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À Podgorica, avec des intellectuels des Balkans

janvier 2006

#Divers

Le thème choisi par le « Groupe 99 » pour sa réunion, fin novembre 2005, à Podgorica, est révélateur d’une vision plutôt pessimiste de l’avenir des Balkans et de l’impuissance de la société civile devant les événements : « Encore combien de crises dans les Balkans ? Responsabilité des écrivains1 ? »

Étaient naturellement visés : la Bosnie, 10 ans après Dayton ; la Serbie, 5 années après la chute de Slobodan Milosevic ; le Monténégro et le prochain référendum de sécession ; et le Kosovo dont le statut sera discuté en 2006.

Étaient aussi en cause le « désenchantement » éprouvé en Slovénie, seul pays des Balkans occidentaux membre de l’Union européenne (hausse des prix, pauvreté cachée, remise en cause des protections sociales et dérive droitière du Premier ministre Janez Jansha) ainsi que l’« eurodéception » des pays candidats qui se perçoivent comme des « hôtes indésirés » d’une Europe qui se méfie d’eux et qui multipliera les obstacles pour retarder leur entrée : « Pourtant, constate l’un des participants, nos petits pays ne pourront préserver leur indépendance et leur souveraineté qu’au sein de l’Europe. »

« Milosevic est bien à La Haye, mais ses hommes sont toujours à Belgrade »

Pour beaucoup, la cause principale de cette inquiétude est la forte fixation nationaliste de la Serbie d’après Milosevic. Dans son pays, Milosevic est encore « un héros qui a défendu les intérêts des Serbes ». Majoritairement nationaliste, la classe politique refuse de reconnaître ouvertement les responsabilités serbes dans les guerres (le président Tadic à Bratunac n’a pas demandé pardon, lors du 10e anniversaire de Srebrenica, ni le Premier ministre, Vojislav Kostunica, en visite officielle à Zagreb2). Bien que se disant européennes et atlantiques, les autorités serbes ne font rien pour clarifier les choses : elles protègent mollement, contre menaces et attaques physiques, ceux qui demandent une nette rupture avec la politique antérieure ainsi qu’une révision critique des années de guerre. L’action des Ong spécialisées dans les droits de l’homme est entravée. À cela s’ajoutent des poussées d’antisémitisme et une constante critique des valeurs recherchées par l’Occident.

Cette inquiétude est aggravée par l’attitude déconcertante de l’Europe. Elle ne semble pas s’alarmer outre mesure du nationalisme politico-religieux des leaders politiques serbes ni de leur populisme. Pour le Groupe 99, l’Union européenne donne l’impression de vouloir ménager la Serbie parce qu’elle doit faire de grands efforts pour se transformer (« Pas de stabilité dans les Balkans sans une Serbie stabilisée3 »). Cette prudence serait une erreur car elle retarderait la transition en Serbie même et surtout entretiendrait l’incertitude et l’instabilité, dans une région qui a besoin de repères visibles et suivis de tous. On pense que l’obstination avec laquelle Javier Solana, responsable de la politique de l’Union européenne dans les Balkans, cherche à maintenir la très fragile union Serbie-Monténégro, serait, en fait, une manœuvre psycho-politique pour atténuer le traumatisme que provoqueraient dans la population serbe la perte du Kosovo et la banalisation de la Republika Srpska dans une Bosnie centralisée4.

Pourtant, si la Serbie était la grande nation qu’elle croit être et que certaines capitales occidentales jugent qu’elle est encore, elle rebondirait, ferait face et se déchargerait des fardeaux – Monténégro, Kosovo et Republika Srpska – qui pèsent sur son avenir et l’épuisent financièrement. Pour dissiper les illusions de la génération actuelle et surtout pour donner espoir aux jeunes qui veulent partir, la Serbie devrait s’ouvrir largement sur le monde occidental5. Ainsi, elle étendrait à la sphère politique ce qu’elle commence à réaliser dans certains secteurs économiques6.

Les intellectuels se sentent impuissants devant le cours des événements. Les précédents n’incitent guère à l’engagement. Ceux d’entre eux qui avaient lancé des cris d’alarme au début de la décennie de guerres, n’ont pas été écoutés. Depuis, on a oublié leur courage et leur lucidité. Pire, en Serbie les opposants-phares, Latinka Pérovic, Natasa Kandic et Flora Brovina sont qualifiées de « traîtres ». Les conditions de vie difficiles enferment les créateurs sur eux-mêmes ou les vouent à des tâches alimentaires. Les nouvelles frontières politiques et plus encore les frontières psychologiques tracées par les guerres ne facilitent pas les échanges entre les multiples cercles de pensées.

De plus, le passé récent est lourd à porter. Un écrivain expliquait que l’évocation de Srebrenica avait sur lui un effet inhibant. La monstruosité de ce drame et la passivité de la communauté internationale déclenchaient en lui des réactions d’indignation et des désirs de revanche si violents « qu’il se sentait en état de guerre ». Mieux valait, pour lui, se taire.

Pour d’autres, « notre lectorat et notre public sont trop réduits pour que nous acquérions, dans nos pays, une autorité morale susceptible de peser sur les décideurs locaux ». Toutefois, pour que l’autorité des intellectuels s’affermisse, il faudrait qu’ils soient reconnus à l’étranger ; reconnaissance qui se heurte aux obstacles de la distance et de la langue.

La récente décision de l’Union européenne d’ouvrir des négociations avec la Bosnie-Herzégovine et la Serbie-Monténégro, en vue d’« accords de stabilité et d’association » – préalable incontournable du processus d’adhésion – a été accueillie avec une certaine indifférence. Ces négociations sont lointaines et complexes, lentes et aléatoires. La coopération régionale, qui est exigée par Bruxelles, fait peur. On craint un retricotage de la Fédération yougoslave. Ces préventions se dissipent dès lors qu’on explique que la coopération recherchée est « apolitique, fonctionnelle et technique », qu’il s’agit de mettre en commun des ressources nationales et des crédits européens pour financer des projets (énergie, santé, éducation, infrastructures, etc.) d’une indispensable modernisation qu’aucun pays ne pourrait conduire seul.

Vers l’indépendance du Monténégro ?

C’est le pilotage de cette coopération par la Commission qui rassure. Les intellectuels souhaitent que la coopération régionale porte aussi sur la culture et qu’elle contribue à la diffusion (traductions et rencontres) à l’Ouest de leurs réalisations littéraires et artistiques. La question qui préoccupe les Monténégrins est celle du référendum sur l’avenir de la « Charte constitutionnelle étatique de Serbie-Monténégro », structure commune qui a été imposée en mars 2002 par l’Union européenne pour arrêter la dislocation de la Fédération. La Charte prévoit la possibilité d’y mettre fin par référendum au bout de trois années. C’est ce que demandent Milo Djukanovic, trois partis monténégrins et la plupart des groupes minoritaires7. La coalition majoritaire demande aussi que la consultation se déroule en avril 2006, mais redoute que l’Union ne multiplie les exigences pour que l’éventuel divorce n’ait pas lieu en 2006 à cause du Kosovo. Javier Solana demande aussi que les résultats soient convaincants et que les adversaires fixent en commun les règles du référendum. Les partisans du statu quo, qui connaissent les réticences de l’Union européenne, se mettent déjà en posture de contester les résultats de la consultation – les sondages donneraient une courte majorité aux indépendantistes ; ils refusent une organisation bipartisane du référendum et prônent déjà l’abstention.

Pour ceux qui veulent la sécession, le référendum est un engagement international solennel et ses règles de validité ne doivent pas être plus rigoureuses que dans les pays européens qui y ont recours8. La sécession n’est pas une démarche antiserbe, mais une solution de bon sens pour faire vivre côte à côte deux communautés aussi disproportionnées par le nombre : 670 000 Monténégrins (13 800 km2) et 7 millions de Serbes (56 000 km2). Pas de rupture totale non plus ! En février 2005, Podgorica a soumis à Belgrade un schéma d’union d’États. Et, pour sa part, Djukanovic multiplie les actes de bonne volonté pour dédramatiser la séparation. Les intellectuels relèvent que la sécession est soutenue par les personnalités monténégrines qui étaient opposées à la guerre ainsi que par les minorités et, qu’en revanche, dans l’autre camp se trouvent l’extrême droite, les adeptes de la Grande Serbie, l’Église orthodoxe, les adversaires de l’Occident, de l’Europe, du libéralisme.

C’est avec une grande satisfaction et aussi de l’étonnement, car les Français sont réputés proserbes, que le Groupe 99 a appris que des parlementaires français, de retour d’une récente mission en Serbie-Monténégro, avaient pris quelque distance avec les positions de Javier Solana. En effet, dans leur compte rendu, ceux-ci considèrent que « le référendum d’autodétermination est, de fait, presque nécessaire pour clarifier la situation… » et que s’il devait aboutir à une scission9, celle-ci devrait être analysée comme « une application du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes10 ».

Une question n’a pas été vraiment débattue, par les personnes présentes, bien qu’elle ait été soulevée. Quel sens donner à la probable indépendance du Monténégro ? Sera-t-elle acquise pour un homme, Milo Djukanovic, ou pour tous les citoyens de l’État ressuscité ?

  • 1.

    Groupe informel et apolitique constitué d’intellectuels (écrivains, artistes, universitaires etc.) originaires de toutes les Républiques de l’ex-Yougoslavie, désireux de dialoguer librement en dépit des traumatismes de la guerre. Sont invités à ces rencontres des auteurs et des observateurs provenant de l’Europe de l’Ouest ; cette année : Irlande, Suède et France. Au total, plus de 20 participants.

  • 2.

    L’actuel Premier ministre, Milo Djukanovic, a reconnu les erreurs du Monténégro et présenté des excuses aux Croates pour les attaques sur Mostar et surtout Dubrovnik. Il a rompu avec Milosevic en 1997, autant par ambition personnelle que pour protester contre son arbitraire et sa politique « tout répression » au Kosovo.

  • 3.

    Et d’éviter aussi la surenchère nationaliste entre les hommes politiques serbes.

  • 4.

    Selon la doxa officielle française, « La Serbie est le pays pivot des Balkans ; un pays ami de la France et un pays qu’il ne faut pas humilier ».

  • 5.

    L’exemple de l’Allemagne après 1945 a souvent été évoqué. « Mais à quelle Allemagne faut-il faire référence ? À celle de 1919 ou à celle de 1945 ? » s’est interrogé un des participants.

  • 6.

    Pour encourager ces initiatives, la Banque mondiale vient d’accorder un premier crédit de 55 millions de dollars au secteur privé.

  • 7.

    La multiethnicité du Monténégro est importante : 40 % de Monténégrins, 30 % de Serbes, 15 % de Bosniaques, 7 % d’Albanais, 5 % de Roms et 1 % de Croates. Ces minoritaires sont des citoyens à part entière.

  • 8.

    Pour les experts de la Commission de Venise, consultés par le Conseil de l’Europe, il faut prendre en compte le nombre des électeurs inscrits pour établir la majorité. Ce qui est une norme exigeante !

  • 9.

    Une fracture apparaît déjà dans deux domaines internationaux importants : la Serbie et le Monténégro ont chacun une délégation séparée à l’Omc et à Bruxelles pour les négociations des Asa.

  • 10.

    Compte rendu du groupe interparlementaire France/Serbie et Monténégro au Kosovo, en Serbie et au Monténégro (page 21) : www.senat.fr/ga/ga61/ga61