donc pas d’opposition externe mais bien une tension interne, là encore, entre les différentes dimensions du « soin » ou du care.
Mais il en est de même quant à ce que l’on ne devrait pas hésiter à appeler la justice « globale », c’est-à-dire l’action de l’humanité sur elle-même, et sur son « environnement », son milieu global comprenant les autres vivants, la planète et si l’on veut la « vie » elle-même. On oppose à tort ici la vie et la politique ou les deux sens de la « cosmopolitique » (celle qui prend le monde vital et celle qui prend le monde humain comme objet de la politique, en effet désormais globale ou mondiale). Mais c’est là encore une fausse opposition, et des plus critiques qui soient. Car on ne pourra ni prendre soin du « monde » naturel sans prendre soin de la justice entre les hommes, sur la planète entière, ni prendre soin des humains sans prendre soin des autres vivants et de la planète en tant que telle. Comment pourrait-on opposer ces deux tâches ? L’un des enjeux du moment consiste là aussi dans un double refus, celui de la réduction ou de la coupure, réduction de l’homme à « la vie » ou à la « survie », mais aussi coupure de l’homme vis-à-vis de la vie, la sienne et celle des autres vivants, dont il fait partie, et avec lesquels il a des relations, là encore, non pas extérieures, mais constitutives. À ce risque, il faut répondre par l’élargissement et la justice. Il ne s’agit pas de réduire l’humain au vivant mais d’élargir le vivant jusqu’à une humanité qui institue des normes de justice dans ses relations globales, et qui s’ouvrent donc au-delà d’elle-même jusqu’à la préservation et même la création des relations entre les êtres. Les problèmes globaux, dans l’espace, mais aussi dans le temps (l’histoire globale, et ses questions de justice) et dans la société (entre les peuples), font partie intégrante de ceux que le « vitalisme critique » doit affronter et ne peut en aucun cas négliger. Ici encore, on ne prétend proposer aucune solution miracle, mais remplacer les oppositions idéologiques par des distinctions critiques, qui du moins posent autrement les problèmes et ainsi sont un pas vers leur compréhension et l’action.
Mais il est bien sûr impossible d’aller plus loin ici, et c’est donc sur quelques remarques rétrospectives et quelques perspectives que l’on doit conclure.
Que faut-il donc entendre par « vitalisme critique » ?
Ce sera d’abord, on l’a compris, la critique d’un autre vitalisme. Autrement dit, de toute philosophie pour laquelle « la vie » serait un fait objectif donné, un principe métaphysique transcendant, une substance ou une valeur absolues. Rien de tel, selon nous. C’est même, en un sens, tout le contraire. Ce qui est irréductible dans le vivant, dans les vivants, entre les vivants, ce n’est pas la vie comme un point commun fixe, c’est une série de différences et de résistances, de transformations et de relations. Certes, vous ne pouvez étudier le vivant sans lui supposer une vie, c’est-à-dire une histoire réelle, une individuation, une résistance à la destruction, un effort de perpétuation. Certes, vous ne pouvez parler des vivants sans introduire relation, évolution, émergence. Certes, enfin, vous ne pouvez parler de morale ou de politique sans évoquer le meurtre ou le soin, sans lesquels la vie humaine ne peut se poursuivre, ou par lesquels (même les plus intimes) elle peut se briser. Mais nulle part dans tout cela il ne sera question de « la vie » comme d’un principe simple. Bien au contraire, on l’y verra toujours partagée, divisée : entre le vital et le mortel, si proches et opposés, entre les vivants, entre pouvoir et soin, critique du pouvoir, extension du soin. Il n’y a pas de substance ou de valeur simple, en deçà ou au-delà de ces différences et de ces relations.
Dire qu’il n’y a rien au-delà de ces tensions vitales, c’est donc bien refuser toute conception du vivant comme fait purement objectif et qu’on pourrait aussi simplement exploiter (y compris économiquement), ou comme substance absolue et « valeur » (la « Vie »), dont on pourrait aussi, de manière simple, se réclamer (y compris politiquement).
Mais dire qu’il n’y a rien au-delà de ces tensions vitales, c’est donc bien dire aussi que l’on défendra, contre le vitalisme idéologique, un autre vitalisme. Ce vitalisme ne sera donc pas critique seulement parce qu’il s’oppose à un vitalisme de la substance ou de la valeur de « la vie » mais parce qu’il fondera la critique sur les tensions ou les polarités irréductibles de la vie. Ce ne sera pas seulement la critique d’un certain vitalisme, mais le fondement d’une autre critique.
Ce qu’il s’agit de critiquer, ce sont les ontologies qui oublient la polarité du vital et du mortel, les philosophies « de la vie », certes, lorsqu’elles oublient la mort, mais aussi les philosophies de la mort ou de l’être en général, lorsqu’elles les coupent de la vie ; celles qui oublient les relations, mais aussi les différences, entre les vivants pour remplacer l’anthropocentrisme pur et simple, avec ses risques, par un misanthropisme non moins pur, simple, et dangereux ; celles, enfin, qui masquent à la fois les rapports de pouvoir et de soin, les abus de pouvoir, certes, mais aussi la construction et la constitution de capacités relationnelles entre les vivants. Bref, si l’on entend par critique la contestation de toute unité apparente ou revendiquée, lorsqu’elle masque une tension vitale qui persiste, on devra dire, non seulement que le vitalisme doit être critique, mais que la critique, le travail de la critique, exige un vitalisme.
Mais quelle forme prendra celui-ci ?
Il aura, comme on l’a vu, quatre tâches principales : philosophique, épistémologique, historique, éthico-politique. Philosophique, puisqu’il faut remonter aux tensions et aux relations entre le vital et le mortel, entre les vivants, entre soin et pouvoir. Épistémologique, puisque cela ne peut se faire qu’à même les sciences du vivant et les dimensions du vivant, dans les autres sciences. Historique, puisque ce vitalisme critique a une tradition déterminante qui, certes, passe au xxe siècle par les philosophies de la vie et de la mort, de la durée et de l’espace, du normal et du pathologique, mais qui rejoint aussi jusque dans l’Antiquité celles du plaisir comme interruption de la douleur, ou de l’amour et de la haine, comme principes cosmiques. Éthico-politique, enfin, comme on a tenté de l’indiquer rapidement ici.
Quatre pôles au moins, qui dessinent donc une figure, non pas close cependant, comme les rectangles que l’on trace sur le papier ou sur le sable, mais ouverte, comme les constellations que l’on discerne dans le ciel nocturne, étoiles que l’on relie par leurs scintillements, mais sur le fond de milliers d’autres étoiles et de l’épaisseur de la nuit, qui les environnent. Figures qui ont une part de convention, qui sont tracées, en tout cas, par le regard humain ; mais qui orientent aussi réellement les vivants humains, pour se repérer, dans le temps et dans l’espace et au-delà de cette utilité, pour s’en émerveiller. Elles sont dessinées dans le monde par le regard humain, mais elles situent aussi ce regard humain, dans le monde.
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Nous voudrions remercier, outre la revue qui accueille ce texte et ce dossier, ceux qui nous ont permis d’exposer ces remarques, parfois sous ce même titre à valeur de manifeste, dans divers cadres, en particulier les éditions Merve, à Berlin, qui ont bien voulu traduire et publier certains de nos essais sur les relations entre les vivants, précédés par un essai inédit dont nous reprenons ici en conclusion quelques propos d’introduction (voir F. Worms : Uber Leben, Berlin, Merve Verlag, 2013). Les discussions menées depuis, dans ces cadres divers, sont inséparables du sens même de cet essai, même si l’auteur en est bien sûr le seul responsable.
- 1.
Georges Canguilhem, « Logique du vivant et histoire de la biologie », Sciences. Revue de la civilisation scientifique, no 71, mars-avril 1971. Voir à ce sujet Claude Debru, Michel Morange et Frédéric Worms (sous la dir. de), Une nouvelle connaissance du vivant. François Jacob, André Lwoff et Jacques Monod, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012.
- 2.
Nous nous permettons de reprendre ici quelques-uns des éléments prononcés à diverses occasions consacrées à Canguilhem, dont, en dernier lieu, le colloque organisé à Prague par Ondrej Svec (université Charles, novembre 2014).
- 3.
G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, 5e édition augmentée (de cette dernière conférence), Paris, Vrin, 1983, p. 428, souligné dans le texte.
- 4.
Id., le Normal et le Pathologique [1943], 2e édition 1966, Paris, Puf, p. 81.
- 5.
Id., la Connaissance de la vie [1952], Paris, Vrin, 1980.
- 6.
G. Canguilhem, « Aspects du vitalisme » [1947], dans la Connaissance de la vie, op. cit., p. 95.
- 7.
Ibid., p. 95. Voir ces deux pages 95 et 96 entières.
- 8.
Voir « Mort de l’homme ou épuisement du cogito » [1967], dans les Mots et les Choses de Michel Foucault. Regards critiques 1966-1986, textes choisis et présentés par Philippe Artières et al., Presses universitaires de Caen/Imec, 2000, p. 267-268.