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Photo : Nathaniel Shuman
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L'ouverture réelle

L’ouverture, c’est l’opposition à la clôture, à la guerre et à l’injustice. Une société guerrière est en effet aussi tyrannique. L’ouverture lui oppose ses ressources : la démocratie, la justice sociale, l’éducation et le soin. 

L’idée de société ouverte a quelque chose de trompeur. On se la représente parfois comme un espace vide ou peut-être même désert. Ainsi arrive-t-il à certains philosophes, interprétant trop vite certains grands poètes, de parler, dans leur métaphysique et avec fascination, de « l’Ouvert », comme s’il s’agissait d’un grand blanc, sous leurs yeux. Mais, plus gravement encore, en politique, certains se représenteront la société ouverte comme une absence de règles, et ils la confondront même, parfois, avec le marché sans principes, qui est défendu par certains économistes (ceux qu’on dit « néo-libéraux »).

L’ouverture, c’est l’acte de s’opposer à la clôture.

Mais l’ouverture réelle se définit d’abord par opposition à autre chose, très précisément à son contraire. L’ouverture, ce n’est pas un espace mais une force, ce n’est pas un vide général mais un acte ou un geste précis (parfois une parole), opposés à d’autres et qui y résistent. C’est l’acte de s’opposer à la clôture, parfois de la briser et de s’en affranchir, d’offrir une issue ou une liberté, mais toujours conquise contre une aliénation ou une servitude, lesquelles veulent invariablement refermer la porte.

S’il importe de revenir aujourd’hui à l’idée de société ouverte, c’est donc pour deux raisons essentielles et vitales et contre deux dangers mortels, aujourd’hui. Le premier danger, c’est bien sûr le retour de la clôture, qui se manifeste aujourd’hui avec une puissance qui nous surprendrait, qui nous sidèrerait même, si nous avions, comme certains, sous-estimé ou même simplement minimisé les « ennemis » de la société ouverte. Bien loin de nous cette idée. Le retour actuel de ces ennemis partout ne fait que confirmer au contraire la puissance réelle de l’obstacle que l’ouverture réelle affronte. Mais cela ne doit pas conduire à renoncer. Cela ne doit pas même conduire à banaliser le mal ou le danger qui nous menace, aujourd’hui comme jamais. En effet, ce mal a une forme que l’opposition de la clôture et de l’ouverture désigne non seulement par une image, aussi puissante soit-elle, mais encore par un concept qui fournit une orientation des plus précises. Il est donc urgent d’y revenir pour s’orienter, résister, dans un moment qui n’est pas encore joué.

Mais il faudra, pour y arriver, lutter aussi contre le deuxième danger qui menace, et qui ne consiste plus dans les « ennemis » de la société ouverte mais dans les illusions à son propos, donc dans les contresens sur ­l’ouverture réelle. Ce deuxième danger n’est pas moins grave que le premier. Plus encore, il le nourrit et le redouble, comme on le dit d’un feu ou d’un incendie. Or on ne peut plus se le permettre. Car ce contraste, et même ce gouffre, entre le problème réel et la solution fausse, entre le retour de la clôture, et l’erreur sur l’ouverture, combien n’a-t-il pas fait de dégâts en France, en Europe et dans le monde, depuis trente ans au moins ? On lutte contre des clôtures parfois terribles, par des actes souvent héroïques, mais que voit-on ensuite arriver sous le nom de « société ouverte » ? Le mur de Berlin tombe, mais que voit-on surgir sur ses ruines ? L’idée abstraite et fausse d’un espace d’échanges vide et sans règles. C’est bien sûr l’une des causes de la détresse actuelle, dans des espaces que l’on croyait reconquis pour la démocratie. Et même en France. Même tout récemment. On vient de vivre le drame d’une élection présidentielle qui s’est trouvée brutalement recentrée sur l’essentiel : l’ouverture, face à un risque mortel de clôture, tout à coup réapparu. On le surmonte. Et on courrait encore le risque, après cela, de se méprendre gravement sur la société ouverte, de la réduire, parfois dans le même discours, à un espace vide et sans principes ? Peut-on encore se le permettre ?

Certes, il ne faut pas aller trop vite. Nous ne ferons pas l’injure à ceux qui nous ont épargné la clôture, et pour un temps délivré d’elle, de se méprendre sur le sens de leur propre geste, et sur l’ouverture réelle, qui reste encore à produire et à réaliser. Mais il importe d’autant plus vitalement d’éviter ce risque, auquel ne cessent de pousser de leur côté certains idéologues, qui en soutiennent par là d’autres, plus redoutables encore. Car ceux qui réduisent la société ouverte à son image illusoire, à un espace vide et non à une justice effective, ceux-là nourriront les autres idéologues redoutables du moment, ceux qui raillent avec cynisme toute idée d’ouverture, ceux qui se repaissent des contresens sur la société ouverte, ceux qui se réjouiront finalement de son échec annoncé, et qui renforceront ainsi les tyrans.

L’erreur sur l’ouverture vient donc aggraver le retour de la clôture. Et il convient de lutter contre les deux. Mais comment s’y prendre ? On n’accèdera à l’ouverture réelle, en théorie comme en pratique, dans les idées comme dans les faits, qu’à une seule condition : en repartant de ce à quoi elle s’oppose. Il faut, pour accéder à l’ouverture, repartir de ses « ennemis » et, plus profondément encore (car ce concept est ici simpliste et trompeur), de ses obstacles, non pas seulement chez certains humains, par opposition à d’autres, mais chez tous, et donc aussi en nous-mêmes. Des obstacles peut-être anthropologiques. L’ouverture réelle n’a de sens que contre eux, par opposition à eux. Mais on voit alors le problème réel qu’affronte l’ouverture réelle. Pourra-t-on réellement (si l’on ose dire) la réaliser ? Comment, face à de tels obstacles, passer du sentiment de l’ouverture, de son désir, de son idée, à sa réalisation et à son institution ? Quelle forme prendra l’ouverture réelle, face à ses obstacles réels ? Ne seront-ils pas trop forts ? L’ouverture réelle, finalement, est-elle même possible ?

Oui, pour répondre tout de suite, l’ouverture peut être réelle, même si elle ne sera jamais parfaite ni complète. Peut-être est-ce là et sans aucun paradoxe l’un des signes de sa réalité : non pas l’illusion de la société ouverte, supposée parfaite et complète, mais toujours une ouverture ou des ouvertures réelles, face à des obstacles réels et qui ne cessent de revenir, dans la société et dans l’histoire, des ouvertures réelles, donc, quoique partielles, absolues quoique à poursuivre. Encore faut-il ne pas s’y tromper. Encore faut-il définir ces obstacles, mais aussi ces ressources, vitales, humaines, sociales, politiques, qui permettent non seulement de s’y opposer, mais d’avancer. Si l’ouverture doit être réelle, elle ne doit pas l’être seulement contre ses adversaires, mais par ses effets et même par ses bienfaits.

Obstacles et critères réels

Ce n’est pas un hasard si l’aspiration à l’ouverture surgit dans deux cas particuliers, ou devant deux obstacles précis, nous n’oserons pas dire devant deux sources réelles : la guerre à l’extérieur, et l’injustice instituée à l’intérieur. C’est au contraire par essence et c’est là que se trouve le point essentiel à souligner.

L’aspiration à l’ouverture surgit devant deux obstacles : la guerre à l’extérieur, et l’injustice instituée à l’intérieur.

Le premier de ces deux obstacles est en un sens le plus grave et fournit en effet, comme Bergson l’a vu justement dans les Deux Sources de la morale et de la religion, le modèle décisif pour penser la clôture et l’ouverture, et pour mesurer leurs forces respectives. Le chapitre qui ouvre ce livre, le premier à introduire la distinction du clos et de l’ouvert en philosophie et au-delà comme critère ultime et tranchant dans toute notre vie pratique, est à cet égard indépassable. Bergson y montre avec une évidence soudaine, et comme par un coup de théâtre, comment toutes les morales qui se prétendent universelles par leur seul contenu risquent de se retourner comme un gant en cas de guerre et de ne plus valoir que pour certains contre d’autres, pour nous et non pas pour eux. « Il suffit de considérer ce qui se passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites; ils sont méritoires [1]. » Tel est le principe simple et fondamental de la clôture, par opposition à l’ouverture : « Bref, l’instinct social que nous avons aperçu au fond de l’obligation sociale vise toujours […] une société close, si vaste soit-elle [2]. »

Le critère de la guerre est donc bien le plus décisif, et il doit le rester, jusqu’au bout, et aujourd’hui encore. C’est lui qui donne toute sa force à cette image spatiale du clos et de l’ouvert, qui ne se réduit justement pas seulement à une image spatiale, mais qui indique bien un jeu de forces et le tracé d’une frontière qui est une clôture et un enfermement. Et aujourd’hui, où des murs resurgissent de partout, où des êtres humains meurent sur des seuils au-delà desquels d’autres leur refusent de passer, comment ne pas être repris par la force et la simplicité de cette image qui est aussi l’indice d’un obstacle et un appel à le dépasser ? Oui, la guerre, avec son partage de l’humanité entre groupes clos, entre eux et nous, tel est l’obstacle majeur, la matrice de tous les autres, au nom duquel on est prêt à nouveau à tout accepter. On comprend que Levinas, trente ans après, et après une guerre qui a réalisé le pressentiment bergsonien de l’extermination, conséquence logique de la clôture, ait repris le même diagnostic. Telles sont les premières lignes de Totalité et infini, dont le titre retraduit autrement cette opposition entre le clos et l’ouvert : « Il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale. » Et il ajoute : « La lucidité – ouverture de l’esprit sur le vrai – ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre? L’état de guerre suspend la morale; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité. […] La guerre ne se range pas seulement parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire [3]. » Ainsi, le critère est clair et tranchant. Mais il est certain aussi qu’il met la barre de l’obstacle au plus haut, si haut qu’il semble difficile et presque impossible à franchir !

La guerre nous met en effet devant un obstacle anthropologique. Et Bergson (avec Freud) est allé plus loin sur ce point que tous ses successeurs, Popper, par exemple, et même Levinas. Car Popper voit derrière la société close des théoriciens qu’il faut réfuter, et fait consister l’ouverture dans leur critique et la discussion libre. Levinas, après avoir ouvert sur le spectre de la guerre, cherche la faute du côté de la métaphysique de la totalité et la solution du côté de la perception du « visage ». Celui-ci porterait écrit sur lui : « tu ne tueras point » ; mais alors, comment expliquer la guerre et son cortège de crimes ? Non, qu’on la pense comme Bergson ou non, qu’on croie comme lui que la guerre renvoie à un instinct de l’espèce (dû à la finitude de la vie) et son dépassement à un dépassement de l’espèce chez certains grands hommes de bien, il faut reconnaître que la clôture est une force vitale et que l’ouverture doit trouver d’autres ressources pour s’y opposer. Et si la société ouverte de Popper et l’éthique de Levinas n’y sauraient suffire, ce serait encore moins vrai de la société sans règles du néolibéralisme qui, loin d’abolir la guerre, ou même simplement de s’y référer, la nourrit et la redouble elle aussi, par une compétition acharnée posée de manière irresponsable comme principe premier.

Mais alors, comment aller plus loin ? Comment répondre à l’obstacle sans retomber plus bas que lui, sans que sa hauteur ou sa profondeur nous condamne à l’impossible ou à l’exceptionnel, qui reste cependant absolument nécessaire dans son ordre ?

Obstacles et ressources réelles

La réponse que nous esquisserons ici sera paradoxale, mais simple. Et elle nous semble conduire aux défis les plus précis du moment présent, aussi bien en théorie qu’en pratique, aussi bien pour la philosophie que pour la politique.

Elle consiste à repartir du deuxième obstacle profond à la société ouverte, constamment masqué (même chez Bergson !) par le premier, et pourtant non moins grave, peut-être même plus profond, plus urgent mais aussi plus accessible et dépassable que lui. Quel est cet obstacle ? Ce n’est pas, selon nous, l’obstacle de la guerre extérieure, mais celui de l’injustice et, plus profondément encore, de la division intérieure, on pourrait dire aussi de la domination et de la guerre civiles, intestines ou intimes, et, plus précisément encore, ce que nous appelons la « violation », dans une société ou dans un groupe humain[4].

Bergson, bien sûr, l’avait vu. Il montre, dans les Deux Sources, comment la clôture ne se traduit pas par l’exclusion seulement externe, mais aussi interne, les maîtres et les esclaves, et la tyrannie sous toutes ses formes. La société guerrière sera aussi, par essence, une société tyrannique. Et il avait été suivi, sur ce point, par Élie Halévy qui, dans son admirable et ultime étude de 1938 sur l’Ère des tyrannies, avait montré combien les tyrannies totalitaires résultaient non seulement de doctrines qui l’étaient aussi, mais également du mécanisme et des effets de la guerre, et de la convergence redoutable entre les deux[5].

Ainsi, l’un ne va pas sans l’autre. Et il semble paradoxal de repartir de l’un (la violation) pour répondre à l’autre (la guerre). C’est pourtant ce qui nous semble nécessaire, et possible, et ce qui peut seul produire aussi des effets réels, aujourd’hui tout autant et plus encore que jamais. Seule, en effet, cette démarche est à la hauteur de l’enjeu, repose sur des ressources vitales et humaines, et produit des effets et des bienfaits sociaux, éthiques, politiques et historiques. Oui, ce qu’il faut, ce n’est pas seulement lutter pour la paix à l’extérieur, et pour une société ouverte dans le monde, mais lutter contre les discriminations à l’intérieur et toutes les injustices qui créent des frontières et des guerres intérieures à une même société, qu’elles soient sociales, raciales, sexuelles ou culturelles. Comment une politique ouverte ne se fixerait-elle pas d’abord cela comme objectif ?

Mais elle doit d’abord reconnaître que ce n’est pas gagné. Admettre les obstacles, et leur caractère interne à chaque groupe, société, nation, culture, famille et même individu et sujet. Admettre qu’on lutte contre des forces qui veulent recréer toujours de la violation et de la domination, et que là est l’essence du combat politique, social et moral, qui prolonge le combat vital de l’humain contre tout ce qui peut le détruire et rendre la vie humaine littéralement impossible. Qu’une telle politique, bien loin de supposer une absence de règles, doive au contraire toujours passer par des institutions, comment ne serait-ce pas évident ? L’anthropo­logie, la psychanalyse, la psychologie scientifique et expérimentale nous apprennent les risques de l’agressivité et de la violence, la nécessité des interdits d’abord au sein des relations intimes, et on croirait que ­l’ouverture désigne une société marchande sans règles et non pas d’abord une série d’interdits majeurs pour empêcher les injustices ultimes ? Mais comment cela serait-il possible et même pensable ? Les héros, les grands hommes de bien, ceux qui se sacrifient pour les principes de l’ouverture – et ils sont heureusement et malheureusement nécessaires et universels – ne témoignent pas pour la vanité, mais au contraire pour la nécessité des lois, des principes et des institutions, qu’ils cherchent dans certains cas à défendre, dans d’autres à rétablir, et parfois tout simplement à créer !

Enfin, les ressources vitales et humaines pour lutter contre ces violations et ces violences intérieures sont connues. Elles ont pour nom la création d’environnements et de cadres qui permettent à chaque relation vitale, sociale et morale, de lutter contre les violations qui la menacent de ­l’intérieur. Elles supposent avant tout le cadre politique démocratique qui lutte contre la tyrannie comme abus de pouvoir, une justice sociale qui s’oppose à l’injustice dans tous les domaines où l’inégalité et la ­discrimination empêcheraient la vie digne des uns et des autres, le cadre éducatif qui permet d’accéder à la connaissance et au dépassement du négatif, et les relations de soin.

Des ressources vitales et humaines permettent à chaque relation vitale, sociale et morale, de lutter contre les violations qui la menacent de l’intérieur.

Dès lors, l’orientation qui conduit à l’ouverture réelle et que celle-ci nous propose et nous impose est claire, en théorie et en pratique, en philosophie et en politique. Une société ouverte, ce n’est pas seulement celle qui lutte contre la guerre et les crimes ultimes de (et contre) l’humanité, ce n’est pas non plus celle qui (étrange paradoxe) prendrait le relais en oubliant toute négativité et tout principe. C’est celle qui, s’inspirant de l’une et prenant aussi conscience des dangers de l’autre, voit dans toute relation humaine des risques majeurs de clôture qui ne cessent de revenir mais dont la désignation, la critique et la restriction effectives ont toujours été le moteur de l’histoire et de la confiance des individus comme des peuples.

 

 

[1] - Henri Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], édition critique dirigée par Frédéric Worms, Paris, Puf, 2013, p. 27.

 

[2] - Ibid., p. 28.

 

[3] - Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité [1961], Paris, Livre de poche, coll. «  Biblio Essais  », 1990, p. 5.

 

[4] - Frédéric Worms, «  Penser la violation. Relations morales et protection publique  », Esprit, février 2000, désormais dans Le moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Paris, Puf, 2010. Voir aussi Les maladies chroniques de la démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 2017.

 

[5] - Élie Halévy, l’Ère des tyrannies. Études sur le Socialisme et la Guerre [1938], dans Œuvres complètes, tome ii, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

 

Frédéric Worms

Philosophe, spécialiste de l’œuvre de Bergson (Bergson ou Les deux sens de la vie, 2004), il a aussi développé une hypothèse générale d'histoire de la philosophie (la notion de « moment ») appliquée notamment à la philosophie française du XX° siècle (La philosophie en France au XXe siècle – Moments, 2009). Il étudie également les relations vitales et morales entre les hommes, de la métaphysique à…

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