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Serbie-Kosovo : un dialogue incertain et déséquilibré

À l’automne 2010, les relations entre la Serbie et le Kosovo, bloquées par la déclaration unilatérale d’indépendance (Dui) proclamée en février 2008 par les Kosovars albanais, semblaient se détendre. Après l’avis de la Cour de justice internationale sur la conformité de la Dui avec le droit international, l’Assemblée générale des Nations unies a passé à l’unanimité une Résolution (9 septembre 2010) invitant les deux parties à engager un dialogue sous l’égide de l’Union européenne pour « favoriser la coopération, avancer sur le chemin conduisant à l’Union européenne et améliorer les conditions de vie des populations1 ». Plusieurs membres de l’Union européenne, dont la France, avaient rappelé à la Serbie qu’elle ne pourrait adhérer à l’Union que si elle réglait ses problèmes territoriaux. Chypre sert d’exemple et d’avertissement.

Avec optimisme, les experts spéculaient déjà sur les compromis envisageables pour que la Serbie, à défaut de reconnaître l’indépendance du Kosovo, établisse avec lui des relations normales2. L’application du plan Martti Athisaari n’étant guère possible, restaient deux possibilités3. Doter le nord d’un statut d’autonomie supervisée par une autorité internationale – selon le précédent de Brcko en Bosnie-Herzégovine –, ou bien échanger des municipalités à forte majorité serbe du nord de l’Ibar (Leposavic, Zvecan et Zubin Potok), contre des municipalités du sud de la Serbie où dominent les Albanais (Presevo et Bujanovac). On recommandait aussi des négociations progressives, débutant par des questions techniques (électricité, restitution des documents, plaques minéralogiques, etc.) avant d’aborder les plus sensibles (police, douanes, justice, trafic aérien, etc.). À présent, une série d’événements obligent à relativiser cet optimisme.

Tensions préélectorales en Serbie

En Serbie, l’atmosphère politique est tendue. Les piètres résultats économiques (inflation, chômage, déficit budgétaire, mauvaise gestion des entreprises publiques et fragilité du dinar) ont provoqué des grèves et des protestations. Le renvoi, largement symbolique, du ministre de l’Économie, Mladan Dinkic, a ébranlé la coalition. Au Sandjak, un imam candidat à la présidence de la communauté musulmane accuse les Serbes de discriminer les « Bosniaques » et évoque la révolte du Caire. La province de Voïvodine réclame l’autonomie que lui avait retirée Slobodan Milosevic en 1988.

Les élections générales se tiendront en mars 2012 et le Parti démocrate (DS) du président Tadic est talonné dans les sondages par la principale formation d’opposition, le Parti progressiste (Sns). Son leader, Tomislav Nikolic, s’étant rallié à l’Europe, les thèmes principaux de la prochaine campagne seront vraisemblablement la situation sociale et le Kosovo. L’actuelle majorité doit donc se garder de faire des concessions trop importantes aux sécessionnistes albanais. Tout en affirmant haut et fort qu’elle veut la réussite du « dialogue », Belgrade devrait donc adopter une position assez ferme, au moins jusqu’aux élections.

Pour regagner le soutien d’une partie de l’opinion publique, largement favorable à la perspective européenne en 2008 (plus de 60 % pour l’intégration), le gouvernement serbe donne une large publicité à ses efforts pour que la Serbie obtienne, avant la fin de l’année, le statut de « pays candidat à l’adhésion ».

Enquêtes au Kosovo

Depuis la Résolution de l’Assemblée générale de l’Onu, les mésaventures s’accumulent sur le Kosovo. Certaines sont dues aux responsables locaux. L’éclatement, en décembre 2010, de la majorité4 a entraîné des élections anticipées qui ont conduit au gouvernement une équipe sans base politique solide et placé à la présidence du pays un homme d’affaires, Behgjet Pacolli, au passé sulfureux. Pour peu de temps, toutefois, car son élection fut annulée, le 28 mars 2011, par le Conseil constitutionnel pour non-respect des règles. Après des tractations laborieuses et tendues, dans lesquelles Christopher Dell, l’ambassadeur des États-Unis, et Pieter Feith, le représentant de l’Union européenne, jouèrent un rôle déterminant, l’Assemblée nationale confia la présidence, le 7 avril, à une inconnue politique mais une personnalité appréciée et compétente en matière de police, Mme Atifete Jahjaga, précédemment directrice générale adjointe de la police du Kosovo (KP5). Cette élection surprise s’est déroulée dans un climat de mécontentement social grandissant provoqué par une politique économique indécise et gangrenée par la corruption6.

Mais le coup le plus dur a été porté par le Conseil de l’Europe. Sa commission des droits de l’homme avait demandé qu’une enquête soit ouverte sur des rumeurs de trafic d’organes durant la guerre du Kosovo, rumeurs rapportées par Carla del Ponte dans ses mémoires de procureure du tribunal de La Haye7. Une mission fut confiée à Dick Marty, sénateur suisse, ancien procureur, célèbre pour avoir révélé les prisons secrètes de la Cia. Publié en février 2011, son rapport est accablant. Son titre, Traitements inhumains et trafic illicite d’organes humains au Kosovo, fait peur.

Des civils serbes, roms et albanais auraient été détenus par l’Armée de libération du Kosovo (Uck) dans des camps en Albanie, pendant et après la guerre (de 1998 à 2000). Des organes auraient été prélevés sur certains d’entre eux pour être vendus à un réseau international : trafic organisé par des responsables de l’Uck du groupe dit « de la Drenica ». En outre, ce groupe serait impliqué, avec le grand banditisme, dans des ventes d’armes et de drogue. Des noms sont divulgués dont celui de l’actuel Premier ministre, reconduit dans ses fonctions précédentes, Hashim Thaci, organisateur de la lutte armée dès 1996 et « patron » de l’Uck dans la Drenica, région centrale du Kosovo.

Bien que ces révélations ne soient étayées d’aucune preuve ni d’aucun témoignage nouveaux et bien qu’il soit peu vraisemblable que des opérations chirurgicales aussi sophistiquées aient été pratiquées dans des prisons improvisées, le rapport a été accueilli par une tempête médiatique. Mélange de surprise, d’indignation et de curiosité malsaine ! Nombre de responsables se sont dits impressionnés par l’autorité du sénateur et la précision apparente de son enquête. Aussitôt, l’assemblée du Conseil a demandé une investigation, initiative soutenue par de nombreux gouvernements et par des Ong humanitaires internationales.

Accord sur une nouvelle enquête mais pas sur ses modalités ! La plupart des pays de l’Union et les États-Unis jugent qu’Eulex est toute désignée : elle a un mandat, du personnel compétent et de l’expérience8. À la condition, toutefois, que Dick Marty veuille bien lui communiquer ses preuves. Ce qu’il ne fait pas, aux motifs qu’Eulex, dont le personnel est mixte, ne peut ni garantir la confidentialité ni protéger efficacement les témoins9. Arguments repris par la Serbie et plusieurs pays dont la Russie et la Chine, qui exigent une enquête internationale et transétatique sous l’autorité du Conseil de sécurité. Carla del Ponte, qui aspire à être chargée de cette enquête, se joint à eux avec insistance. Pour le moment, le débat n’est pas tranché. Sans attendre, Eulex a ouvert une enquête préliminaire.

Amorce de dialogue sous pressions

Encouragés par les membres de l’Union européenne, par la Commission et les États-Unis, les Serbes et les Albanais ont ouvert un « dialogue » qui se déroule dans les bureaux de la Commission à Bruxelles. Le négociateur serbe n’est pas un homme politique, mais un diplomate de haut rang, Branko Stéfanovic. De leur côté, les Kosovars ont désigné Edita Tahiri, députée, ancienne ministre connue pour sa forte personnalité. Le service extérieur de l’Union européenne est représenté par un diplomate britannique, Robert Cooper, en tant que médiateur. Les deux premières séances (9 et 28 mars 2011), plutôt décontractées, ont été consacrées aux documents officiels (cadastres et états civils) emportés par l’administration fédérale en juin 1999, à la fourniture d’électricité dans le nord et aux télécommunications. Une troisième rencontre a lieu fin avril. Pour le moment, il ne s’agit que d’échanges de vues sur des solutions envisageables.

Le Kosovo aborde le dialogue avec un lourd handicap. Son autorité morale et politique est atteinte par les fraudes électorales, l’inconsistance de sa gestion économique, la corruption et, surtout, par le « réquisitoire » du sénateur Marty. Les camps occultes de l’Uck sont contraires aux conventions de Genève. Des poursuites seront engagées contre leurs responsables dont certains sont aux affaires, ce qui irritera les anciens combattants et une grande partie de la population. Les relations avec Eulex en seront affectées.

Le Kosovo est peu soutenu par ses voisins. Le Premier ministre du Monténégro déclarait à la presse que, si les affirmations du rapport étaient confirmées, « il faudrait réexaminer la légitimité de certaines des institutions du Kosovo ».

Le seul point qu’on connaît de la stratégie des autorités de Pristina est leur refus de tout débat sur le statut d’indépendance du Kosovo, lequel, à leurs yeux, est définitivement acquis, ainsi que pour 22 pays sur les 27 de l’Union européenne.

Le dialogue inquiète les Kosovars. L’opposition y est hostile. La société civile doute. Veton Surroi juge l’opération déséquilibrée. Belgrade en tirera une amélioration des conditions de vie des Serbes locaux et un avantage pour sa candidature européenne. Le Kosovo part perdant car son entrée en négociation n’est pas assortie d’avancées dans le domaine des visas. Pristina n’a pas reçu de feuille de route pour les déplacements extérieurs ni de « pré-accord » de stabilisation et d’association. Le « Club pour la politique étrangère » de Pristina demande qu’une relation étroite soit établie pour le Kosovo entre les négociations, les visas et la marche vers l’Union européenne. Faute de quoi, le Kosovo servirait de tremplin à la Serbie vers l’Europe ! À ces craintes, Hasim Thaci répond quasi mécaniquement : « il n’y aura pas de statut spécial dans le nord » et « le dialogue aboutira à des reconnaissances réciproques ».

La Serbie veut tirer tout le parti possible de l’affaiblissement international du Kosovo, reconnu par seulement 75 pays. Elle double déjà sa campagne diplomatique contre de nouvelles reconnaissances d’une campagne morale pour que toute la vérité soit faite sur le trafic d’organes et que les responsables soient jugés. Périodiquement, les porte-parole officiels des médias serbes et même étrangers reviennent sur le rapport comme pour fixer l’attention de l’opinion mondiale sur ce qui se serait passé en Albanie pendant la guerre et faire oublier tout le reste. Dans cette stigmatisation du Kosovo, l’Église orthodoxe joue aussi sa partie, sans retenue. Avant l’ouverture du dialogue, Belgrade a traité les Albanais avec condescendance : « Ils doivent être conscients, avait déclaré son négociateur, que nous les considérons comme nos citoyens ! »

Dans le cours des négociations, il sera facile pour Belgrade de relier chaque problème important à la question politique du statut et de faire de ce statut une sorte de préalable. Car, il semble bien que l’objectif caché de Belgrade soit de disposer d’un levier pour obtenir de Pristina un abandon du nord du Kosovo et une participation active à la protection des lieux de culte orthodoxes. Il sera difficile pour le médiateur européen d’empêcher cette dérive. L’Union européenne, qui a reçu un mandat de l’Assemblée générale de l’Onu qui ne veut pas prendre parti sur la question du statut du Kosovo, doit observer une stricte neutralité. Sinon, elle ne pourrait plus remplir sa fonction de « médiateur10 ». Pour neutraliser ce chantage, l’Europe devra recourir à des arguments politiques.

La Serbie connaît aussi des déconvenues politiques. Selon un tout récent sondage, la majorité gouvernementale rassemblée autour du parti démocrate (DS) de Boris Tadic et du slogan « Pour une Serbie européenne » ne serait plus soutenue que par 28, 2 % de la population ; celle-ci, déçue par la mauvaise situation économique et par l’échec des réformes, se porterait (37, 3 %) vers la formation la plus active de l’opposition, le Parti progressiste de Tomislav Nikolic (Sns). De plus, 66 % des sondés se déclarent favorables à des élections anticipées. Le plus grave pour Boris Tadic est que le désir d’Europe diminue dans l’opinion publique ; environ 30 % au lieu de 60 %, il y a deux ans.

Dans le dialogue, Boris Tadic devra jouer serré. Il ne doit pas donner l’impression de céder aux Kosovars plus qu’il ne faut. Il est conscient aussi que, pour obtenir le statut de pays candidat, la Serbie doit réaliser les réformes demandées par la Commission, livrer le général Mladic et Goran Hadzic et aboutir dans le dialogue à des résultats concrets immédiatement appliqués dans la vie quotidienne. Cela lui a été rappelé à Paris, lors de sa visite officielle du 6 au 8 avril 2011.

Le retour de la question des disparus

Le dialogue se déroulera en parallèle avec l’investigation sur les crimes de guerre, les crimes politiques et crapuleux de l’Uck. Des recherches des restes des victimes seront faites au Kosovo et en Albanie. Ce qui ne manquera pas de soulever la question beaucoup plus générale, des « disparus » pendant les guerres en ex-Yougoslavie et d’étendre ces recherches à la Serbie elle-même.

Le nombre total des Missing persons est élevé : entre 13 721 et 15 221 ; 10 000 à 11 500 pour la Bosnie-Herzégovine, 1 899 pour la Croatie et 1 822 pour le Kosovo11. Sur les 1 822 disparus au Kosovo, environ 1 200 seraient, selon le Cicr, des victimes présumées de la politique de Milosevic12. Pour masquer les massacres, des corps furent transportés en Serbie et enterrés dans des fosses communes. Certaines ont été ouvertes mais sur les trois fosses du camp de Batajnica, non loin de Belgrade, une seule a été prospectée.

L’Unmik et le Tpiy ont déjà enquêté sur les rumeurs de prélèvements d’organes sans trouver des preuves susceptibles d’être prises en compte par un tribunal. Si la nouvelle investigation devait aboutir à la même conclusion, resterait alors la question des « disparus » qui deviendrait un problème d’actualité auquel il faudrait, enfin, apporter des solutions énergiques. Car, seule une forte volonté politique commune viendra à bout des réticences des uns et des autres. Un grand pas serait fait pour apaiser les attentes et les souffrances des familles, pour favoriser la détente entre les différentes communautés et pour résoudre les problèmes de cohabitation au Kosovo.

le 12 avril 2011

  • 1.

    Résolution 64/298 adoptée par l’Assemblée générale le 9 septembre 2010.

  • 2.

    Les autorités serbes ont assoupli leurs déclarations publiques. Elles disent qu’elles rejettent « la déclaration unilatérale » d’indépendance du Kosovo (Dui).

  • 3.

    En 2005, le Conseil de sécurité avait mandaté l’ancien président de la Finlande, Martti Athisaari, pour négocier avec Belgrade et Pristina le statut du Kosovo. Sa proposition d’une indépendance sous contrôle international a été rejetée fin 2007 par la Serbie, la Russie et la Chine.

  • 4.

    Le Parti démocrate du Kosovo de Hashim Thaci (Pdk) et la Ligue démocratique du Kosovo (Ldk), fondée par Ibrahim Rugova.

  • 5.

    Élection surprise accompagnée d’un accord majoritaire portant, d’une part, sur une désignation du président par l’ensemble du corps électoral et, d’autre part, sur le principe d’élections générales anticipées en 2013.

  • 6.

    Au cours du dernier examen de la situation au Kosovo par le Conseil de sécurité, le 17 février, Lamberto Zannier, responsable de l’Unmik, a lancé un cri d’alarme en ce domaine.

  • 7.

    Carla del Ponte, la Traque, les criminels de guerre et moi : autobiographie, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2009.

  • 8.

    Eulex est la mission européenne chargée d’établir depuis son indépendance un État de droit au Kosovo (justice, police et douanes).

  • 9.

    Dick Marty n’a pas confiance dans les institutions internationales, Unmik, Tpiy et même Eulex. Il est persuadé qu’elles n’ont pas conduit leurs enquêtes sur les différents trafics avec la rigueur nécessaire. Il les accuse d’avoir protégé certains responsables kosovars impliqués pour maintenir la stabilité des institutions.

  • 10.

    À cet argument s’ajoute que cinq pays membres ne reconnaissent pas l’indépendance du Kosovo.

  • 11.

    Statistiques d’Amnesty international.

  • 12.

    Parmi ces 1 822 disparus au Kosovo, 70 % seraient des Albanais et 30 % des Serbes et d’autres non albanais.