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Faut-il avoir peur du Monténégro ?

En dépit des obstacles élevés par l’Union européenne, le Monténégro – le plus petit État des Balkans occidentaux – est redevenu, par référendum, un État souverain1. Des élections législatives et municipales viennent de confirmer largement ceux qui avaient promu cette indépendance. Néanmoins, ce nouveau micro-État inquiète la plupart des capitales occidentales.

Il avait été convenu qu’après trois années de vie commune au sein de la Communauté des États de Serbie et du Monténégro – institution imposée en 2002 par l’Union européenne pour contenir les indépendantistes monténégrins conduits par Milo Djukanovic2 – chacun des États pourrait reprendre sa liberté après consultation de sa population par référendum. Cette consultation a eu lieu le 21 mai dernier au Monténégro. Les votes en faveur de l’indépendance – 55, 5 % – ont dépassé la barre fatidique des 55 % imposée par l’Union européenne avec l’assentiment du Conseil de l’Europe pour que les « oui » soient pris en compte. Résultats incontestables : participation de 86, 5 %, écart de 42 082 bulletins en faveur des « oui », soit 10 % de votes, scrutin contrôlé par l’Osce, absence d’incidents majeurs et de fraudes de nature à mettre en doute les résultats.

Les responsables de la Serbie et singulièrement le Premier ministre Vojislav Kostunica, qui tablaient sur une courte victoire des « non », furent stupéfaits. Il est vrai que les « unionistes » avaient mené une campagne sans éclat, se bornant à reprendre les arguments historiques et religieux du nationalisme serbe et à vilipender les « séparatistes ». Ceux-ci, au contraire, ouvrirent des perspectives en plaidant l’avenir et le changement ; ils soutinrent qu’un Monténégro débarrassé du lest de la Serbie entrerait plus aisément et plus vite dans l’Union européenne et dans la vie moderne. Alors que les pays voisins, Slovénie, Croatie, Bosnie, Macédoine, Hongrie, Autriche, félicitèrent aussitôt le nouvel État, la Serbie resta silencieuse. Elle se borna à indiquer, dans un banal communiqué, qu’elle se conformerait aux résultats de la Commission électorale. Il fallut attendre le 15 juin pour que Belgrade, surmontant sa déception, reconnaisse la souveraineté du Monténégro3. Le 26 juin, le président de Serbie, Boris Tadic, qui avait souhaité une reconnaissance rapide et amicale, se rendit en visite officielle à Podgorica pour renouer les liens. À la différence de la Russie, qui reconnut rapidement le nouveau Monténégro, les capitales de l’Union européenne ainsi que Washington mirent aussi un certain temps à le faire. C’est chose faite à présent. Depuis le 26 juin, le Monténégro est le 192e membre des Nations unies. Il est membre aussi des grandes institutions internationales : Banque mondiale, Fmi, Conseil de l’Europe, Osce…

Une indépendance viable

Pourquoi cette appréhension de l’Europe occidentale en phase, sur ce point, avec les États-Unis ? Avec 650 000 habitants4 et 13 800 km2, des ressources limitées, un passé compliqué, la proximité d’une Serbie 17 fois plus grande, le Monténégro indépendant ne pouvait être, aux yeux occidentaux, qu’un État peu viable, fragile, nécessitant aides et protections. En bref, une cause supplémentaire d’instabilité sur le continent européen.

Cette prévision désenchantée néglige les faits et le passé. Le référendum du 21 mai ne visait pas à créer un nouvel État mais à rétablir une souveraineté qui avait été supprimée en 19185. Ce micro-État possède en outre une certaine expérience étatique ; il a une histoire propre, dispose de frontières reconnues, d’institutions complètes (un exécutif, un parlement, une justice, des municipalités, des douanes, une fiscalité et des forces de sécurité dont une armée). Les Monténégrins étaient bien représentés dans la diplomatie et l’armée de la Yougoslavie de Tito.

L’avance des « oui » sur les « non » est réduite mais la volonté d’indépendance repose sur des bases solides : rompre avec une politique de violences qui a conduit le Monténégro à agresser la Croatie en 1991 et à expulser de ses « musulmans » ; prendre des distances avec une Serbie toujours animée par un nationalisme sommaire, lequel n’a guère changé depuis la chute de Milosevic et n’est toujours pas « euro-compatible » ; choisir résolument l’intégration européenne pour développer et moderniser le pays. Cette dynamique devrait écarter un retour en arrière.

Sans être richement doté, le Monténégro possède des ressources naturelles, des espaces de culture et d’élevage, des mines (charbon, bauxite, fer), des capacités hydrologiques, une façade maritime méditerranéenne, des régions sauvages d’une magnifique beauté (canyon de la Tara). Ses performances économiques sont plutôt encourageantes : croissance soutenue (4, 1 % en 2005), faible inflation (1, 8 %), chômage en baisse de 23 % à 18 % en 3 ans et accroissement rapide des investissements étrangers (en 2004-2005 : 85 € par habitant et 618 € en 2005-2006).

Le Monténégro inquiète car les mafias y contrôleraient la vie économique et seraient proches des autorités. Un tel jugement, dépréciatif et rapide, peut s’appliquer à la quasi-totalité des pays de l’ex-Yougoslavie et notamment à la Serbie où certains secteurs de l’administration et de l’économie sont toujours enkystés par des clans introduits par Milosevic. Au Monténégro, pour contourner l’embargo occidental et, après 1996, échapper à l’arbitraire de Belgrade, on fit appel à des filières marginales qui, à leur manière, entretinrent l’activité économique. La véritable question est de savoir si Milo Djukanovic et son équipe ont la volonté et les moyens d’assainir la situation plus vite et mieux que les pays voisins. Dans ce domaine, l’Union européenne est bien placée. Cette année, à la demande du Monténégro, qui souhaite adhérer à l’Union européenne, la Commission a engagé avec Podgorica des négociations sur un Accord de stabilisation et d’association (Asa). À cette fin, elle passe au crible les domaines essentiels de la vie monténégrine. En fonction du degré de coopération des responsables locaux, qui doivent jouer la transparence et appliquer les recommandations des experts de Bruxelles, la Commission peut moduler ses aides, adapter le rythme des négociations, voire demander leur suspension. La normalisation recherchée dépend, dans une large mesure, de la pugnacité politique de l’Union européenne.

Enfin, pour repousser ou, mieux encore, torpiller le référendum monténégrin, deux arguments géopolitiques furent avancés. Il ne fallait surtout pas, par une amputation territoriale, humilier la « Serbie de Vojislav Kostunica », alors que la population était déjà traumatisée par les défaites militaires et politiques en Slovénie, Croatie, Bosnie ainsi qu’au Kosovo. Les nationalistes radicaux seraient portés au pouvoir et l’occidentalisation bloquée. Des mises en garde en ce sens furent émises par Athènes, Rome, Vienne et, pendant un temps, par Paris.

De plus, il ne fallait rien faire qui puisse porter atteinte à la stabilité du continent en créant un précédent dont pourraient s’inspirer les divers mouvements autonomistes en Europe6. En somme, accepter des tensions certaines dans un endroit précis du continent, au Monténégro, afin d’éviter des tensions hypothétiques dans d’autres régions ! Au contraire, le référendum du Monténégro est exemplaire car il s’est déroulé dans un cadre légal et donc légitime, celui des dispositions de la Communauté des États de Serbie et du Monténégro de 2002. La meilleure garantie contre une éventuelle contagion de micro-États réside, en amont, dans des politiques nationales de décentralisation. Le droit reconnu à une communauté « à disposer d’elle-même » ne débouche pas nécessairement sur une souveraineté internationale. Au sein de l’Union européenne, il devrait être possible de trouver des formules d’autonomie, plus ou moins poussée, à l’intérieur d’un ou de plusieurs États membres. En outre, rien n’empêche l’Union européenne de fixer pour la reconnaissance de nouveaux États en Europe des critères reposant sur les capacités contributives des candidats en ressources et en services.

Dans l’immédiat, l’indépendance du Monténégro n’a eu un impact psychologique et politique, immédiat et important, que dans les Balkans occidentaux. Au Kosovo, dont le statut fait l’objet d’une négociation internationale, les Albanais s’estiment justifiés dans leur propre revendication d’indépendance et les Serbes dans leur volonté d’y résister. En Bosnie, les Serbes de la Republika Srpska, qui refusent toute réforme centralisatrice de la Constitution fédérale (accords de Dayton, 1995), réclament un référendum pour décider de leur avenir ; autonomie avancée en Bosnie ou intégration à la Serbie ? Toutefois, il n’existe aucune base juridique pour une telle consultation, laquelle serait en outre un véritable scandale moral et politique si le droit d’y recourir était reconnu à une entité créée par le nettoyage ethnique. Pourtant, Belgrade soutient cette revendication de la Republika Srpska.

L’indépendance du Monténégro intervient à un moment critique pour la région. Elle pousse à la radicalisation des positions. Pour que tous les problèmes en suspens ne s’entrechoquent pas, il aurait fallu que l’Union européenne et le Conseil de sécurité soient vigilants et n’attendent pas 11 ans en Bosnie-Herzégovine et 7 au Kosovo avant d’agir. Dans les Balkans, comme dans d’autres régions chaudes, l’attentisme ne conduit pas nécessairement à la paix et à la démocratie !

Les voies de la normalisation

La page du référendum tournée, apparaissent les problèmes urgents. Deux seront présentés ici7.

1) Avant tout, établir avec la Serbie des relations normales. Certaines des menaces proférées par les perdants – départs, boycott commercial et touristique, brimades de l’administration serbe, etc. – ne se sont pas réalisées. Toutefois, les leaders de la coalition unioniste n’ont pas tenu leur parole. Ils ne se sont pas alignés sur les conclusions de l’Union européenne et de l’Osce et refusent de reconnaître l’indépendance. S’ils arrivaient au pouvoir, ont-ils averti, ils lanceraient un nouveau référendum. Malgré cela, le divorce officiel se déroule sans difficultés notables dans les domaines techniques : avoirs financiers, dettes, immeubles, retraites, sécurité sociale, participation au Fmi et à la Banque mondiale, etc.

Néanmoins deux questions risquent de provoquer des tensions. Le sort des 9 000 étudiants monténégrins en Serbie ; les déclarations officielles sur leurs conditions d’accueil sont contradictoires.

Le comportement de l’Église orthodoxe serbe (Eos) réservera des surprises8. Elle non plus n’a pas reconnu l’indépendance. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour que les précédents historiques ne s’appliquent pas au Monténégro ; à savoir le développement dans la mouvance du nouvel État à population majoritairement orthodoxe (74 %) d’une Église orthodoxe autocéphale. Or, cette Église monténégrine existe depuis 1993 ; elle est récente mais se réclame d’une longue tradition d’autonomie. Elle vient de réclamer la restitution de plus de 300 lieux de culte. L’Eos a demandé à l’Église orthodoxe de Russie de l’aider à préserver son territoire canonique. Pour le moment, les autorités civiles se tiennent à l’écart d’une querelle qui est autant politique que religieuse.

Derrière l’humiliation publique ressentie par la communauté serbe par ce référendum perdu, se perçoit déjà un mal-être identitaire. Le degré élevé de multiethnicité du Monténégro relègue au second plan sa « serbité », laquelle comptera moins dans les grandes décisions de Podgorica9. À cela, s’ajoute qu’une culture littéraire et linguistique monténégrine pourrait se développer et réduire l’espace occupé jusqu’ici par la culture serbe traditionnelle.

2) Le positionnement international du Monténégro : 81, 5 % des habitants voient leur avenir national dans l’Union européenne. D’ailleurs, les négociations sur l’Asa reprendront prochainement, le mandat de la Commission ayant été adapté à la nouvelle situation. En revanche, l’adhésion à l’Otan pose problème avec seulement 44, 2 % de partisans. La tradition monténégrine d’indépendance et le souci de ne pas décevoir la Russie, « la petite mère », qui s’est toujours intéressée à ce pays maritime et dont la dynastie des Romanov avait des liens familiaux avec celle des Njégos, expliquent en partie cette réticence populaire. Le président de la République, Filip Vujanovic, a passé outre en demandant, le 31 août, que le Monténégro participe au programme préparatoire au Partenariat pour la paix de l’Otan. Décision qui a suscité une critique publique d’un diplomate russe de haut rang.

Premier grand pays à reconnaître le Monténégro, la Russie occupe une position très forte dans l’économie locale. Des hommes d’affaires proches, dit-on, de Poutine, ont acheté des biens importants (hôtel, mines, entreprises industrielles, etc.). Cette présence très visible, soulignée par la disparition subite de l’un de ces investisseurs, est jugée excessive par des personnalités monténégrines favorables à l’Otan : « Le capital russe ne doit pas menacer notre avenir euro-atlantique. »

Le Premier ministre, Milo Djukanovic, a eu l’occasion de s’entretenir des relations russo-monténégrines avec le président Vladimir Poutine qui l’a reçu à Sochi, à la fin de l’été. Celui-ci aurait fait des propositions dans le domaine de l’énergie et envisagé des investissements russes de l’ordre de 2 milliards de dollars ; ce qui paraît démesuré par rapport au Pnb du Monténégro (environ 2 milliards d’euros). Début septembre, une délégation du Congrès des États-Unis était en visite officielle à Podgorica. On y a parlé de l’Otan et d’investissements étatsuniens. Le Monténégro indépendant n’est pas isolé !

*

Les élections législatives et municipales du 10 septembre – 4 mois seulement après le référendum – ont donné la victoire à la coalition au pouvoir dont le slogan était « Pour un Monténégro européen ». Dans la nuit de dimanche à lundi, Djukanovic annonçait qu’il avait la majorité absolue et 41 à 43 des 81 sièges au Parlement. La coalition des unionistes connaît un échec, avec seulement 11 sièges. Cette nouvelle défaite des Serbes fragilise leur leader, Pedrag Bulatovic, déjà contesté parmi les siens. Sa formation, le parti socialiste serbe (Snr), est devancée par la « Liste serbe » qui obtient 12 mandats.

Le Mouvement pour les changements (Pzp), une Ong transformée en parti politique la veille des élections et dirigée par un technicien, Nebojsa Medojevic, fait une percée avec environ 11 sièges.

Après la fièvre du référendum, la campagne législative fut paisible et la participation en léger retrait (70 %). La coalition dirigeante a promis des réformes aux normes européennes et des investissements étrangers. Les Serbes ont accusé Djukanovic de corruption et de népotisme mais n’ont soufflé mot d’un nouveau référendum. Sévères et précises, les critiques du Pzp dénoncèrent un pouvoir jugé autoritaire, une oligarchie dominant l’économie et la politique sans égard pour une population qui s’appauvrit et des liens trop apparents avec les milieux d’affaires russes.

Ce scrutin est une sorte de remake de celui sur l’indépendance. Il donne pour 4 ans le pouvoir à ceux qui présentent l’indépendance comme la voie assurée vers l’Europe, sans expliquer toutefois, d’une façon détaillée, les moyens qu’ils comptent utiliser pour y parvenir. Nouvelle incertitude pour l’Europe ? Certes ! Mais, il semble qu’on puisse faire une certaine confiance à la modération des acteurs monténégrins – l’indépendance a été obtenue sans effusion de sang ! –, une modération élaborée au cours d’une longue cohabitation multiethnique. Ce qui mérite d’être souligné dans les Balkans occidentaux.

  • 1.

    Les Balkans occidentaux désignent les cinq États issus de la Yougoslavie de Tito moins la Slovénie plus l’Albanie.

  • 2.

    Milo Djukanovic occupe le devant de la scène politique depuis 16 années. Au départ allié de S. Milosevic, il s’en sépare en 1996. Il est successivement ministre, président de la République et, depuis 2002, Premier ministre pour la seconde fois. Il anime la première formation politique du Monténégro, le Parti démocratique des socialistes (Dps). Il a 45 ans.

  • 3.

    Sans attendre Belgrade, M. Djukanovic avait publiquement félicité la Serbie, le 5 juin, pour son accession à l’indépendance !

  • 4.

    La population du Monténégro est mixte : Monténégrins, 42 % ; Serbes, 31 % ; et minoritaires, 27 %.

  • 5.

    Pratiquement indépendant depuis le milieu du xviiie siècle, le royaume du Monténégro fut reconnu au Congrès de Berlin en 1878 en même temps que celui de Serbie. En 1918, il fut absorbé par la Serbie et, en 1945, devint l’une des six républiques de la Yougoslavie avec pouvoir de sécession.

  • 6.

    En Europe, ces mouvements existent en Irlande du Nord, au Tyrol de Sud, en Flandre belge, en Catalogne et au Pays basque espagnol ainsi qu’en Corse.

  • 7.

    Les autres problèmes majeurs sont la dynamisation et la moralisation de l’économie et l’intégration des minorités.

  • 8.

    La métropolite du Monténégro et du Littoral, rattachée au patriarcat de Belgrade, est dirigée, depuis 1991, par un prélat ultraconservateur et nationaliste, Mgr Risto Amphiloje Radovic.

  • 9.

    Les minorités – 27 % de la population (bosniaque, albanaise, musulmane, croate, rom et autres) – ont massivement voté pour une indépendance qui n’aurait pas été acquise sans leur appui.

Georges-Marie Chenu

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