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Dans le même numéro

Judaïsme et altérité

novembre 2014

#Divers

Repère

Judaïsme et altérité

À propos de…

• Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Paris, Fayard, coll. « À venir », 2013, 360 p., 23 €

On est surpris tout d’abord par l’écart entre le titre original du livre de Judith Butler en anglais et celui de sa traduction en français. Mais on s’aperçoit ensuite que cet écart révèle la thèse essentielle et l’unité même de ce livre. Parting Ways (Des chemins qui se séparent) : le titre anglais indique une divergence et une division, à l’intérieur de son objet, le judaïsme et le sionisme. Vers la cohabitation : le titre français insiste en revanche (de manière révélatrice ?) sur la visée politique du livre, et aurait même pu (et dû) le faire plus nettement encore, puisqu’il s’agit pour Judith Butler de défendre la thèse d’un État unique, rassemblant les « deux peuples » qui (selon le titre du livre ancien de Martin Buber auquel elle se réfère à plusieurs reprises) se disputent une même « terre ». Bien plus qu’une « cohabitation » donc. Laquelle pourrait aussi prendre, par exemple, la forme de deux États.

De la philosophie à la politique

Mais quelle est justement la thèse qui fait l’unité et l’importance de ce livre surprenant ? On la devinera en reliant les deux intitulés que l’on vient de rappeler. On peut la formuler ainsi : c’est une division interne au judaïsme et au sionisme qui peut permettre de penser et de défendre une unité politique entre les deux peuples juif et palestinien dans un même État.

Plus encore, il faut pour la comprendre ajouter un troisième élément capital, qui permet de faire le lien entre les deux premiers et qui occupe de fait l’essentiel du volume : c’est l’existence au sein du « judaïsme » ou de la « judéité » d’une tradition (philosophique, éthique, politique) intrinsèquement définie par un rapport à l’altérité et même par une « identité » constituée dans ce rapport à l’altérité. C’est cette tradition qu’on peut dire relationnelle, dont Judith Butler étudie successivement les figures qui lui paraissent les plus importantes (d’Emmanuel Levinas à Primo Levi en passant par Benjamin et Arendt), qui permet de faire le lien entre ce judaïsme et ce sionisme intérieurement divisés, d’un côté, et cet État potentiel, qui serait lui-même relationnellement unifié, de l’autre. Ainsi, la thèse politique est précise et positive quoique en partie masquée par le long détour critique de la démonstration qu’elle emprunte. Il ne s’agit pas seulement de s’appuyer sur une tradition éthique de relation constitutive à l’altérité présente dans le judaïsme pour critiquer radicalement les violences et les injustices qui peuvent faire partie du sionisme (colonisation et expulsion en premier lieu, et cela avant la guerre de l’été 2014), mais aussi de se revendiquer de cette tradition de relation à l’altérité pour proposer une solution positive incluant cette dernière dans une entité « politique », un État dont la dimension politique vient justement de ce qu’il relie des termes différents sans se rabattre sur aucun d’eux de quelque manière identitaire que ce soit.

C’est donc une thèse philosophique, et se revendiquant même d’une tradition philosophique, bien précise, concernant le judaïsme et le sionisme, qui est ici au principe et au fondement d’une thèse politique, non moins précise, concernant ce qu’il est convenu d’appeler le conflit « israélo-palestinien », thèse (insistons-y) qui ne consiste pas seulement dans une critique (celle de la colonisation, de l’expulsion, des violences liée à la domination), mais aussi dans une proposition (celle d’un seul État, bien plus en effet qu’une simple « cohabitation »).

On fera ici trois remarques concernant successivement cette tradition, la thèse philosophique qui la sous-tend et les conséquences politiques auxquelles elle conduit, même si, en réalité, ces trois aspects sont inséparables et doivent être à chaque fois convoqués tous pour comprendre chacun d’eux séparément.

Une autre tradition « juive »

Toute la surprise vient en effet d’abord de la tradition que Judith Butler cherche moins à nos yeux à constater qu’à instituer entre des penseurs que rien ne relie en apparence sinon la thèse même qu’elle leur attribue, d’une relation constitutive à l’altérité, métaphysique, éthique et politique, thèse elle-même reliée à leur relation ou leur appartenance à la « judéité ». Judith Butler n’est pas loin, à nos yeux, d’instituer une de ces « traditions inattendues » que nous avions tenté aussi de reconnaître entre Levinas, Jankélévitch et Bergson, et dont Sophie Nordmann a tenté récemment de généraliser l’idée pour penser l’idée même de « philosophie juive1 ».

On comprend d’abord que Judith Butler se défende (à plusieurs reprises) d’attribuer la thèse d’une relation à l’altérité au « judaïsme » en tant que tel et vu du dehors, comme si elle reconduisait en philosophie le privilège qu’elle conteste au sionisme en politique. La démarche est tout autre : elle consiste à faire du lien tissé entre ces figures par cette thèse philosophique fondamentale, et à travers leur lien factuel reconnu au judaïsme, une autre tradition « juive », inséparable d’un critère éthique et politique exigeant. Cette démarche produit alors des effets dans les deux sens : permettant à Judith Butler de s’inspirer en profondeur de Levinas tout en le critiquant radicalement lorsqu’il lui semble déroger à sa propre thèse éthique dans le domaine de la politique (et du sionisme) ; mais aussi, inversement, de rattacher Hannah Arendt, à cause de son insistance cruciale sur la pluralité politique, à cette tradition « juive », et cela peut-être malgré elle et ses adversaires. Ce sont là deux exemples, mais leur croisement ou leur chiasme même est révélateur. L’ensemble des études est d’ailleurs d’une rigueur et d’une force critique exemplaires, quel que soit le point de vue que l’on adopte sur la thèse soutenue. Les lectures de Benjamin et de Levi doivent être considérées désormais comme des classiques. La force des conséquences critiques qui en sont tirées est incontestable.

Mais une deuxième remarque s’impose alors. C’est que Judith Butler aurait pu soutenir directement une thèse philosophique (sur l’identité et l’altérité) sans passer par la reconnaissance de cette tradition. Si elle ne le fait pas, ce n’est pas parce que la thèse de ce livre n’aurait pas pu être démontrée directement, et ne renvoie pas à toute sa pensée. C’est même tout le contraire. On ne peut en effet comprendre ce livre, et le geste qui le caractérise autant que sa thèse, sans insister, plus que Judith Butler ne le fait elle-même, sur le rapport entre ce livre singulier et sa propre position philosophique et politique, théorique et existentielle. Position philosophique, tout d’abord. Le lien affleure rarement dans le livre, mais comment ne pas voir dans la revendication d’une identité relationnelle, en politique, et dans le judaïsme, quelque chose qui évoque la thèse philosophique plus générale de Judith Butler, à savoir une identité humaine relationnelle dans tous les domaines et en général ?

L’identité relationnelle

Célèbre pour le « trouble dans le genre », les malentendus et les contresens que cette expression et ce livre ne cessent d’engendrer, Judith Butler n’a jamais défendu l’idée d’une dissolution de l’« identité », mais plutôt du passage d’une conception essentialiste à une conception relationnelle de celle-ci. De même, ses études profondes sur le rôle du « deuil » en politique ne portent pas seulement sur la reconnaissance de l’égale dignité de toutes les pertes et de tous les deuils, contre la politique intrinsèquement sélective qui ne nous fait pleurer que certaines vies. Elles portent aussi sur la nature relationnelle de notre être que l’expérience même du deuil révèle (ainsi dans l’étude admirable qui est au centre de Vie précaire2). En retrouvant cette thèse fondamentale dans une tradition philosophique, elle lui donne ainsi toute sa force. Mais il y a bien sûr un autre aspect dans cet engagement personnel : c’est que Judith Butler ne tire du judaïsme qu’elle restitue ici une force critique (du sionisme essentialisant) qu’en faisant aussi le geste de s’y engager elle-même existentiellement. Elle se revendique donc, relationnellement, de ce judaïsme relationnel. On est bien loin, on le voit, de toute dissolution de l’« identité ». On soulignera, au contraire, un « engagement » intime, dans sa relationalité et sa critique même (les passages autobiographiques sont rares, mais déterminants). Cohérence de l’« identité » et de la « critique », à travers la relation, qui est en profondeur celle de ce livre et de son auteure, et qui conduit aussi au troisième et dernier point que nous voudrions brièvement souligner ici.

Il s’agit bien sûr de la thèse politique, et de l’aspect qui nous en paraît le plus important, qui n’est peut-être pas celui que l’on croit. Il y a en effet la thèse de l’État unique. On en comprend la cohérence, la profondeur, le caractère intempestif. Seul, selon Judith Butler, un cadre politique qui permet une pluralité et une relation des identités est possible, c’est aussi, selon elle (suivant Arendt plus bien sûr que le modèle laïc républicain), le seul cadre réellement politique. On pourrait soutenir en outre que, à certaines conditions, la solution des deux États remplirait le même but. Disons-le nettement en effet : la thèse des deux États ne contredirait l’argument principal de Judith Butler que s’il s’agissait de deux États identitairement définis (que ce soit religieusement ou autrement) ; mais s’il s’agissait de deux États répondant à ce concept du « politique » que Butler reprend ici explicitement à Arendt, et donc définis par une pluralité politique interne, on ne voit pas pourquoi cette solution ne répondrait pas aux conditions ici posées. Ce qui importe, c’est de sortir du face-à-face de deux identités essentialisées et bloquant la réflexion et l’action politique.

Mais l’essentiel n’est peut-être pas là encore. Il consiste, en réalité, dans la mise en relation entre deux traditions de philosophies relationnelles et de pensée critique, « juive » (au sens dit plus haut) et « palestinienne » au sens que lui donnent ici les références cruciales à Edward Said, analysé avec Levinas dans la première étude et avec Mahmoud Darwich dans la dernière. Nous soutiendrions même que ce dernier chapitre discret est en réalité la clé et la condition de tout le livre, la belle lecture de Said et de Darwich, compris ici comme le penseur et le poète de la division interne et de la relation palestinienne à l’altérité (à travers l’exil et même la diaspora), permettant de défendre une relation et même une solidarité nécessaire entre les traditions critiques, entre ceux que Michael Walzer appelait des « critiques sociaux3 ». Michael Walzer appelait ainsi, en effet, les intellectuels qui ne jugent pas du haut de l’universel abstrait, mais de l’intérieur d’une appartenance déchirée et critique (le premier exemple en étant, selon lui, les prophètes juifs). On soutiendrait ici l’idée d’une proximité inattendue entre ces deux figures majeures et souvent opposées de la philosophie et de la vie intellectuelle aux États-Unis, Butler et Walzer. L’un et l’autre défendant finalement la thèse critique d’une solidarité entre les pensées critiques et les singularités relationnelles de tous bords et surtout de ceux que tout paraît opposer mais que ce dernier lien vital et moral peut et doit relier jusqu’au bout et même au-delà. La manière dont Judith Butler dessine une tradition et s’y inscrit n’a de sens que pour rejoindre ceux qui font de même dans ce qui n’est pas un « autre côté » essentialisé, mais un autre déchirement relationnel. Et c’est bien l’ouverture et la coda sur Said (et Darwich) qui portent ici de manière concrète et précise, relationnelle aussi, cette dimension qui est à nos yeux la clé de ce livre tout entier.

C’est donc à travers deux traditions divisées et ouvertes, comprenant chacune la ressource interne d’une relation critique à l’altérité, que pourra se dépasser le face-à-face injuste et guerrier auquel on assiste depuis le début et qui ne cesse en un sens de s’aggraver. On pourra discuter la thèse et la méthode du livre ; on pourra, en les acceptant, en tirer encore d’autres conséquences politiques ; mais sur ce point qui est crucial, on ne pourra que tenter de le suivre et de l’approfondir.

Frédéric Worms

Librairie

Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014, 366 p., 22 €

Plusieurs publications récentes, en France comme à l’étranger, attestent d’un regain d’intérêt pour Montaigne. Comment s’en étonner ? Un grand écrivain fait périodiquement l’objet de « redécouvertes » par les spécialistes comme par le public, à l’occasion d’un anniversaire, d’une nouvelle édition, voire d’un essai critique particulièrement réussi. Dans le cas de Montaigne, il est intéressant d’observer qu’il nous revient aujourd’hui dans le rôle plutôt inattendu (et désuet) de maître de vie. Dans les manifestations « grand public » de cette nouvelle mode, on retrouve le compagnon agréable, et bon voisin du château d’à côté, dont on avait perdu la mémoire depuis les temps de Mme de Sévigné ; quelqu’un qui nous apprend à être heureux, à nous rapprocher de la nature et à converser avec les animaux domestiques, soit une version new age, plus abordable, du sage antique4. Le caractère disjoint de l’écriture des Essais, qui a valu récemment à Montaigne la qualification d’« archi-blogueur » (quintessential blogger), ne peut que faciliter des lectures thématiques et fragmentaires.

L’essai de Pierre Manent se situe, bien entendu, à un tout autre niveau ; cependant, chez lui aussi, Montaigne apparaît moins comme instrument d’éclairage intellectuel que comme source de réconfort morale. Le point de départ de la réflexion du livre est la crise politique et culturelle de l’Europe contemporaine, crise qui nous rend incapables aujourd’hui de maîtriser notre futur, et donc d’assumer des promesses et des projets. Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, l’auteur revient au xvie siècle, époque à laquelle la culture européenne, malgré les conflits violents qui déchiraient le continent, manifestait toutes ses convictions et ses certitudes.

Dans la reconstruction proposée par Manent, cette époque serait marquée par deux approches opposées et symétriques, représentées respectivement par Calvin et Machiavel. Tous deux, le prédicateur religieux comme le républicain athée, se confrontent à l’idée de la distance, qui marque leur siècle, entre discours et réalité : pour Calvin, il s’agit de réformer la réalité, pour que les hommes puissent à nouveau modeler leur vie sur la parole de Dieu ; alors que pour Machiavel, c’est d’un discours nouveau dont on a besoin, un discours qui reconnaisse sans ménagement la réalité conflictuelle de l’histoire. Contre ces deux solutions radicales, d’aplatissement de l’action sur la parole ou de la parole sur l’action, Montaigne offre une porte de sortie : en explorant la complexité et l’incohérence de la condition humaine, il montre comment il est possible, en même temps, de dire le vrai et d’agir selon la nature. Les Essais représenteraient ainsi la mise en place de la nouvelle morale des modernes : une stratégie pour survivre, sans perdre son âme, à une époque qui voit s’écrouler dogmes et autorités établies.

Mais suivre le parcours de Montaigne signifie s’égarer dans le labyrinthe d’apories et de contradictions qui caractérisent le dispositif analytique du scepticisme : faut-il obéir à la loi alors qu’on sait qu’elle n’a aucun fondement valable ? Croire en Dieu malgré le fait que les hommes sont incapables de vraie foi ? Se battre pour la république ou la monarchie, lorsqu’on sait que, dans la pratique, tous les systèmes politiques mènent à la domination ? Sur chaque question, le texte des Essais semble épouser une thèse et son contraire, en conduisant le lecteur dans une impasse. Ainsi, au terme de la relecture proposée, Manent finit par conclure à l’« immobilisme » et au « conservatisme » de l’auteur, suspendu à des dilemmes impossibles à trancher.

Cette interprétation des Essais comme acceptation passive d’une réalité contradictoire et imparfaite se rapproche beaucoup de la lecture canonique qu’on a souvent donnée de la politique de Montaigne. La différence est qu’autrefois ces termes de « conservatisme » et d’« immobilisme » sonnaient comme des reproches : ils dénonçaient la légèreté et le manque de sérieux de l’auteur des Essais, coupable implicitement d’un soutien hypocrite à l’orthodoxie catholique et à l’absolutisme monarchique. Ici, au contraire, le désengagement de Montaigne révélerait son appréhension supérieure de la condition moderne : là où il n’existe plus de loi naturelle ni de critères universellement partagés, Montaigne aurait bien compris que l’homme est devenu « un être essentiellement obéissant ».

Cette interprétation est légitime, dans la mesure où elle est soutenue par certains passages et formulations dans le texte des Essais ; elle donne cependant une image de Montaigne qui semble amputée de quelque chose d’essentiel. Sur le plan historique, elle fait abstraction de l’engagement passionné de l’auteur dans les « affaires du monde », et aussi de l’évolution du texte, qui est le reflet de sa maîtrise croissante de la réalité politique5. Elle laisse de côté la dimension émotionnelle de l’écriture de Montaigne, la violence avec laquelle il sait exprimer l’indignation, la compassion et le sarcasme. Mais même si l’on veut rester sur le plan de la pure analyse philosophique, ce qui n’est pas mis en évidence est le revers de l’aporie sceptique, c’est-à-dire ce dispositif d’ouverture qui autorise et encourage l’action individuelle. Dans ce sens, pour Montaigne, ni la domination ni la décadence ne sont inévitables, et s’y résigner signifie désespérer d’un futur qui n’est jamais écrit d’avance.

Biancamaria Fontana

Jean Picq, La Liberté de religion dans la République. L’esprit de laïcité, Paris, Odile Jacob, 2014, 176 p., 22, 90 €

On oublie trop souvent que le premier article de la loi de 1905 comporte des obligations positives : la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. C’est à partir d’une relecture minutieuse des textes (de nos lois, des déclarations des droits de l’homme successives et de certains philosophes) que Jean Picq revisite la question du rapport entre État et religion et offre un point de vue fécond.

Ce point de vue est celui de la liberté : elle mérite de se décliner dans la démocratie (ou la République) en matière religieuse comme elle le fait dans les autres domaines de la vie – ni plus, ni moins. C’est là une idée qui n’est pas neuve, que l’on s’arrête à la pensée de Spinoza, au combat pour la tolérance religieuse au moment de la réforme ou encore aux intellectuels du xxe siècle dont Jean Picq analyse les œuvres (Claude Lefort et Emmanuel Levinas en particulier). Mais c’est une idée sur laquelle ne prend pas suffisamment appui le débat contemporain sur la laïcité, tel qu’il est réintroduit à la faveur de la montée en puissance d’une nouvelle confession dans l’espace public français (la religion musulmane) et, fait concomitant mais qui ne doit pas être confondu avec le précédent, de l’affirmation d’un extrémisme religieux musulman au plan international.

C’est que le terme de laïcité ne désigne pas clairement la liberté comme espace de référence. Il connote plutôt dans l’inconscient collectif l’idée d’une séparation étanche entre espace public et espace privé, et d’un cantonnement de la religion dans l’espace privé. Cette méfiance a une histoire, celle d’une Église catholique qui, pendant des siècles, a entendu imposer ses croyances de façon dogmatique et brutale et qui s’est longtemps opposée à l’idée de démocratie ou de République.

Tout l’intérêt du livre de Jean Picq est de montrer que le chemin qui privilégie la liberté, y compris en matière religieuse (liberté de conscience et libre exercice des cultes), est celui qui permet de faire vivre le projet démocratique le plus pleinement. On peut regretter qu’il soit fait dans l’ouvrage si peu de place à la théologie musulmane, ou encore au bouddhisme : traiter en profondeur de la première, comme le fait Jean Picq pour le judaïsme et le christianisme, permettrait en effet d’éclairer ce qui fait le cœur du débat actuel sur la place de la religion dans l’espace public ; ouvrir sur la spiritualité bouddhiste offrirait un regard foncièrement différent sur le monde. C’était peut-être sagesse, de la part d’un chrétien qui ne s’en cache pas, que d’en rester aux traditions qu’il maîtrise pour s’avancer. Car du terrain sur lequel il s’appuie émergent des réponses claires et concrètes aux questions qui se posent aujourd’hui. Le passage par la liberté fait en effet lumière : la liberté est celle de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, en matière religieuse comme ailleurs, ce qui permet de discerner ce sur quoi la loi est légitime à intervenir et ce sur quoi elle ne l’est pas.

Bref, faire le pari de la liberté, en s’appuyant sur ce qu’enseignent l’histoire et la philosophie, est le moyen le plus juste et le plus efficace de lutter contre les dogmatismes.

Valérie Charolles

Alain Desrosières, Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques Présentation d’Emmanuel Didier Paris, La Découverte, 2014, 284 p., 24 €

Vingt ans après son opus magnum (la Politique des grands nombres, texte fondateur de la sociohistoire de la statistique en langue française6), ce livre rassemble des textes récents de Desrosières, décédé en février 2013, alors qu’il mettait la dernière main à cet assemblage. Trois grands sujets sont abordés : les nouvelles formes de la quantification, allant au-delà de la preuve statistique pour devenir de véritables outils de gouvernement (d’où le titre du livre), les enjeux internationaux et l’épistémologie de la quantification dans les sciences sociales. Il est archi-banal de noter que nos sociétés sont soumises à un déferlement sans précédent de mesures et d’indicateurs en tout genre. Mais cette quantification proliférante est finalement peu présente dans le débat social. Tout se passe comme si, vis-à-vis du chiffre, l’esprit public se bornait à osciller entre l’acceptation béate et positiviste et un relativisme radical débouchant sur une méfiance de plus en plus répandue.

Or le point de vue de Desrosières est précisément de refuser cette alternative. Informé par son immense culture à la fois technique et socio-historique et son double statut de praticien à l’Insee et de chercheur réflexif, fortement marqué par sa rencontre avec Bourdieu dès les années 1960, puis avec la sociologie des sciences, il nous montre les outils statistiques non comme des catégories descriptives, mais comme une construction historique conventionnelle, dont il importe de connaître la généalogie. Ce livre, comme le précédent, explore une tension centrale. Comment comprendre et utiliser des outils qui, d’un côté, sont censés, en révélant les régularités, mettre de l’ordre « objectif » dans le chaos subjectif du monde, et qui, en même temps, résultent d’une construction où se mêlent en permanence les schèmes cognitifs et les schèmes politiques ? Comment faire pour que cette tension n’affaiblisse pas l’outil, mais lui donne plus de pertinence ?

« Discuter l’indiscutable. » Ce programme, qui donnait son titre à la conclusion du livre de 1993, est ici appliqué avec bonheur et finesse à de nouveaux objets, à de nouveaux contextes. Desrosières s’interroge d’abord sur la rupture que représente, par rapport aux statistiques classiques apportant des connaissances aux gouvernants et à la société, la prolifération des indicateurs de performance, rankings et autres benchmarkings, qui caractérisent notamment le New Public Management à la Blair, copié en France par toute une série de pratiques que Lascoumes et Le Galès ont regroupé sous les termes de « gouvernement par les instruments7 ». La nouveauté est ici qu’on attend des chiffres non plus seulement une information pour les gouvernants et la société, mais une rétroaction directe sur les comportements, apparentant de fait l’instrumentation quantitative publique à la comptabilité de gestion, telle qu’elle représente mais aussi oriente l’activité des entreprises, comme l’ont montré d’innombrables recherches.

Desrosières distingue à cet égard cinq formes de « gouvernementalités » (terme de Foucault qu’il reprend à son compte), construites sur des combinaisons variables entre les modalités de l’action publique et les formes de modélisation de l’économie et de la société. On sent que, si l’auteur en avait eu le temps, il aurait pu aller plus loin dans l’analyse de ce tournant majeur, vers ce qu’il appelle la « sociologie de la rétroaction ». Certains aspects, comme les ravages de la nouvelle scientimétrie, sont absents, par exemple, alors qu’il aurait eu, sans aucun doute, beaucoup à dire sur ce thème. Il consacre, en revanche, un chapitre moins convaincant, à mon sens, aux outils de l’« évaluation des politiques publiques par expérimentations aléatoires », dont un exemple très connu est celui des recherches-actions d’Abhijit Banerjee et d’Esther Duflo dans le champ des politiques de développement8, outils qu’il rattache, avec prudence il est vrai, à la constellation qualifiée de « néo-libérale ».

La deuxième partie du livre, qui rassemble des textes relatifs aux scènes internationales de la statistique, est moins accessible au profane. Elle n’en est pas moins stimulante, en ouvrant le champ, que l’on pressent immense, des formes de professionnalisation et des capacités méthodologiques, extrêmement hétérogènes d’un pays à l’autre. Desrosières interroge ainsi la question de l’harmonisation des statistiques européennes, en montrant qu’elle ne peut pas se limiter à la recherche de la « bonne méthodologie » partagée et en insistant sur la complexité de la notion de « qualité » de la statistique.

Enfin, dans la troisième partie, il nous propose quatre mini-essais remarquables sur la place de la quantification dans les sciences sociales. À propos de Cournot, pionnier (plus subtil que la plupart de ses héritiers) de la modélisation mathématique en économie, il pose la question très actuelle de l’articulation entre les argumentations statistiques et les argumentations relevant d’autres registres, plus qualitatifs. Il évoque au passage une question cruciale que les professionnels de la statistique (lui-même compris, à mon sens) tendent à minorer, qui est la distinction entre risque (probabilisable) et incertitude radicale (non probabilisable), et le rôle de cette dernière dans les dynamiques sociales. Une étude du rôle joué en France par l’« analyse des données » de Benzecri (notamment chez Bourdieu) et un chapitre sur l’« économie des conventions », courant apparu dans les années 1980-1990, donnent à Desrosières l’occasion d’évoquer une constellation intellectuelle très particulière, dont il fut lui-même l’un des principaux acteurs : celle des ingénieurs (issus de Polytechnique et/ou de l’Ensae, comme Eymard-Duvernay, Salais, Thévenot, Orléan, Gollac) ayant développé, avec quelques universitaires (Favereau) mais pour l’essentiel en marge de l’université, de nouvelles approches contestant les modèles standard de l’économie, en montrant la pluralité des rationalités à l’œuvre. Avec leurs cousins de l’« école de la régulation » (Aglietta, Boyer), issus de la même matrice intellectuelle, où l’Insee des années 1960 aux années 1990 a joué un rôle de pivot, ces chercheurs-experts ont marqué les sciences sociales françaises de la fin du siècle dernier.

Dans le dernier chapitre, enfin, Desrosières aborde plus largement la quantification dans les diverses disciplines. Il reste discret sur les évolutions de l’économie, aujourd’hui dominée par l’orthodoxie mainstream. Il se borne à noter sobrement que si les apprentis historiens et sociologues ont souvent une bonne culture humaniste et philosophique et sont formés à la critique des sources, aux problèmes de codage et de catégorisation, « les futurs économistes le sont peu ».

Une dernière remarque : l’« internet » est absent du livre. On aurait aimé connaître l’analyse de Desrosières sur le big data, sur l’explosion des données commerciales appropriées par les géants du net, qui en savent beaucoup plus que l’Insee sur de nombreux aspects de nos vies, et qui ont fait de la marchandisation de cette connaissance le cœur de leur modèle économique.

Pierre Veltz

Saïd Bouamama, Figures de la révolution africaine, Paris, Zones/La Découverte, 2014, 324 p., 23 €

L’ouvrage du sociologue Saïd Bouamama parcourt ce moment de lutte politique et révolutionnaire qui a saisi une grande partie du continent africain, de 1940 à 1970, pendant ce qu’on a appelé la période des décolonisations. Le livre ne vise pas à retracer l’histoire générale des processus par lesquels les pays d’Afrique ont accédé à l’indépendance. Il se concentre plutôt sur certaines formes de luttes où le combat anticolonialiste s’est traduit, immédiatement ou progressivement, en un combat internationaliste contre l’impérialisme capitaliste. Comme le montre Figures de la révolution africaine, la décolonisation n’est pas synonyme d’indépendance ; une décolonisation réelle, et non pas simplement formelle, ne peut faire l’économie d’un engagement contre tout ce qui entrave la satisfaction des besoins sociaux des peuples anciennement colonisés. Elle doit affronter, de manière lucide et consciente, les tentatives de recolonisation du continent par les anciennes puissances coloniales – tentatives qui ont aussitôt pris le nom de « néocolonisation » dans le vocabulaire des militants révolutionnaires africains et tiers-mondistes.

La « révolution africaine » que retrace Saïd Bouamama ne désigne donc pas exclusivement la lutte anticoloniale mais, plus précisément, un combat, parfois pacifique, parfois violent, contre un certain ordre du monde dominé par des économies de prédation, qui ont tiré profit du partage de l’Afrique à la fin du xixe siècle. Cette révolution s’est élaborée, bien souvent, à partir d’une référence explicite et revendiquée à l’universalisme marxiste, retravaillée toutefois par les questions de la culture et de la libération nationale.

À ce titre, le choix de composition de l’ouvrage ouvre une discussion sérieuse : il ne s’agit pas, pour l’auteur, de reprendre pour elle-même l’histoire de cette lutte contre la néocolonisation, de la périodiser, de retracer la chronologie de son terrible échec. Il s’agit de l’appréhender à travers

le portrait croisé de dix personnalités qui ont activement participé à ce que l’on peut qualifier de révolution africaine.

(p. 6)

On saisira les risques et les difficultés d’un tel choix : n’aboutit-il pas à une sacralisation du grand homme ? Ne revient-il pas à centrer la lutte contre l’oppression sur le seul plan, politico-social, des stratégies militantes ? Ne convoque-t-il pas l’idée que le changement du monde est le résultat de l’action d’hommes volontaires et déterminés, indépendamment des bouleversements technologiques, scientifiques, économiques, culturels, etc. qui reconfigurent, en le détruisant ou en le transformant radicalement, l’ordre social9 ? Et surtout ne conduit-il pas, subrepticement – et ce, de manière non intentionnelle –, à faire de quelques-unes de ces personnalités, dont la plupart ont été assassinées, des figures du manque et de l’incomplétude (révolutionnaires sans peuple, idéalisme humaniste « naïf » de certains acteurs, etc.) au regard des objectifs d’une décolonisation réelle ?

Saïd Bouamama ne questionne pas le prisme politico-social à partir duquel il appréhende les luttes africaines contre la violence du capitalisme, et ne fait pas de ce questionnement un des objets de son ouvrage. Toutefois, on aurait tort de croire que les portraits qu’il trace fonctionnent de manière iconique. À travers les figures de révolutionnaires africains, est étudié un ensemble de problèmes, d’itinéraires, de stratégies et de théorisation du politique, qui dépassent les simples cheminements individuels. L’enjeu n’est pas la constitution de multiples récits biographiques ; il s’agit de réfléchir à l’inscription de ces acteurs dans une stratégie globale d’internationalisation de la lutte anticapitaliste. Cet enjeu dicte le choix des dix personnalités sur lesquelles l’auteur s’arrête : Kenyatta, Césaire, Um Nyobé, Fanon, Lumumba, Nkrumah, Malcolm X, Ben Barka, Cabral, Sankara. Il commande, par ailleurs, le plan général de l’ouvrage, constitué de trois moments : « Réformer le capitalisme ou l’abattre ? (1945-1954) » ; « Le droit de légitime violence (1954-1962) » ; « De l’anticolonialisme à l’anti-impérialisme (1962-1975) ».

À l’intérieur de chacune de ces sections, les itinéraires individuels militants s’entrelacent avec les contextes et les stratégies de lutte qui les accompagnent : de la chute des empires coloniaux à la guerre froide, des premières conférences panafricaines à la formation de l’OUA, jusqu’à la naissance de la Tricontinentale à La Havane.

Cet entrelacement a un objectif : saisir, de la manière la plus concrète, le sens d’une lutte internationaliste. À l’Atlantique noir du commerce triangulaire fait place un Atlantique noir de la lutte où les solidarités entre Africains, Africains-Américains et mouvements révolutionnaires marxistes (à Cuba, etc.) se tissent et s’organisent. L’Afrique n’est plus seulement un continent, mais le nom d’une inspiration, d’une communauté de vues et de luttes. Ce qui explique pourquoi des personnalités telles que Césaire ou encore Malcolm X peuvent être comptées au nombre de celles qui ont participé à l’élan progressiste qui porte le nom de « Révolution africaine », dans le livre de Saïd Bouamama.

Certes, écrire sur la période des révolutions africaines à partir du portrait de figures révolutionnaires suscite des objections que relève, sans ambages, l’auteur lui-même : l’ouvrage ne peut se vouloir exhaustif. Et plus sérieusement encore, comme le note une nouvelle fois Saïd Bouamama avec justesse, une telle écriture prend le risque de produire une version masculine de l’histoire de la lutte sur le continent africain – les femmes n’ayant pas été mises au premier plan des scènes de l’action militante et de la représentation politique. Une histoire subalterne de la contestation, laissant sa place à d’autres récits (théologico-politiques, par exemple) ou à d’autres acteurs (féminins, paysans, etc.) pourrait nettement entrer en dialogue, ou en tension, avec cette configuration de la lutte politique marxiste que dégage Saïd Bouamama dans son livre. Toutefois, on le notera avec force, l’importance de ce livre est de rappeler, qu’au moment des décolonisations, a tenté de s’écrire, sur le continent africain, une autre histoire de la justice, du droit et de l’égalité effective, dont l’esprit a essaimé et peut-être essaime encore.

Nadia Yala Kisukidi

Per Petterson, Je refuse, Paris, Gallimard, 2014, 270 p., 19, 50 €

Dans ce dernier roman du Norvégien Per Petterson, le cinquième à être traduit en français, l’intrigue initiale – deux amis d’enfance se retrouvent par hasard au bord d’un lac, quelque trente-cinq ans après avoir renoncé à tout lien – se déploie en une méditation poétique sur une histoire familiale douloureuse et la possible maîtrise d’un parcours de vie dans un contexte social hostile. L’image saisissante de Jim, planté avec son caban usé et son bonnet en laine bleue au milieu d’autres pauvres pêcheurs à la ligne, et de Tommy au volant de sa magnifique Mercedes grise va se perdre dans l’évocation contrastée de leur passé commun ; la banalité des paroles saccadées qu’ils échangent se verra démentie par la richesse des mots de leur enfance.

Découpée en chapitres qui, sans logique chronologique aucune, ont pour titre une année – 2006, 1966, 1970, 2005… – ainsi que le nom d’un ou plusieurs héros – Jim, Tommy, Jim et Tommy, Siri, sœur de Tommy, Jonsen ou Mme Berggren, mère de Tommy –, la narration semble guidée par la puissance d’une écriture qui navigue entre le réalisme de la géographie des lieux, la fluidité des sentiments et le mystère des manques et des silences.

Des paramètres familiers se retrouvent. Per Petterson affectionne les années 1960 : son premier roman Ashes in My Mouth, Sand in My Shoes10 se situait déjà à cette période. Marqué par le décès de ses parents dans l’incendie d’un ferry entre Oslo et le Danemark en 1990, l’auteur s’attache à la qualité des liens familiaux, à la réconciliation avec la mère, comme dans Maudit soit le fleuve du temps11, ou avec le père, comme dans Pas facile de voler des chevaux12. Il s’invente aussi une famille littéraire en mettant parfois en scène le même personnage, Arvid Jansen, présent dans Maudit soit le fleuve du temps, Ashes in My Mouth, Sand in My Shoes ou Dans le sillage13.

Dans Je refuse, les situations familiales extrêmes opèrent en toile de fond du récit et structurent l’amitié entre les deux garçons qui habitent à quelques pas l’un de l’autre. Jim, qui ignore tout de son père, est élevé sévèrement par une mère pratiquante ; Tommy, dont la mère disparaît un jour, finit par blesser son père avec sa batte de base-ball, ne supportant plus d’être roué de coups ni de voir tabasser ses trois sœurs.

Les faits sont rapportés en détail, souvent par des personnages différents qui en confortent ou en infirment le déroulement : l’incendie de la maison de la famille Berggren est ainsi évoqué par Tommy, Siri, Jim, Jonsen et le brigadier de police qui enquête, sans que le responsable soit clairement identifié.

Les lieux deviennent les garants muets des blessures morales et physiques, concrètes ou fantasmées, infligées aux protagonistes. Minutieusement tracée, la carte routière de leurs déplacements – le trajet en bus jusqu’à l’école, le chemin suivi par Tommy pour retrouver en cachette sa sœur, les randonnées des deux amis en vélo vers le lac gelé, les trajets de Jim et de Tommy autour d’Oslo – semble vouloir ancrer la réalité de leur passage.

Les métiers d’éboueur, de garagiste, de menuisier sont racontés en détail, comme si le travail manuel et l’exercice de la force physique pouvaient résumer à eux seuls un individu et garantir son intégrité. Les relais sociaux fonctionnent dans toute leur froide indifférence : les enfants Berggren, restés seuls après la fuite du père, sont placés dans des familles d’accueil ; Jim, au chômage depuis plus d’un an, risque de se retrouver sans ressource.

Les émotions sont généreusement décryptées, tout comme leurs conséquences : l’amitié entre Jim et Tommy retentit sur la perception de leurs blessures et trouble la brève relation qui unit Jim et Siri ; la confiance de Jonsen en Tommy le protège et l’accompagne dans sa réussite matérielle. Des discussions sur la valeur de l’amitié, le sens de la solidarité fraternelle, la recherche du plaisir, l’idéologie communiste viennent interrompre de longs développements sur la beauté des paysages, la topologie d’un hôpital ou le fonctionnement de la marine marchande.

Cette profusion d’informations, assénées au hasard de témoignages divers, comme arrachées sporadiquement à l’oubli, rend plus intense le poids du silence et plus prégnante la perception du manque. Per Petterson écrit en creux, guidé par la seule exigence des mots, parfois trop présents, souvent impuissants à dire le désespoir, le doute, l’absence. Des pages entières de la vie des héros sont soudain abandonnées, leurs motivations ignorées, leur cheminement méconnu, leurs peines gommées. Ils avancent à tâtons dans leur histoire, comme englués dans un puzzle incomplet dont la structure centrale est défaillante, abîmée par une trahison, une disparition, des mensonges ou de la maltraitance. Des actes incompris ou inexpliqués les hantent, rendant illusoire toute tentative pour tromper cette solitude qui les ronge.

Le récit tout entier est habité par cette quête de vérité, ce rêve de réconciliation avec un passé hostile et violent. L’errance s’accompagne d’une impuissance à s’approprier les blessures, à décider pour soi de ce qui fait mal. Une rencontre, réelle ou fictive, due au hasard ou à la nécessité, pourrait-elle y remédier ?

Le titre du livre le laisse espérer.

Sylvie Bressler

Brèves

Wolfgang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014, 400 p., 29 €

Rappelons la remarque de l’économiste André Orléan, selon laquelle il faut inverser la formule que Marx appliquait à Hegel : non pas cesser d’interpréter le monde pour le transformer, mais s’efforcer d’interpréter une dynamique capitaliste qui est un processus globalisé et opaque sur lequel on a l’impression de ne plus avoir prise. Soulignant dans ce livre (reprise des Conférences Adorno de 2012) les trois séquences successives du capitalisme européen en voie de globalisation depuis la guerre, le sociologue Wolfgang Streeck les rapporte à trois stratégies étatiques distinctes : celle de l’État fiscal et redistributeur de l’après-guerre, celle de l’État débiteur (celui qui abuse des emprunts publics et des crédits privés) et celle de l’« État de consolidation » qui fait payer au citoyen la dette afin de reporter les échéances (d’où le titre anglais Buying Time, acheter du temps, mais aussi en gagner). Tel est le substrat d’une analyse historique diachronique qui rejoint d’autres interprétations et met l’accent sur le report perpétuel d’une implosion annoncée. Depuis 2008, on n’a cessé de dire dans ces colonnes, face à l’aveuglement des gouvernements, que la crise est devant nous. Mais faut-il, en s’inscrivant dans le sillage de la pensée révolutionnaire, penser que nous allons vers une implosion ? Si l’auteur montre bien que le capitalisme contemporain n’est en rien un facteur de démocratisation, il ouvre cependant des pistes et réplique à des critiques de Jürgen Habermas, qui n’a pas renoncé pour sa part à valoriser les liens de l’Europe et de la démocratie, en dépit de la globalisation. Comme quoi ce livre a une dimension politique qu’il faut saluer !

O. M.

Pascal Canfin, Imaginons…, Paris, Les Petits Matins, 2014, 235 p., 10 €

Cette série de dialogues (avec une responsable de Pôle emploi, un patron de PME, une infirmière, un responsable associatif…) soumet le responsable politique (ancien ministre du Développement, ancien député au Parlement européen) à un exercice inédit : partir des situations professionnelles de ses interlocuteurs pour mettre à l’épreuve les convictions tirées de son expérience. La transition écologique peut-elle répondre à la crise de l’emploi ? Le contrôle des banques est-il à la hauteur des risques créés par les nouveaux outils financiers ? L’économie verte peut-elle répondre aux attentes des salariés modestes ? Si l’ancien ministre écologiste n’a que peu l’occasion d’évoquer directement son action à l’international, le procédé des entretiens lui permet de faire le lien entre les préoccupations directes de ses interlocuteurs et des propositions politiques sur la qualité du travail (il propose un « contrat d’activité » pour réduire la précarité), la résilience de nos économies au changement climatique ou encore la supervision du secteur financier (Pascal Canfin a aussi lancé l’ONG Finance Watch). Les dialogues sont assez équilibrés pour que le lecteur découvre avec intérêt, à l’occasion de chaque échange, le contexte professionnel et social de chaque interlocuteur, si bien que le livre, au lieu de livrer un plaidoyer politique désincarné, met en relation les questions politiques et les expériences sociales.

M.-O. P.

Élise Marienstras, La Résistance indienne aux États-Unis, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », éd. revue et augmentée, 2014 (1re éd. 1980), 352 p., 8, 40 € / Marie-Hélène Fraïssé, L’Impensable Rencontre. Chronique des « Sauvages » de l’Amérique du Nord (récits des premiers contacts), Paris, Albin Michel, 2014, 368 p., 22, 90 €

Sauvages, Peaux-Rouges, Indiens, Amérindiens, Native Americans ; l’évolution dans la manière dont nous désignons les peuples autochtones de l’Amérique correspond-elle véritablement à une transformation de notre regard ? Ou bien à une forme de culpabilité condescendante : nous voulons bien reconnaître aujourd’hui vos souffrances, car vous ne constituez plus pour nous une menace… Qui regarde qui, et comment ? L’ouvrage pionnier d’Élise Marienstras, aujourd’hui réédité, donne la parole aux Indiens, met en avant la résistance continue d’un peuple qui a « montré la voie aux mouvements de revendication minoritaire parce qu’il n’[a] jamais séparé la lutte pour la survie du combat pour l’identité ». Pareille histoire est difficile à faire, car les communautés de culture orale sont toujours sous-représentées face à la pléthore d’écrits produits par les colons. Mais les sources existent, néanmoins, et ont notamment été exploitées par les tenants de l’ethnohistoire. Une autre approche consiste, comme le fait Marie-Hélène Fraïssé, à prendre dès le départ le point de vue du « regardeur », qu’il soit explorateur, colon, cow-boy… pour étudier le « contact », la manière dont les Indiens sont perçus, mais aussi le silence auquel ils sont condamnés – silence dans lequel ils demeurent, aujourd’hui encore, bien souvent confinés.

A. B.

Laurent Vidal, Ils ont rêvé d’un autre monde. 1841. Cinq cents Français partent pour le Brésil fonder un nouvel Éden. Iront-ils au bout de leur utopie ? Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2014, 400 p., 23 €

Spécialiste de l’histoire du Brésil, auteur de nombreux ouvrages sur les villes françaises du nouveau monde ou sur les voyageurs européens, Laurent Vidal a publié en 2005 Mazagao. La ville qui traversa l’Atlantique du Maroc à l’Amazonie (1769-1783). Son dernier livre est né il y a quelques années de la lecture d’un document d’archives : un Français sollicite (en 1841) pour lui et ses amis – ils viennent de débarquer à Rio de Janeiro – auprès de l’empereur du Brésil Dom Pedro, alors âgé de 15 ans, « une hospitalité généreuse pour des enfants de la vieille Europe avides de paix et de bonheur ». Ces enfants sont des ouvriers représentant une diversité de métiers, ce sont aussi des utopistes inspirés par les théories de Fourier et fatigués des répressions successives, qui ont décidé de quitter la France pour bâtir « ailleurs » une cité idéale et découvrir l’âge d’or. Ce livre reconstruit l’histoire de ce regroupement d’utopistes fouriéristes du XIXe siècle, il narre une traversée de l’Atlantique et la fondation de colonies aujourd’hui disparues, un rêve dont il ne reste que des tombes enfouies sous la végétation. Si Mazagao existe toujours en Amazonie, les utopistes n’ont laissé, eux, que de faibles traces. Voilà donc une histoire retrouvée grâce à cette remarquable enquête transatlantique au long cours dont Laurent Vidal a le secret.

O. M.

Jean Lebrun, Notre Chanel, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2014, 280 p., 20 €

Voilà un livre sur Chanel où l’on ne parle guère de mode, ni de Paris. Nul besoin d’être un aficionado de la couturière ni un spécialiste d’études chaneliennes pour suivre avec plaisir et mélancolie le voyage de Jean Lebrun et de son compagnon Bernard Costa à travers toute la France, dans les diverses propriétés de Chanel, qui font peu à peu émerger son parcours, ses secrets, son entourage. Celui d’une femme qui a réussi, comme l’on dit, dont l’attitude envers ses proches était à la fois généreuse et tyrannique, et qui aimait à entourer sa vie de mensonges, pour la mettre en accord avec l’image qu’elle voulait donner d’elle-même : comme le dit l’un des témoins, « elle reculera à mesure que vous avancerez vers elle. Vous aurez saisi ce qu’elle est quand vous aurez compris qu’elle est insaisissable ». Ce livre, l’auteur le devait à Bernard, « passé de l’autre côté du miroir à l’aube d’un jour gris, le 29 novembre 1990 ». Et c’est au fil des recherches chaneliennes, où l’on rencontre des lieux (Corbère, Le Mesnil-Guillaume, La Pausa), des personnages connus et moins connus (Madame Madoux, Robert Bresson, Étienne Balsan, Boris Kochno, Igor Stravinsky), que se dessine aussi, toujours discrètement, sans pathos, la maladie de Bernard, le sida, qui interrompra l’enquête. « Les morts ne nous recommandent pas d’être éteints ou inactifs, écrit Jean Lebrun, mais de poursuivre. » C’est cette injonction qui nous vaut aujourd’hui ce beau livre, entre pèlerinage et pérégrination, dans lequel, peu à peu, par des chemins de traverse qui évitent le mythe de la rue Cambon, leur Chanel devient la nôtre.

A. B.

Jean-Michel Rey, Histoires d’escrocs. Tome 3. L’Escroquerie de l’homme par l’homme ou The Confidence-Man, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. « Penser/rêver », 2014, 208 p., 16 €

Après la Vengeance par le crédit ou Monte-Cristo et la Banqueroute en famille ou les Buddenbrook, après deux écrivains européens, Jules Verne et Thomas Mann, Jean-Michel Rey poursuit son enquête chez les petits et grands escrocs de la littérature universelle. Mais pour ce troisième et dernier tome, il quitte l’Europe, franchit l’Atlantique et s’installe avec Herman Melville et le voyageur cosmopolite qui déroule l’intrigue de The Confidence-Man : His Masquerade (d’abord traduit par l’écrivain Henri Thomas sous le titre le Grand Escroc, il vient d’être retraduit par Philippe Jaworski sous un titre plus juste l’Escroc à la confiance. Sa mascarade) sur le pont du bateau Fidélité voguant sur un fleuve américain. Mais, à la différence des deux premiers tomes, J.-M. Rey ne s’attache pas dans le troisième, qui clôt le cycle, à suivre les fils d’un récit car celui-ci, comme l’indique le titre, est une « mascarade », une sorte de délire carnavalesque où l’on ne sait jamais qui est qui, qui ment, qui escroque, qui dit la vérité : bref, on ne sait jamais à qui faire confiance et la Bible des puritains n’est même pas une référence puisqu’on peut y lire tout et son contraire sur le crédit et la confiance. Voyant dans le capitalisme américain un accomplissement des passions économiques, J.-M. Rey traverse ce livre de Melville pour mieux mettre en scène et conceptualiser sa réflexion littéraire sur l’escroquerie : celle-ci n’est pas qu’une affaire de manipulation, de théâtralisation, une rhétorique du mensonge, c’est avant tout une manière de se servir des mots et du langage, d’en user et d’en abuser en douce. Quand il n’y a plus de « valeur de la valeur », en économie comme en esthétique, les mots partent et fusent dans tous les sens. On saisit alors que Rey, qui se penche aussi sur le Code pénal (l’article 405 mentionne le « crédit imaginaire » et le « pouvoir imaginaire »), s’inquiète, toute son œuvre va dans ce sens, de ce que l’escroquerie est aussi une affaire de plume. Bartleby n’est pas loin, avec ses hésitations de scribe, mais les escrocs nommément visés sont ici les négationnistes. Comme quoi l’escroquerie ne concerne pas les seuls hommes d’affaires et banquiers mais tous ceux qui démonétisent le langage.

O. M.

Haruki Murakami, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, Traduction Hélène Morita, Paris, Belfond, 2014, 384 p., 23 €

Murakami fait simple, dans son dernier roman, comme s’il avait voulu réduire, concentrer ses obsessions dans une trame narrative limpide, à l’opposé du foisonnement imaginaire de ses précédentes œuvres (1Q84, Kafka sur le rivage…). Tsukuru Tazaki faisait partie au lycée d’un groupe d’amis très soudés (deux garçons, Bleu et Rouge, deux filles, Noire et Blanche), dont il s’est retrouvé brutalement exclu. Seize ans après ce traumatisme, il tente de le comprendre en partant à la recherche de ses anciens camarades. Mais dire cela, c’est dire bien peu. Mieux vaudrait peut-être parler des gares que le protagoniste construit et qu’il admire, de la natation qu’il pratique pour oublier ses souvenirs et mieux sentir son corps, de la musique de Franz Liszt qui rythme le roman, d’un monde parallèle qui se dessine ici tout juste, à peine, dans les interstices de l’écriture. Les personnages de Murakami sont toujours incolores ; et si ce roman était aussi une forme de manifeste pour la neutralité du protagoniste ? Un vide au cœur de l’œuvre qui réfracte les autres en même temps qu’il se remplit de leur lumière et de leurs ombres.

A. B.

David McCullough, Le Voyage à Paris. Les Américains à l’école de la France, 1830-1900, Paris, Vuibert, 2014, 576 p., 24, 50 € / Nancy L. Green, Les Américains de Paris. Hommes d’affaires, comtesses, et jeunes oisifs, Paris, Belin, 2014, 512 p., 23 €

Lorsque l’on parle des Américains à Paris, on pense immanquablement au salon de Gertrude Stein, à Hemingway sirotant son whisky place de la Contrescarpe, à la librairie Shakespeare and Company de Sylvia Beach sur les quais de la Seine. Mais la « génération perdue » ne fut pas la première à s’intéresser à la ville Lumière. Comme le raconte David McCullough, le passage par Paris était presque obligé au début du xixe siècle pour les jeunes hommes et les jeunes femmes de bonne famille qui souhaitaient parfaire leur éducation (notamment en médecine) ou leur culture. Le livre de l’historien américain est une succession d’anecdotes, de parcours, d’Américains comme James Fenimore Cooper, Elizabeth Blackwell ou le peintre John Singer Sargent. Nancy L. Green prend la suite, chronologiquement du moins, du livre de McCullough, et développe une réflexion passionnante sur les Américains à Paris au début du xxe siècle ; s’éloignant de la bohème maintes fois explorée, elle nous parle de ceux qui venaient à Paris pour affaires, pour se créer des relations, pour « vendre » l’Amérique : « Si de nombreux Américains ont fait le voyage en quête de civilisation (européenne), la plupart sont venus promouvoir la leur ». Elle invite ainsi à changer notre regard sur l’immigration américaine du début du siècle, à le déplacer de la rue de Fleurus à la Chamber of Commerce, pour voir comment l’« américanisation » que l’on associe en général à l’après-Seconde Guerre mondiale se dessinait déjà avant la Première dans les réunions de l’American Dental Club of Paris…

A. B.

En écho

EMMANUEL MOUNIER – L’Association des amis d’Emmanuel Mounier a choisi de transformer le bulletin de l’association en une véritable revue, à parution annuelle. Le numéro de 2014 consacre son dossier, sous la responsabilité de Jean-François Petit, aux liens de Mounier avec l’Afrique (textes de Jean-Paul Sagadou, Alfred Ouédraogo, Robert-Gérard Lawson). Nadia Yala Kisukidi propose une lecture de l’influence de Mounier sur Léopold Sédar Senghor. Dans la partie « Documents », Yves Roullière rassemble et présente les textes de Mounier dans Le Voltigeur français, ce supplément à la revue Esprit consacré aux prises de positions politiques de la revue dans une actualité particulièrement dramatique en 1938 et 1939. (Cahiers Mounier, 10 €, Association des amis d’Emmanuel Mounier, 11, rue des Trois-Forget, 29000 Quimper, www.emmanuel-mounier.com).

ROMAN ET POLITIQUE – La revue américaine Dissent consacre son numéro d’automne à la relation entre littérature et politique. Dans son introduction, David Marcus se demande pourquoi le roman américain contemporain a délaissé le terrain politique pour se concentrer sur les questions de société (Jonathan Franzen par exemple) ou l’expérimentation formelle (David Foster Wallace). Comment faire des romans politiques à l’heure du désenchantement, lorsque le possible a cédé la place au faisable ?

LA MÉDITERRANÉE – Fidèle à l’entreprise qu’il conduit à Marseille depuis des années, les rencontres d’Averroès, Thierry Fabre propose un ensemble (Éditions Parenthèses, 2014) intitulé Penser la Méditerranée au xxie siècle. Composé de cinq parties, il permet de lire divers textes sur la violence (Gilbert Achar et Hamit Bozarslan) et de revenir sur l’utopie andalouse qui résume l’esprit des rencontres depuis l’origine. Un texte substantiel d’Alain de Libéra en témoigne avec force : Athènes, Cordoue, Jérusalem. Héritage partagé ou dénié ?

L’EUROPE DE PATOČKA – Portée par un long texte d’ouverture (une traduction inédite du chapitre IV des Essais hérétiques) du « grand » Jan Patočka, le co-auteur de la Charte 77 avec Václav Havel et d’une réflexion sur « l’Europe et les guerres du xxe siècle » souvent commentée dans Esprit, la revue Incidence publie des textes de caractère politique sur l’Europe institutionnelle d’aujourd’hui : sont abordés sans fioritures, ce qui n’est pas si fréquent, la crise de la représentation, l’européocentrisme et le devenir de l’Europe politique. (Incidence, philosophie, littérature, sciences humaines et sociales, no 10, Paris, Le Félin, automne 2014.)

AMÉRIQUE – Des surfeurs à la tête d’un réseau de narcotrafic, des rescapés de la seconde guerre des Boers qui veulent faire manger de l’hippopotame aux Américains, des gourous qui embrigadent des milliers de personnes dans leurs sectes… C’est une Amérique délirante et inquiétante dont fait le portrait la dernière livraison de la revue Feuilleton (automne 2014, no 11, « Une autre Amérique », www.revuefeuilleton.com). Entre fiction et reportage, Grande dépression (reproductions de photographies de la Farm Security Administration) et génération Beat (une nouvelle sur la mort de Neal Cassady), un parcours jamais droit dont les méandres séduisent.

ACTUALITÉ DES REVUES – La Revue des revues propose dans sa livraison d’automne (no 52) un article sur l’amour des revues dans les romans de Roberto Bolaôo, en particulier son grand roman les Détectives sauvages. André Chabin, l’animateur de la revue, a pour sa part mené une enquête (« Une promenade mélancolique ») sur la présence des revues littéraires dans les bibliothèques parisiennes. Sa récolte est assez maigre, sans commune mesure avec la créativité des revues, surtout au regard de l’abondance des abonnements souscrits à des magazines de loisirs, de gastronomie ou de décoration. Moins mélancolique, la rubrique consacrée aux nouvelles revues fait encore et toujours découvrir de nouveaux projets et la vitalité de la forme revue.

ÉCRITURE DE L’INTIME – Les Moments littéraires est une revue consacrée aux auteurs qui savent qu’ils balisent leur époque en parlant d’eux-mêmes, en faisant fi de leur pudeur. Ces écrivains, ce sont aussi bien Annie Ernaux, Serge Doubrovsky, Philippe Forest, Georges-Arthur Goldschmidt, Denis Grozdanovitch, Pierre Pachet, Charles Juliet que, naguère, si différent, Marcel Jouhandeau. L’éditeur, directeur de la revue, Gilbert Moreau, interroge les auteurs de façon pertinente ou bien publie des inédits relevant de l’intime, comme une correspondance de jeunesse de Simone de Beauvoir. Dans le récent no 32, Cécile Reims est à l’honneur. Cette femme, connue comme la compagne de Fred Deux et la buriniste de Bellmer, est aussi une artiste et une écrivaine. Dans chaque numéro (deux par an), Anne Coudreuse complète le dossier en présentant un livre, récemment les Pays, de Marie-Hélène Lafon, un récit d’une étudiante venue du Cantal étudier le latin et le grec à la Sorbonne, une confrontation entre deux univers, celui des parents et celui d’une vie d’enseignante parisienne. (Les Moments littéraires, BP 30175, 92186 Antony, abonnement : 22 €. Le numéro : 12 €.)

ÉTUDES ET PROJET – Comme Simone Weil est un auteur de plus en plus présent sur le devant de la scène (voir le dernier numéro de Philosophie magazine), on lira avec intérêt dans Études (octobre 2014) l’article de Paul Valadier, « Hannah Arendt et Simone Weil : deux pensées du social », l’article de Gilles Paris (du Monde), « Les rendez-vous manqués de la démocratie au Proche-Orient » et l’article de Laurent Lemoine, « Homosexualité et morale chrétienne aujourd’hui », qui n’est pas sans faire écho aux récentes et discrètes ouvertures du pape. Quant à la revue Projet (no 342, octobre 2014), elle propose un ensemble fort intéressant intitulé « Religions : une affaire publique ». Dans la partie lecture de la revue, Vianney Schlegel rend hommage au sociologue Alain Desrosières, récemment disparu, à qui l’on doit des réflexions anticipatrices et novatrices sur la comptabilité publique.

Avis

À l’occasion de la publication du livre de Michaël Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, les Éditions du Seuil et le collège des Bernardins organisent un échange entre l’auteur, Michaël Sandel, Jean-Pierre Dupuy, professeur à l’université de Stanford, et Jean-Baptiste de Foucauld, président de l’association Démocratie & Spiritualité. La rencontre aura lieu le samedi 22 novembre 2014 à 17 heures au collège des Bernardins, 20, rue de Poissy, 75005 Paris. Inscriptions sur le site www.collegedesbernardins.fr

Du 26 au 28 novembre 2014 aura lieu un colloque sur « Jean Baudrillard. L’expérience de la singularité », organisé par Nicolas Poirier dans le cadre du centre de recherches Sophiapol dirigé par Stéphane Haber et Stéphane Dufoix, à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Parmi les intervenants, Bruce Bégout, Françoise Gaillard, Henri-Pierre Jeudy, Aurélie Ledoux, Anne de Rugy. Programme complet : http://www.entropia-la-revue.org/spip.php?breve147

Dans les mois à venir, nous aborderons la question des rythmes de vie : école, travail, comment mieux adapter les rythmes à une époque qui semble vouloir aller toujours plus vite ? À cette occasion, nous organisons un débat public à la Gaîté lyrique le jeudi 11 décembre 2014 à 19 h 19, avec Luc Gwiazdzinski et Michel Lussault. Nous analyserons ensuite les relations entre nature et culture : comment sortir de l’opposition, des divisions disciplinaires entre sciences du vivant et philosophie, pour penser un nouveau naturalisme, qui ne soit pas déterministe ?

  • 1.

    Nous avons présenté cet exposé intitulé : « La tradition inattendue. Bergson, Jankélévitch, Levinas » dans un colloque organisé à Toulouse en juillet 2012, consultable en ligne (https://www.youtube.com/watch?v=0aVtIZWBm9s&index=10&list=PL4D2B91E9199E020E). Sophie Nordmann en a fait le thème d’un livre encore inédit sur la « philosophie juive » (Traditions inattendues, la référence au judaïsme dans la philosophie au xxe siècle, à paraître).

  • 2.

    J. Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.

  • 3.

    Voir son livre traduit sous le titre la Critique sociale au xxe siècle. Solitude et solidarité, Paris, Métailié, 1996.

  • 4.

    Voir, par exemple, Sarah Bakewell, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses, Paris, Albin Michel, 2013 et Saul Frampton, When I Play with My Cat, How Do I Know That She Is Not Playing with Me ? Montaigne and Being in Touch with Life, New York, Vintage, 2012. Voir aussi Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Paris, Éditions des Équateurs, 2013.

  • 5.

    L’ouvrage de Manent se termine en fait par une analyse de l’Apologie, qui intervient dans le livre II et appartient à une phase intermédiaire d’élaboration du texte, qui sera dépassé par l’essai sur l’expérience à la fin du livre III.

  • 6.

    Alain Desrosières, la Politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993, rééd. 2000.

  • 7.

    Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.

  • 8.

    Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, Le Seuil, 2012.

  • 9.

    On retrouvera un ensemble de questionnements critiques similaires, sur le statut de l’engagement et de la sacralisation du grand homme, dans l’ouvrage de Miguel Benassayag et Angélique Del Rey, De l’engagement dans une époque obscure, Paris, Le Passager clandestin, 2011.

  • 10.

    Per Petterson, Ashes in My Mouth, Sand in My Shoes, paru en 1987, trad. en anglais en 2013.

  • 11.

    Id., Maudit soit le fleuve du temps, Paris, Gallimard, 2010.

  • 12.

    Id., Pas facile de voler des chevaux, Paris, Gallimard, 2008.

  • 13.

    Id., Dans le sillage, Belval, Circé, 2005.

Frédéric Worms

Philosophe, spécialiste de l’œuvre de Bergson (Bergson ou Les deux sens de la vie, 2004), il a aussi développé une hypothèse générale d'histoire de la philosophie (la notion de « moment ») appliquée notamment à la philosophie française du XX° siècle (La philosophie en France au XXe siècle – Moments, 2009). Il étudie également les relations vitales et morales entre les hommes, de la métaphysique à…

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