Le Kosovo, un État encore incertain
La déclaration d’indépendance du Kosovo, en février dernier, est en cours de reconnaissance. Mais la difficulté de ce processus témoigne des réticences de nombreux pays à consacrer la souveraineté d’un nouvel État qui a lui-même ses propres ambiguïtés.
Depuis le début de l’année, des événements majeurs sont intervenus au Kosovo et en Serbie. À Prishtina, les autorités kosovares ont déclaré leur indépendance le 17 février et promulgué une constitution le 15 juin1. À Belgrade, des élections anticipées, provoquées par la question du Kosovo, conduisent à un gouvernement « pro-européen ». Simultanément, 22 des 27 pays de l’Union européenne, vers laquelle s’oriente la Serbie, soutiennent le nouvel État qui ambitionne lui aussi de rejoindre l’Union. On veut croire que cette convergence permettra une maîtrise progressive du grave différend qui oppose Belgrade à Prishtina.
Du blocage à la déclaration d’indépendance
La situation actuelle est la conséquence de deux stratégies divergentes poursuivies au Kosovo par l’Onu et par Belgrade. Dès son arrivée à Prishtina, en juin 1999, Bernard Kouchner chercha à associer des personnalités kosovares, albanaises et serbes, aux affaires du Kosovo dont la résolution 1244 du Conseil de sécurité avait confié la responsabilité à l’Onu. Cette résolution, adoptée à l’unanimité et acceptée par Slobodan Milosevic, reconnaissait la souveraineté de la Serbie sur la province mais lui en retirait l’exercice et précisait que son maintien dépendrait des résultats « du processus politique qui déterminerait le statut futur du Kosovo en tenant compte des accords de Rambouillet2 ». Il voulait éviter que ne s’établisse une relation de type colonial entre l’ensemble de la population et la Minuk (Mission intérimaire de l’Onu au Kosovo). L’application de cette politique fut retardée par les violences exercées contre des Serbes et des Roms par des Albanais ; vengeances personnelles ou entreprise délibérée d’extrémistes voulant chasser les non-Albanais ? Sans doute les deux à la fois !
Lorsque ces excès furent contenus, la politique de responsabilisation des personnalités locales puis des élus kosovars fut poursuivie, avec plus ou moins d’ardeur, par les cinq successeurs de Kouchner. La participation à la gestion administrative s’effectua par un transfert progressif de compétences. Elle fut accélérée après les émeutes albanaises de mars 20043 et après l’échec définitif (décembre 2007) des négociations sur le statut, conduites par l’ancien président de la Finlande, Martii Ahtisaari.
Au début, des personnalités serbes coopérèrent avec le chef de la Minuk mais, peu à peu, Belgrade durcit sa position. Les Serbes du Kosovo furent encadrés et découragés de participer aux institutions provisoires et aux élections générales. Dans le nord et dans certaines enclaves, des services parallèles – santé, scolarité et justice –, dirigés et financés par Belgrade, furent installés. Pendant cet investissement souterrain de certaines parties de la province, les cercles nationalistes de Belgrade exaltaient et magnifiaient l’époque médiévale du Kosovo dominée par la prééminence serbe et marquée par de nombreux édifices religieux orthodoxes ; certains d’une grande beauté. Ainsi étaient systématiquement valorisés une histoire très ancienne – l’empire de Duchan et la défaite/victoire du Champ des merles –, un espace culturel bien déterminé – Kosovo/Metohija –, et de grandes figures de l’Église orthodoxe – saint Sava et des patriarches. On passait en revanche sous silence la population albanaise, son passé et sa culture ainsi que l’histoire moderne et contemporaine, de la conquête en 1912 au régime de Slobodan Milosevic. Cette présentation sélective du Kosovo entretint la nostalgie et aiguisa la crainte que cet héritage n’échappe au peuple serbe. Différents plans de partage circulèrent à Belgrade. Sur place, se mettaient en place les instruments administratifs et politiques d’une partition.
Les capitales occidentales étaient persuadées que la Serbie, débarrassée de Milosevic, se dirigerait avec Vojislav Kostunica, le tombeur de Milosevic, vers la démocratie et que la question du Kosovo serait abordée dans de meilleures conditions lorsque la modernisation et l’occidentalisation seraient plus avancées. Le temps travaillait pour elles. En attendant, les responsables kosovars furent sommés d’appliquer des standards de gestion particulièrement rigoureux.
Les standards avant le statut
De Belgrade, le gouvernement de Kostunica en profita pour écarter les Serbes kosovars coopérant avec les autorités locales et les remplacer par des hommes sûrs.
L’attentisme aggrava les conditions de vie de tous les habitants du Kosovo, albanais et non albanais. Sans « statut », pas de financements du Fmi et de la Banque mondiale et très peu d’investissements privés. Les aides de l’Union européenne et de plusieurs pays, pourtant importantes, ne suffirent pas à rattraper les retards accumulés dans les services publics et les infrastructures. Le chômage atteignit 50 %. Une économie de survie faite de petits boulots au noir et de médiocres trafics plus ou moins mafieux se développa.
Belgrade ne fit rien pour faciliter la gestion de la Minuk et laisser la vie économique reprendre. Bien au contraire ! Pas de restitution des archives, cadastres et registres d’état civil emportés par les services serbes. Pas de retour des équipements industriels modernes déménagés. La privatisation des entreprises collectives fut freinée par des risques de poursuites judiciaires4. L’exaspération grandit. C’est elle qui alimenta les violences de mars 2004. Le problème du statut devint prioritaire et Kofi Annam fit appel à Martii Ahtisaari5.
Après « 13 mois de négociations, 17 rounds de discussions et 26 missions d’experts », aucune solution acceptable par Belgrade et par Prishtina ne fut trouvée ; les Serbes ne voulant pas aller au-delà d’une autonomie poussée du Kosovo au sein de la Serbie et les Albanais entendant couper tout lien institutionnel avec elle. Pour mettre fin à une situation intenable, le négociateur de l’Onu proposa, en mars 2007, un plan inspiré des accords de Rambouillet. Il prévoyait l’indépendance du Kosovo sous supervision internationale. Plan accepté par Prishtina et par 5 des 6 membres du Groupe de contacts chargé de superviser les pourparlers (pour : Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie et États-Unis ; contre : Russie) mais refusé par Belgrade, par la Chine et par la Russie qui, devant le Conseil de sécurité, défendit avec vigueur la position de Belgrade, opposée à toute séparation du Kosovo. Dernière chance donnée à la négociation, une troïka (Union européenne, États-Unis, Russie) tenta durant trois mois de trouver un compromis. Sans succès ! Le 19 décembre 2007, la troïka rendit compte de son échec au Conseil de sécurité.
Aucun accord n’étant possible au Conseil de sécurité à cause d’un possible veto russe, les autorités du Kosovo déclarèrent unilatéralement leur indépendance, le 17 février 2008, dans une atmosphère de soulagement et de liesse populaire maîtrisée, sans débordements ni provocations. Elles furent encouragées à franchir le pas par l’engagement politique de l’Union européenne (conseil des chefs d’État et de gouvernement du 14 décembre 2007) d’aider le Kosovo à devenir un État de droit et de justice en mettant à sa disposition une mission (Eulex) de 2 000 conseillers (magistrats, policiers et douaniers6). La déclaration d’indépendance n’a pas provoqué, dans les États pluricommunautaires, le séisme de sécessions annoncé !
Après le protectorat international, le contrôle européen et américain
C’est sur la légalité de cette déclaration unilatérale d’indépendance (Dui) que s’est d’abord concentrée l’attention des gouvernements étrangers et des juristes. De fait, elle va à l’encontre de deux des principes fondamentaux des relations entre les États : l’intégrité des territoires et l’intangibilité des frontières des États. Tout de suite, Belgrade qualifia la Dui de contraire à l’ordre international et de dangereuse pour les pays faisant face à des revendications sécessionnistes. Moscou, qui se soucie des peuples du Caucase et des peuples musulmans d’Asie centrale, reprit à son compte cette analyse et renchérit en expliquant que la création d’un État sur le territoire d’un État préexistant devait, d’une part, avoir le consentement de celui-ci et, d’autre part, être approuvée par la communauté internationale.
Ces prises de position ne vont pas à l’essentiel. La Dui est une décision de nature morale et politique ; sa légitimité l’emporte sur sa légalité. Elle est fondée sur l’obligation qui incombe à chaque État de protéger ses ressortissants, obligation qui surplombe le droit international. Or, la répression policière puis militaire que Milosevic déchaîna contre les Albanais qui protestaient contre la suppression de leurs droits, provoqua, à partir de 1996, les déplacements intérieurs de 200 000 d’entre eux et finalement expulsa hors du Kosovo plus de 800 000 Albanais.
La déclaration d’indépendance du Kosovo relève du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », droit qui n’a pas été épuisé par la décolonisation en Afrique. Depuis sa conquête sur l’Empire ottoman par le royaume de Serbie en 1912, le Kosovo a connu un statut de type colonial. L’autorité de Belgrade y était le plus souvent arbitraire et les institutions de la Province inférieures à celles du reste de la Serbie7. La Dui est un sursaut politique de protection contre une Serbie qui préfère un territoire et ses monuments orthodoxes à l’ensemble de la population qui y demeure, qui ne veut pas reconnaître sa responsabilité première dans les événements qui ensanglantèrent le Kosovo et qui n’a pas présenté d’« excuses » à la communauté albanaise et n’a nullement l’intention de le faire8. Enfin, la dernière constitution de Serbie, qui déclare que le Kosovo est « partie intégrante de la Serbie », n’est pas opposable aux Kosovars albanais, car les Albanais ne furent pas autorisés à participer au référendum constitutionnel (octobre 2006).
Un nombre restreint d’États – 43 en juillet – a reconnu le Kosovo. Les refus qui viennent de l’Union européenne sont embarrassants. Certains membres, Espagne, Slovaquie, Chypre et Roumanie, possèdent des minorités sécessionnistes ou pouvant le devenir. La Grèce est paralysée par sa proximité avec la Serbie. Dans les Balkans, seules l’Albanie, la Bulgarie et la Croatie ont franchi le pas. Le Monténégro et la Macédoine, qui ne veulent pas de tensions avec la Serbie, attendent. La Bosnie sait qu’elle mettrait en péril son unité. Prompte à démontrer son importance régionale et ses liens avec l’Europe, la Turquie l’a reconnu assez vite. Le monde musulman qui devrait soutenir Prishtina, par solidarité religieuse, est réservé ; l’islam kosovar est peu convaincant et l’américanisme des Albanais trop appuyé. On attend un feu vert de l’Arabie Saoudite, qui tarde à venir. En Afrique, où la mixité est de règle et les frontières artificielles, trois pays seulement ont reconnu l’indépendance du Kosovo. Les capitales de l’Amérique latine s’alignent sur Madrid, qui est hostile. En Asie, la Chine avec le Tibet et l’Inde avec sa complexité ethnique sont opposées à cette indépendance. Dans plusieurs pays du tiers-monde, le non-alignement n’est pas oublié. On ménage les Serbes.
Alors que les Albanais n’ont ni les moyens ni l’expérience du lobbying, la Serbie y excelle. Du haut de toutes les tribunes internationales, onusiennes et régionales, elle martèle son argumentaire qui impressionne les pays fragiles. La stratégie de Belgrade est de maintenir closes les portes des grandes institutions internationales (Onu et ses institutions spécialisées, Osce, Oic, institutions techniques) pour le Kosovo et de veiller à ce que les reconnaissances ne dépassent pas les 43 actuelles9. Elle espère que les 149 pays ayant refusé ou s’étant abstenus soutiendront, à la prochaine assemblée générale de l’Onu, sa demande de saisine de la Cour de justice internationale sur la validité de la Dui.
Le Kosovo a atteint son objectif de ne plus relever de la souveraineté de la Serbie, motif fondamental de sa demande d’indépendance. Mais sa liberté de manœuvre est singulièrement réduite. La manière dont Prishtina appliquera le plan Martii Athisaari sera contrôlée sur place par un représentant de l’Union européenne, Pieter Feith, diplomate hollandais, avec pouvoir d’annuler toute décision contraire. Un office civil international coordonnera l’ensemble des actions internationales. Eulex aidera le gouvernement à gérer sa police et ses douanes et à bâtir une justice professionnelle, indépendante et efficace. Les municipalités à majorité serbe seront dirigées par des Serbes locaux qui pourront recevoir des aides et des fonds de Belgrade. Enfin, une sorte d’autorité d’orientation (International Steering Group) composée, à ce jour, de représentants de 25 pays ayant reconnu le Kosovo indépendant, veillera à ce que tous les acteurs en cause agissent en conformité avec la ligne Athisaari.
Cette lourde machinerie risque d’être pesante pour des Kosovars qui aspiraient à un allégement de la présence internationale et d’être aussi d’un fonctionnement bien compliqué. Depuis le 17 février et le 15 juin 2008, les Kosovars sont passés d’un protectorat onusien à un contrôle exercé par l’Union européenne et les États-Unis. À une autorité souveraine provenant d’un recours à la force, succède, à présent, et avec le consentement des Kosovars eux-mêmes, un droit d’ingérence politique dans la gestion de leurs affaires.
Nouvelles alliances à Belgrade
En Serbie, la question du Kosovo a fait éclater la coalition formée par le président Boris Tadic (DS : Parti démocratique) et le Premier ministre Vojislav Kostunica (Dss : Parti démocratique serbe) après les élections législatives de mai 2007. Pour le Premier ministre, le Kosovo était la priorité des priorités et passait avant l’accession de la Serbie à l’Union européenne. L’approche du président Tadic était différente ; Belgrade devait se battre pour garder le Kosovo et, en même temps, négocier son avenir européen. Vojislav Kostunica démissionna pour obtenir de nouvelles élections. Il escomptait que les électeurs, traumatisés par la Dui, le suivraient. Il s’est trompé.
La formation qui obtint le plus de suffrages est la coalition « Pour une Serbie européenne » constituée du DS de Boris Tadic et de quatre autres partis ; 39 % des voix et 102 députés. Pas assez pour avoir la majorité de 126 députés au Parlement (250 députés) et former un gouvernement, même avec l’appoint des voix du Parti libéral (13) et celles d’autres petites formations (6 à 7 voix). Derrière les « nationalistes pro-européens » arrivèrent les « nationalistes purs », à savoir : le Parti radical avec 28, 6 % des voix et 78 députés, le Parti démocrate serbe, 11, 6 % et 30 députés et le Parti socialiste, 11, 6 % et 20 députés. Un total de 48, 2 % des électeurs a donc voté pour des formations très nationalistes, populistes et méfiantes à l’égard de l’Occident. En s’associant – ce qui fut leur intention après les résultats – ces trois formations pouvaient, avec 129 députés (dont un Sandjaki), constituer un gouvernement qui aurait été plus proche de Moscou que de Bruxelles et aurait mis la Serbie à part en Europe.
L’initiative appartenant à la formation arrivée en tête, le président Tadic et sa coalition cherchèrent un allié parmi les formations adverses. Leur recherche fut facilitée par les Jeunes socialistes qui aspiraient à libérer leur formation de son lourd héritage (allégeance à Slobodan Milosevic, président-fondateur du parti, création par la force d’une Grande Serbie, accaparement des services publics et des rouages économiques, liens avec des gangs et des réseaux mafieux, isolement international et guerre avec l’Otan) et la transformer en un parti moderne, social, ouvert sur le monde. Dans les circonstances actuelles, choisir l’Europe et l’atlantisme et participer à un gouvernement stable réaliserait la rupture recherchée et blanchirait les socialistes.
Cette mutation fut encouragée par les tycoons – ces hommes d’affaires enrichis ayant obtenu, grâce au système Milosevic, la direction d’entreprises d’État ou d’entreprises privatisées – qui savent que pour maintenir un taux de croissance substantiel, l’économie serbe a besoin d’investissements étrangers (environ 1 milliard d’euros par an). Cet argent frais ne viendra que si la Serbie connaît une période de stabilité politique et offre des garanties. Ces Tycoons, pourvoyeurs de fonds des partis, redoutent un nouvel isolement qui porterait atteinte à leurs affaires. Détenant les secteurs rentables, ils savent que l’économie, en dépit d’une bonne croissance (de rattrapage), donne des signes d’essoufflement : inflation élevée, endettement croissant des entreprises et des particuliers, difficultés budgétaires, contournement de la Serbie (corridor 10) par le trafic routier international à cause des formalités et des coûts. La modernisation de l’administration et la mise aux normes continentales de l’économie ne viendront pas de la Russie, ni d’ailleurs, mais seulement de l’Union européenne. Aussi ont-ils plaidé en faveur d’un gouvernement pro-européen. On est loin d’une passion désintéressée pour les valeurs européennes !
Le virage à 180° des socialistes fut encouragé par les cadeaux et les promesses des 27 : signature avant le scrutin d’un accord de stabilité et de sécurité (sans mention du Kosovo) ; ouverture gratuite et sans visa des frontières de 17 pays à plusieurs catégories de Serbes ; assurance verbale que Belgrade pourrait franchir rapidement certaines étapes du processus d’adhésion ; nombreuses déclarations politiques dans des capitales occidentales en faveur de l’entrée de la Serbie en Europe.
À Belgrade, des ambassadeurs de pays de l’Union européenne suivirent de très près les tractations internes et firent passer des messages. À l’initiative de la Grèce, l’Internationale socialiste se déclara prête à accueillir un parti socialiste serbe européen et réorganisé selon des normes démocratiques. Par cohérence avec un choix déjà ancien et sincère en faveur de l’Europe, le Parti libéral (13 députés) soutiendra tout gouvernement pro-européen mais n’y participera pas à cause de la présence des socialistes. Les « nationalistes purs » sentent que le vent tourne. Ils n’ont plus de marge de manœuvre et se contentent de critiquer « les politiciens sans honneur ni fidélité », « des politiques sans vision nationale » et « un gouvernement fait par les Tycoons et des ambassadeurs étrangers ». Ils tentent de sauvegarder les ententes municipales dans les villes où ils ont une majorité. Toutefois, ces alliances conclues au lendemain des élections sont fragiles. Le grand perdant est celui qui a provoqué ces élections, l’ancien Premier ministre, Vojislav Kostunica, dont le nationalisme rigoureux et doctrinaire l’a empêché de voir les vraies perspectives d’avenir de son pays. Avec sa « fausse transition », il a déçu tout le monde : ceux qui voulaient une modernisation de la Serbie comme ceux qui s’accrochaient à un nationalisme radical. En un an, son parti (Dss) a perdu 200 000 électeurs.
Un jeu serré pour l’Europe
L’avenir du Kosovo dépend de l’Onu, de la Russie et de l’Union européenne. Sans accord au Conseil de sécurité sur le statut du Kosovo, la résolution 1244 demeure toujours en vigueur. Ban Ki Moon, qui était favorable au projet Athisaari (sa lettre du 26 mars 2007 au Conseil de sécurité des Nations unies en atteste), doit trouver un compromis entre la Dui du Kosovo, reconnue par trois des cinq membres permanents, la volonté de l’Union européenne d’aider le Kosovo sans intermédiaire et la mission dévolue à l’Onu. Il avance un compromis : Eulex agira sous le parapluie de l’Onu, la Minuk réduira ses missions et ses effectifs et le nouveau représentant spécial, Lamberto Zannier, détenteur sur le terrain de l’autorité internationale, avalisera l’action de l’Union européenne et des États-Unis. Cette solution fut aussitôt rejetée par la Serbie et la Russie au motif que la « reconfiguration » de la Minuk doit être approuvée par le Conseil. Un début de solution pourrait venir d’entretiens entre Belgrade et Prishtina portant sur des questions concrètes10. Leurs résultats détermineront l’étendue, les modalités et la durée de la partition. L’attitude du gouvernement « pro-européen » sur toutes ces questions sera surveillée par les « nationalistes purs ». Ils ont emporté, lors des élections du 11 mai 2008, 20 des 25 communes serbes du Kosovo. Ils dominent aussi l’Assemblée des Serbes du Kosovo, créée à Kosovska Mitrovica, le 28 juin dernier, 619e anniversaire de la bataille mythique. Les radicaux peuvent susciter des incidents s’ils jugent que le gouvernement pro-européen est trop conciliant.
Sur le dossier du Kosovo, la Russie veut faire entendre sa voix. Son juridisme est une protection contre l’instabilité redoutée de sa périphérie méridionale et aussi une manœuvre pour décourager les Occidentaux d’exercer un droit de regard sur ses affaires intérieures et ses relations avec ses très proches voisins. Avant tout, Moscou entend redevenir un partenaire majeur en Europe de l’Est afin de contrer les avancées de l’Otan et positionner vers l’Ouest son réseau de livraisons de gaz. La Serbie est donc un pays utile. En contrepartie de ses services, le gouvernement russe et le patriarche de Moscou défendent les positions de Belgrade et sont attentifs à la protection de l’héritage orthodoxe au Kosovo. Avec sa ténacité habituelle, la diplomatie russe contrera les initiatives européennes et américaines dans ce qui devient pour Moscou un « espace proche ». L’objectif lointain du Kremlin est d’obtenir « un nouvel ordre de sécurité en Europe » qui rendrait l’Otan inutile.
L’Europe cherche à dissoudre la querelle entre Belgrade et Prishtina dans l’Union européenne. Elle prend sur ses épaules la plus grande part du fardeau. Les coûts politique et financier de son engagement seront élevés11. Raison de plus pour donner à Eulex les moyens de réussir en sélectionnant des « conseillers » expérimentés, ouverts aux réalités locales, proches de la population et bons formateurs de leurs successeurs kosovars. La Commission européenne envisage de donner près de la moitié des fonds que le gouvernement du Kosovo a demandés, le 11 juillet, lors de la conférence des donateurs (1, 2 milliard d’euros). Quatre priorités s’imposent : agriculture et énergie, éducation et santé. Avec une préférence pour les projets bénéficiant non seulement au nouvel État mais aussi aux régions albanaise, monténégrine et bulgare enclavées comme le Kosovo. L’économie kosovare ne peut en effet se développer que dans un cadre régional.
Le futur de la Serbie est évidemment en Europe et dans l’Union européenne. Toutefois, Belgrade ne doit pas bénéficier d’un traitement de faveur. Les obligations vis-à-vis du Tpiy doivent être remplies et la procédure d’adhésion respectée. Consentir au nouveau gouvernement serbe un traitement de faveur en récompense de son orientation « pro-européenne », dont la sincérité reste d’ailleurs à démontrer, serait injuste à l’égard des autres candidats, notamment la Croatie. Ce serait faire un très mauvais cadeau à la Serbie au plan géopolitique. Les Serbes, qui sont persuadés que leur pays possède une vocation éminente dans l’espace ex-yougoslave, seraient justifiés dans leurs illusions. On sait aussi les drames provoqués en Europe du Sud-Est par la valorisation identitaire. L’Europe à 27 sera-t-elle assez rigoureuse, inventive et patiente pour répondre à ce défi ?
- *.
Voir son précédent article dans Esprit : « Kosovo : ambiguïtés et perspectives du plan de paix », octobre 1999 ainsi que de nombreuses notes de « Journal » sur la situation des Balkans.
- 1.
Cette constitution, élaborée par un cercle étroit de personnalités kosovares et d’experts étrangers, reprend les dispositions du plan de règlement du Kosovo de Martii Ahtisaari. Elle n’a pas fait l’objet d’une consultation populaire et a été approuvée par les députés sans véritable débat. Elle se substitue, aux yeux des responsables du Kosovo, au « cadre constitutionnel pour un gouvernement autonome au Kosovo » établi par la Minuk et adopté par référendum en 2001. Voir l’article d’Odile Perrot sur « Les perspectives incertaines de la constitution du Kosovo » dans Esprit, juillet 2008.
- 2.
Les accords de Rambouillet, cités trois fois dans la résolution 1244, stipulent que parmi les éléments à retenir pour le règlement final (du statut du Kosovo) figure « la volonté de la population ».
- 3.
L’impatience des Albanais devant la lenteur et les hésitations de la communauté internationale à fixer leur avenir a été la cause principale de violences qui visaient autant la Minuk (et non l’Osce) que les Serbes et leurs symboles.
- 4.
Les prisonniers politiques albanais transférés en Serbie et oubliés dans les accords de Kumanovo (10 juin 1999) ne furent libérés qu’après de sordides et coûteuses négociations individuelles. Belgrade cessa de verser leurs pensions aux employés albanais.
- 5.
Martii Athisaari possède un impressionnant palmarès de négociateurs : Namibie, Aceh, Irlande du Nord, Bosnie-Herzégovine, ex-Yougoslavie. Avec Victor Tchernomirdine, émissaire du président Eltsine, il prépara, de mai à juin 1999, un plan de règlement de la guerre au Kosovo finalement accepté par Slobodan Milosevic. En novembre 2005, M. Ahtisaari fut nommé, avec l’accord unanime du Conseil de sécurité, envoyé spécial du secrétaire général pour conduire le « processus politique de détermination du futur statut du Kosovo ».
- 6.
Chypre s’est abstenu en pratiquant l’abstention positive qui ne bloque pas la décision collective.
- 7.
En 1913, le parlement serbe refusa d’étendre la constitution au territoire nouvellement acquis et, par décret, le plaça sous administration militaire et policière.
- 8.
Par deux fois, le président de la Serbie, Boris Tadic, a présenté des excuses aux victimes des crimes de guerre commis par des Serbes, aux Bosniaques en visitant Sarajevo en 2004 et aux Croates à Zagreb en juillet 2007.
- 9.
Le Kosovo pourra accéder au Fmi et à la Banque mondiale car les Occidentaux y possèdent une majorité.
- 10.
Police, justice, frontières, héritage culturel, transports et douanes.
- 11.
Pour le fonctionnement d’Eulex, un crédit de 200 millions d’euros a été inscrit dans le budget de la Commission pour les 16 mois à venir.