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Liberté et sauvagerie. À quoi tenons-nous ? XVIII

janvier 2008

#Divers

À quoi tenons-nous ? (XVIII)

Il faut prendre au sérieux aujourd’hui la question de la sauvagerie et même, plus précisément, celle du libéralisme « sauvage », en tant qu’elle nous reconduit deux fois au cœur du politique. Une première fois, de toute évidence, comme c’est toujours le cas avec ce qui est prétendu « sauvage », en ce qu’elle nous met face à quelque chose qui serait primitif, sans règles, non seulement « naturel » donc mais rétif ou rebelle à la culture et à la loi : en l’occurrence, aujourd’hui, quelque chose comme une violence dont on constaterait en quelque sorte le « retour ». Mais une seconde fois aussi en ce que cette « sauvagerie » serait non seulement compatible avec nos règles politiques principales, celles du libéralisme, non seulement incapable d’être empêchée par ces règles, mais peut-être liée à elles sinon engendrée par elles. Ce n’est pas seulement un sentiment de « régression » que cette violence susciterait, mais une contradiction et une accusation, au cœur de principes dont on mesure du même coup la fragilité mais aussi, justement, l’importance.

Mais prendre au sérieux cette question, c’est en entendre les deux termes et n’en sacrifier aucun. Ce n’est pas se contenter des réponses faciles qui consistent à abandonner l’un des deux termes, sacrifier la liberté ou ignorer la violence, réponses qui non seulement manquent la question mais l’aggravent et participent des dangers du présent.

Prendre au sérieux la question, ce sera donc plutôt comprendre qu’elle appelle des réponses internes et tendues, qui puissent aussi redonner deux fois un sens au politique. C’est prendre les termes d’un débat qui peut paraître anecdotique ou préconstruit, celui de « l’anti » et de « l’ultra »-libéralisme en France, pour montrer qu’il permet au moins de reposer la question du politique, mais de l’intérieur peut-être d’un libéralisme qui ne se réduit pas à des règles formelles. Cela ne sera pas céder en « radicalité », mais bien la déplacer, de l’extérieur à l’intérieur de la question libérale, dans la tension même de ce qui, dans le libéralisme, peut s’opposer en effet à la « sauvagerie ».

Tel est en tout cas à nos yeux le geste opéré par Pierre Zaoui dans son livre récent : Le libéralisme est-il une sauvagerie ?1 On voudrait donc montrer ici en quoi Pierre Zaoui dépasse avec cette question un débat extérieur au libéralisme, pour y voir un déchirement réel ; quelle est la solution double qu’il propose, avec des pratiques « locales » de la liberté, et des attachements ou des « appartenances » qui la complètent ; suggérer enfin qu’on peut et qu’il faut peut-être aller plus loin encore, dans la tension même qui est ainsi dessinée, pour relever le défi qui nous est en effet proposé.

Un déchirement réel

Il faut donc avoir le courage, tout à la fois de comprendre d’où vient le débat actuel sur le « libéralisme », et d’en dépasser les formulations faciles et même dangereuses.

Comment ne pas voir en effet que certaines des violences extrêmes du moment ne sont pas extérieures au « libéralisme », mais renvoient à des antinomies internes. Ce sont celles que, en tant que système économique, il semble engendrer notamment dans le contexte d’une « mondialisation » dont l’absence partielle de règles produit des effets directs, des souffrances, sur des populations entières. Si l’on accepte donc les deux critères que donne Pierre Zaoui dans sa définition de la « sauvagerie » (l’absence de règles et la violence), l’application de cette notion est bien pertinente ici. Mais ce sont aussi celles auxquelles, en tant que système politique, il est confronté (de l’intérieur ou de l’extérieur) et dont la description trop facile, mais néanmoins fréquente (jusque pour les « sauvageons ») en termes de sauvagerie semble amener le libéralisme à se contredire au nom de la sécurité. Comme il est montré notamment dans le premier chapitre de ce livre, mais l’inquiétude y est récurrente, le libéralisme, à supposer qu’il ne soit pas responsable de ces violences, n’aura pas su les empêcher. Au-delà de la rhétorique de la sauvagerie, il y a donc bien un double risque ou un doublé défi du libéralisme « sauvage ».

Mais il serait trop facile, si on s’en tenait là, de renoncer purement et simplement, en paroles du moins, au libéralisme. Toute la difficulté vient au contraire de ce qu’il n’est aussi qu’un autre nom d’une démocratie, qui est bien loin d’être simplement formelle. Comme le dit P. Zaoui vers la fin de l’ouvrage, répondant donc nettement à la question qui lui donne son titre :

Non, le libéralisme n’est pas une sauvagerie, tant l’État de droit, la représentation démocratique et la libre initiative individuelle sont les formes les plus humaines que l’on connaisse pour gouverner nos sociétés d’aujourd’hui.

(p. 195)

Autrement dit (le terme « humain » le montre bien), ces institutions ne sont pas justifiées ici comme des principes abstraits que la deuxième partie du livre aura traversés dans une étude exhaustive qui montre que, comme tels, ils ne sauraient jamais suffire. Les institutions libérales sont justifiées, aussi, en tant que réponses, partielles au moins, au problème anthropologique de la violence et de la règle, de la sauvagerie et de l’humanisation. La force du déchirement est bien éthique ; on ne la résoudra pas sur un plan purement économique ou politique ; aucun aménagement du « libéralisme » institutionnel ne répondra à lui seul à une « sauvagerie » qui est en effet violence, économique et politique. Mais une réponse à cette sauvagerie qui abandonnerait, détruirait, les institutions humanisantes qui permettent à la fois la liberté, le débat et la citoyenneté, ne ferait que redoubler la sauvagerie qu’elle prétendrait combattre.

Bien loin donc qu’on doive s’enfermer dans une alternative sommaire (même si elle a le mérite de réveiller le débat) entre un anti et un ultra-libéralisme qui en ferait le problème ou la solution à lui seul, on doit considérer, selon Pierre Zaoui, que c’est cette polarisation même qui est « sauvage » (voir surtout p. 69). La sauvagerie consiste à faire du libéralisme ou bien un mal ou bien une fin en soi. Car dans les deux cas cela consiste en une préemption de la liberté : c’est à la liberté que l’on donne en fait le sens d’une concurrence ou d’une violence dans laquelle on voit un mal ou un bien, comme si elle était humanisante en elle-même, alors qu’elle ne l’est que dans le système de règles qui définit précisément le libéralisme politique et qui doit aller au-delà de lui. La fine crête sur laquelle il faut cheminer depuis toujours, au moins depuis la liberté des « modernes », c’est cette ligne qui sépare et relie liberté et violence. Ce débat n’est certes pas définitivement réglé ; il se pose même avec une acuité particulière, dans la mesure où l’on ne peut nier ni les institutions de la liberté, ni une sauvagerie qui consiste à nous réduire à un usage prédéterminé, et lui-même sauvage, de notre liberté.

C’est donc bien de l’intérieur du libéralisme, et sur la question des usages ou des pratiques de la liberté, ainsi que des compléments à la liberté, qu’il faudrait chercher une première réponse.

Pratiques locales et appartenances

C’est ici qu’il faut entrer dans les deux pistes positives qui, outre l’intense débat critique sur le libéralisme qui fait le principal du livre, nous semblent suggérées par Pierre Zaoui.

Au-delà en effet des règles de l’État de droit, ce sont deux directions qui sont principalement envisagées pour dépasser la sauvagerie.

Il s’agit d’abord, telles qu’elles sont présentées au terme de la première partie, des « pratiques » de la démocratie, de ce que Matthieu Potte-Bonneville, cité par l’auteur, appelle le « bricolage local et non le fondement local » ou encore « “la” politique en son nom et non au nom du peuple » (p. 64). Il s’agit donc d’user du libéralisme pour montrer que « ce n’est le meilleur des systèmes que dans la mesure où il ne parvient à se soutenir lui-même qu’en intégrant, au moins minimalement, les revendications des oppositions qu’il engendre en son sein » (p. 67), et cela de manière politique, c’est-à-dire non pas comme une synthèse « gouvernementale », mais comme un discours et une pratique collective ayant un sens pour tous et multipliant la représentativité au lieu de l’abolir. Les pages consacrées à cette multiplication des usages de la liberté mériteraient une discussion attentive, notamment sur l’articulation de ces représentations et de la représentation politique comme telle, mais elles dessinent un autre problème du libéralisme et permettent surtout de dépasser sa « préemption » sociale et morale au profit d’un modèle unique qui voudrait en monopoliser le cadre et l’usage.

Les risques de la deuxième perspective, ouverte cette fois dans la troisième et dernière partie du livre sont, eux, explicitement soulignés.

Il s’agit cette fois de partir du diagnostic suivant :

La sauvagerie n’est pas le propre du libéralisme, seulement de ceux qui ne savent plus se définir que par lui (ou contre lui). Alors, ces derniers ouvrent effectivement la voie à des sociétés inhumaines et sauvages, c’est-à-dire sans transmission, sans appartenance, et sans affectivité complexe.

(p. 167, souligné dans le texte)

Ainsi, c’est dans la préservation, à côté du libéralisme politique comme tel, ou même en lui, de ces transmissions et appartenances qu’il faut chercher une humanisation complète. Les analyses, là encore, sont suggestives et profondes. Surtout, elles soulignent le risque qui peut se produire, et ainsi aggraver encore la sauvagerie que l’on cherche à dépasser. C’est que ces appartenances, qui manquent en effet au libéralisme strict, prennent pour le compléter la forme d’identités violentes et closes, nationales, religieuses ou autres, qui ne font que compenser ce manque par un trop-plein et en redoublent la violence, comme en un sens on ne le constate que trop aujourd’hui. Le risque est même étendu, rétrospectivement en quelque sorte, à une rigidification du local lui-même (p. 174), alors que la solution semble être dans une articulation souple de ces divers niveaux.

Mais justement, on peut être surpris par exemple que « l’ouverture » (comme nous dirions de notre côté) de ces appartenances ou de ces attachements aille jusqu’à être perçue ici comme un danger imputable au « libéralisme » (voir p. 170). Il nous semble au contraire qu’on doit aller non seulement dans le sens de ces pratiques locales et de ces appartenances, mais aussi dans une autre direction, elle-même double, que l’on ne fera qu’évoquer pour conclure.

Justice globale et relations morales

Ce qui nous frappe en effet, c’est la nécessité de répondre clairement au double défi d’une « sauvagerie » qui prend la forme d’un libéralisme affranchi, au niveau mondial, des règles qu’il a lui-même contribué (avec les revendications qu’il admet en lui) à sécréter localement, et d’un repli moral, qui conduit à une violence sans attachement – à moins qu’elle ne soit la dernière forme d’un attachement.

Pour y répondre, c’est bien d’abord l’institution d’une justice globale qu’il s’agit de penser. En étendant des exigences apparemment minimales à tous, la justice les rendrait véritablement maximales. Elle seule d’ailleurs peut se situer au niveau qui est celui de la « libéralisation » actuelle du monde, et en relever le défi. Elle seule enfin affronte la perspective des catastrophes (que nous dirions vitales) qui concernent toute l’humanité, et risquent bien, elles aussi, d’aggraver le risque de sauvagerie que la violence, reproduite ou répétée par les institutions mêmes qui sont chargées de l’empêcher, peut déclencher. Sur ce plan, on généralisera donc les enjeux.

Mais il s’agit aussi de penser les appartenances comme des attachements et comme des relations ouvertes, qui permettent non seulement de se relier, mais de se créer comme individu, et qui ainsi ne complètent pas seulement la liberté politique par des relations collectives, mais encore par d’autres facettes de l’individualité et de la liberté elle-même. C’est d’ailleurs du cœur de ces relations que surgit l’exigence même de la liberté, individuelle aussi bien que politique.

Tel est en effet le dernier point que nous soulignerions pour finir. C’est que les deux directions dans lesquelles il faut compléter le système des règles de liberté et de justice – qu’il s’agisse du local et de l’appartenance comme le propose Pierre Zaoui, ou aussi du global et des relations comme nous l’avançons – ne doivent pas empêcher de revenir sur la genèse et le fondement de ces règles elles-mêmes. Ce qui fait que la liberté ne peut se confondre avec la violence sauvage, et doit continuer à être l’une des armes avec laquelle on s’y oppose, c’est bien qu’elle surgit elle-même de l’expérience de cette violence et comme son envers : la liberté n’est-elle pas justement, ce que la violence violente, en nous et entre nous, cette opposition même nous donnant une orientation, qui a quelque chose d’irrécusable ?

  • 1.

    Pierre Zaoui, Le libéralisme est-il une sauvagerie ?, Paris, Bayard, coll. « Le temps d’une question », 2007.

Frédéric Worms

Philosophe, spécialiste de l’œuvre de Bergson (Bergson ou Les deux sens de la vie, 2004), il a aussi développé une hypothèse générale d'histoire de la philosophie (la notion de « moment ») appliquée notamment à la philosophie française du XX° siècle (La philosophie en France au XXe siècle – Moments, 2009). Il étudie également les relations vitales et morales entre les hommes, de la métaphysique à…

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