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De Saint-Pétersbourg à Vladivostok. D'une fenêtre à l'autre de l'empire eurasien

décembre 2013

#Divers

D’une fenêtre à l’autre de l’empire eurasien

La Russie, malgré son immensité, est remarquablement homogène ; les églises orthodoxes à bulbes et les musées étendent leur empire jusqu’aux confins de la Sibérie. Mais les choses changent, et l’influence chinoise se fait de plus en plus sentir ; c’est vers l’Est que Moscou se tourne, de plus en plus, pour trouver débouchés économiques et alliances politiques.

I

Saint - Pétersbourg-Vladivostok. Les deux grandes villes russes les plus éloignées. Soit dix mille kilomètres en ligne directe, onze heures de vol. La première fondée en 1703 par l’empereur Pierre Ier, la seconde en 1860 par Mouraviev-Amourski, un haut fonctionnaire qui annexa les nouveaux territoires immenses de l’Extrême-Orient russe.

Deux villes artificielles, l’une sur le delta de la Neva, ouvrant la Russie sur l’Europe par la mer Baltique, l’autre sur la mer du Japon par le golfe de Pierre-le-Grand… Pierre, l’empereur fondateur de la Russie grande puissance, est aux deux bouts de l’immense empire.

Un vent méchant arrache
Aux cheminées leur âcre fumée.
Le Souverain n’est pas content
De sa capitale nouveau-née.

Ces vers d’Anna Akhmatova1 s’appliquent-ils à l’« autre bout » de l’immense arc de terres ? Oui, l’empereur s’intéressait aux confins orientaux. Mais sa sœur, la régente Sophie, avait signé avec la Chine le traité de Nertchinsk qui interdisait aux Russes l’accès à la mer du Japon. Ils devaient rester au nord des monts Stanovoï et gardaient l’accès à la mer d’Okhotsk, du nom d’un fortin cosaque. Pierre se fit une raison. Passionné de géographie, il désirait cependant savoir si oui ou non le Kamtchatka était relié à l’Alaska. Il envoya Behring, un Danois russifié, en 1721, sur les îles Aléoutiennes, puis une deuxième fois en 1725 – il fallait deux ans pour atteindre Okhotsk par terre – avec un convoi de charpentiers navals. Pierre n’eut pas le temps de prendre connaissance des conclusions de Behring, qui établit que le Kamtchatka n’était pas relié à l’Alaska et débarqua en Alaska (restée russe jusqu’en 1866). Ce fut Nicolas Ier qui reprit une politique d’expansion, profitant de l’affaiblissement de la Chine, et s’empara de la rive nord du grand fleuve Amour. Au traité de Pékin, en 1860, les frontières actuelles furent enfin établies : rive nord de l’Amour et rive est de l’Oussouri appartenaient à la Russie. La Russie du Far East prenait son contour définitif, en équerre autour du confluent de l’Amour et de l’Oussouri. Pierre le Grand pouvait défroncer son nez…

Notons cependant que tous ne sont pas satisfaits du tout dernier traité entre Russie et Chine, signé en 2004, et qui a mis fin définitivement aux querelles de frontières, par la cession de quelques îles au milieu du cours de l’Amour. Aussi, à Khabarovsk, lors de la première d’un film documentaire intitulé les Malheurs du père Amour, ai-je entendu dans le débat qui a suivi des voix véhémentes : cessons de donner des parcelles du territoire russe, si infimes fussent-elles, à l’étranger ! La rétrocession au Japon des trois îles Kouriles du Sud n’est pas pour demain. Avec la Chine tout va bien, mais la coopération écologique n’est pas facile, l’Amour est très pollué, depuis quelques années la baignade est interdite de Blagovechtchensk à Khabarovsk (mille kilomètres). Et les deux parties, qui multiplient les conférences communes se renvoient la balle : mais à ce jeu, les Chinois sont inusables…

Aller de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, c’est tout d’abord mesurer l’immensité russe, et vérifier que tout est russe : théâtres, philarmoniques et musées à l’européenne. La Russie est homogène, même si elle intègre de petits peuples, russifiés, qui ont préservé une partie de leur culture (les Iakoutes, au nord-est du lac Baïkal, sont le plus important). Staline fit même prélever sur les réserves de l’Ermitage, durant les années 1930, des tableaux des écoles française, hollandaise, allemande et italienne pour que les grandes villes de son empire aient toutes leur Ermitage. Tel le musée des Beaux-Arts de Khabarovsk, ouvert au début des années 1930. Le régime actuel a renforcé cette unité culturelle en reconstruisant le réseau des églises orthodoxes à bulbes. À Khabarovsk, on en a même rajouté, et la ville a deux cathédrales flambant neuves. Il y a aussi ce que Roman Jakobson appelait l’usus russe, une façon de vivre, de boire, de travailler par accès d’hystérie et longues périodes d’atonie, qui unifie la Russie d’un océan à l’autre, quoique les Sibériens soient gens plus indépendants, qui n’ont pas connu le servage.

Pourtant, le contexte géographique et culturel a radicalement changé : de Blagovechtchensk jusqu’à Khabarovsk et Vladivostok, j’ai rencontré des Russes qui vont passer leurs vacances en Chine, se baignent dans la mer Jaune, achètent chinois (et même, dans le cas de Blagovechtchensk, vont faire leurs courses dans la ville d’en face, sur l’autre rive de l’Amour). Le billet d’avion pour l’Europe est bien trop cher. Des trois voisins, ils apprécient énormément la Chine, beaucoup la Corée (du Sud, exclusivement), et beaucoup moins le Japon. Le Japon est cher, proche mais cher, et le contentieux frontalier freine la coopération. Ce qui n’empêche pas qu’à partir d’Irkoutsk, les voitures ont la conduite à droite, comme au Japon, parce qu’elles en viennent quasiment toutes.

II

Quelque chose a changé dans l’humeur politique de cette immense Russie : les gens reparlent politique. D’un bout à l’autre – rencontres de hasard dans les longues journées de train, chauffeurs de taxi, collègues ou amis – on indique ou proclame volontiers pour qui on a voté le 4 mars 2012. La tante d’un journaliste de Blagovechtchensk vit dans une toute petite ville au nord, à Svobodnyj (« Libreville », son nom sonne comme un sarcasme quand on sait que la ville abritait l’immense « Bamlag », une ramification du goulag). Elle a toujours voté pour Ziouganov et les communistes. Le 4 mars, elle a voté Poutine pour la première fois : une allocation spéciale de 15 000 roubles lui est attribuée chaque mois, en raison de ses problèmes respiratoires graves. Voilà un exemple des changements en cours. Chacun fait vraiment son choix. De très nombreux intellectuels ont voté pour l’oligarque Mikhaïl Prokhorov. Mais deux chauffeurs de taxi de Moscou aussi. (Tandis qu’un autre grommelle en voyant tous les cars de police sur la place Maïakovski, massés là pour empêcher une énième manifestation.) Dans la candidature de Prokhorov, ce qui a plu, c’est la relative transparence d’une success story liée au nickel de Norilsk. Et puis, Prokhorov est un « autocandidat » (terme juridique, il a présenté deux millions de signatures parce qu’il n’était pas proposé par un parti), et cela aussi a plu. Les débats ouverts, mais chaotiques, qui ont occupé l’écran des grandes chaînes ont laissé leur trace. Mais pas en sens unique. Andreï, un technicien rencontré dans un « pique-nique » près de Blagovechtchensk (par moins seize degrés), sort de ses gonds quand il parle de ces débats, qui l’ont scandalisé. En réalité, dit-il, c’est l’Otan qui a tout manigancé. Pour cet homme calme et aimable, la thèse du complot est la seule possible. Et elle rôde effectivement dans beaucoup d’esprits, reprise par des tribuns comme Sergueï Kouniaguine, professeur de « métaphysique politique ». Il n’y a rien à faire avec les maniaques du danger « orange ». Leur seul vrai argument, c’est le danger de l’instabilité pour ce pays géant. « Les orangistes auront toujours où s’enfuir si ça tourne mal. Nous, nous devrons rester ! », proclame Kouniaguine.

La lecture de la presse écrite est également devenue plus intéressante, comme si une certaine censure mentale avait disparu. On découvre les côtés touchants et les côtés repoussants de cette société qui roule toujours sur le tranchant d’une pièce de monnaie, entre pile ou face, selon Mikhalkov. Ici un pope de campagne, grâce aux élèves d’une riche école de Moscou, a pu acheter un tracteur, seul moyen de vaincre une boue où tous les autres véhicules s’enlisent ; il va de femme isolée en femme isolée distribuer de la nourriture. « Tout va bien, petit père, tout va bien, dommage seulement que le kolkhoze se soit écroulé ! » Là, des policiers de Kazan ont violé et torturé à mort par pur sadisme un malheureux pris presque au hasard, « pour faire du chiffre ». Il y a un an, tous les « miliciens » avaient dû passer des tests pour devenir « policiers », bien souvent cela n’avait été qu’un simulacre. Pourtant, sur les cinq bourreaux de Kazan, trois avaient été jugés peu fiables par les psychiatres.

« Nous passons par une cruelle phase de croissance », déclare Pavel Lounguine, le cinéaste qui a tourné un film magnifique sur Ivan le Terrible (centré moins sur le tsar bourreau que sur le métropolite Philippe qui, petit à petit, devient un saint). Son tout dernier film, l’Orchestre, est une fable sur la surdité de la société actuelle, le gouffre nouveau entre pères et fils. Il y a deux peuples qui se tournent le dos, un peuple à l’ancienne, qui aime les énormes chapkas de boyards, l’aura du pouvoir, et les enfants de la démocratie, nés en 1991 et après, qui ont imaginé les meetings de décembre 2011 et février 2012. Le président Medvedev a d’ailleurs voulu flirter avec cette jeunesse, en créant son blog. « Je ne sais pas comment en sortir, mais chez nous, malheureusement, il n’y a pas de plate-forme morale commune ni de valeurs culturelles communes. Le plus souvent l’amour du pouvoir se substitue aux valeurs », déclare Lounguine.

La politique est-elle rentrée dans le rang après la victoire de Poutine le 4 mars 2012 ? Pas vraiment. La victoire de l’opposant au pouvoir dans l’élection du maire de Iaroslavl, en avril de la même année, prouve que les choses vont continuer à bouger, ville par ville. Un homme d’affaires présenté par Russie unie, le parti de Poutine, a été battu par un opposant local. Une victoire inattendue, qui va plus loin que les « pertes » de Moscou et de Vladivostok, deux villes qui n’ont pas donné au candidat Poutine de majorité absolue. Et une victoire que les journaux mettent à la une, ce qui est également nouveau. Il est clair que le changement va se poursuivre partout à l’échelon local.

Même à la remise des Nike – les Césars du cinéma russe – la politique s’est installée puisque Xénia Sobtchak, la fille du premier maire élu de Leningrad et vedette de la télé très en pointe dans les meetings, a demandé publiquement à l’actrice Khamatava, couronnée pour une action en faveur des enfants orphelins, si le clip de publicité qu’elle avait tourné pour Poutine lui avait été imposé. Le scandale a secoué tout l’internet russe.

C’est de cet internet que vient le nouveau en Russie. Il a modifié la donne politique, que l’on croyait figée pour longtemps. Et si le pouvoir conserve une bonne assise, elle n’est pas majoritaire dans l’élite.

C’est aussi l’internet russe qui véhicule les rumeurs les plus déplacées, les plus xénophobes ou racistes. Il est étrange de constater à quel point l’Europe d’aujourd’hui semble aux Russes victime d’une invasion, livrée aux Arabes et aux Noirs. Cette question surgissait, le plus souvent très candidement, à toutes mes conférences. Ma réponse était l’étonnement devant leur étonnement : la Russie n’est-elle pas un extraordinaire melting-pot de plus de cent nations, n’a-t-elle pas « importé » des étrangers, Souabes, Suisses, Tessinois, Français, par dizaines de milliers, et Pouchkine lui-même ne descend-il pas du « Nègre de Pierre le Grand » ? Mais pourquoi s’étonner ? En 1911 déjà, le poète Andreï Biely notait à son passage à Paris : « Le nègre arrive de partout. »

« Nous sommes tous des benêts », dit Xénia Sobtchak, dans son Encyclopédie des caves. Entendons par là que les Russes se laissent avoir facilement, qu’ils aiment la chapka byzantine de leurs tsars et la vénèrent ; ce n’est certainement plus le cas aujourd’hui pour une minorité. L’hétérogénéité de la société russe a grandi. Dans un magnifique film, Andreï Smirnov, l’auteur de la légendaire Gare de Biélorussie, vient de nous donner une sorte de saga symbolique de la Russie, Il était une fois une bonne femme. C’est l’histoire d’une paysanne et d’un village, avant la révolution de 1917 et après. Le film vient de recevoir le grand prix Nike. Derrière la splendeur, la lenteur, la cruauté des images, se cache toute une interprétation de l’histoire russe. Au fond, suggère Smirnov, la cruauté des mœurs paysannes traditionnelles, celle que montrent Tolstoï dans la Puissance des ténèbres ou Tchekhov dans « Les paysans », explique la férocité de la guerre civile russe. Violée par son beau-père, puis par les Blancs comme les Rouges du village, traînant sa fille au travers de mille atrocités, l’héroïne symbolise-t-elle une passivité, une sainteté, une prédestination à la souffrance ? Smirnov pose la question, et de son film on sort éreinté, mais enrichi par le visage lumineux de l’actrice, par l’amour qui l’a saisie au milieu de toutes les atrocités, par sa résistance au mal. « Il était une fois… » Seule la voix enfantine du conte peut dire ce massif de souffrances et de cruauté, le dire sans presque le juger. En tout cas Smirnov met en garde, car c’est cela que la Russie d’aujourd’hui ne veut plus voir.

Au long de l’immense Amour

L’Arc de triomphe élevé en l’honneur du passage du Césarévitch à Blagovechtchensk en août 1891 avait évidemment été démoli sous les soviets ; il a été reconstruit à l’identique, dans son style néo - byzantin rococo. Il s’ajoute à la statuaire soviétique qui abonde dans cette ville provinciale aux larges avenues. L’Amour est gelé, les guérites des gardes-frontières sont posées sur la glace, tous les cent mètres. Elles ressemblent à celles des pêcheurs sur la rivière Zeïa, mais la pêche n’est pas autorisée sur l’Amour. La ville est bâtie au confluent de l’Amour et de la Zeïa. Et en face, reliée par un bus qui passe sur la glace, la ville chinoise de Hehié a poussé comme un champignon depuis dix ans. L’ancien village compte maintenant 120 000 habitants. Les gens ici ont tout gagné au réchauffement des relations avec les Chinois. La Chine est leur base arrière. Mais il n’y pas beaucoup de Chinois visibles dans les rues. Ils viennent travailler par groupes entiers, vivent dans des baraquements excentrés, édifient en quelques semaines ce que les ouvriers russes mettent des mois à bâtir, puis s’en vont. Ainsi marche la Russie, d’un bout à l’autre (ailleurs, les maçons sont ouzbeks). Mon collègue Urmanov, qui me reçoit, vient d’emménager dans un ensemble récemment construit. Un tiers l’a été par des ouvriers russes, qui l’ont laissé inachevé, et puis l’on a fait venir les Chinois, qui sont en train de finir le travail.

Les autorités refont le quai, il faut être plus présentable face à la Chine. Quais, lampadaires, tout est repensé pour le coup d’œil depuis l’autre rive… Un étrange bâtiment à pans coupés irréguliers, surnommé la Bastille, vient d’être achevé ; on y donne des concerts de variété.

Née au milieu du xixe siècle, la ville était initialement un fortin cosaque. Puis vinrent les chercheurs d’or, les cosaques, enfin les paysans transférés (sur la base du volontariat, avec de longs préliminaires d’inscription et de préparatifs) grâce à la réforme du ministre de Nicolas II, Arkady Stolypine, dans les années 1910. Ils arrivaient par familles, villages, ou stanitsa cosaques entières, tout d’abord en bateau, depuis Odessa, puis par train et charrois au fur et à mesure de l’avancement des travaux du Transsibérien. Le premier train arriva en décembre 1913, à la veille de la chute de l’ancien régime… Le pouvoir soviétique ne s’installa pas tout de suite : les Blancs, et surtout les cosaques, tinrent tête aux Rouges jusqu’en 1922. Ici, comme à Vladivostok, les régimes se succédèrent et la République extrême-orientale battit monnaie, eut son armée, ses armoiries, ses ministres. C’est d’ailleurs là que l’ancien séducteur de Lara, dans le roman de Pasternak le Docteur Jivago, veut entraîner son ancienne maîtresse pour la mettre à l’abri avec sa fillette.

On cherche encore l’or dans l’arrière-pays, le sous-sol est riche, et les nouveaux riches ne manquent pas. Le climat ici est vraiment continental, on passe de moins quarante degrés l’hiver à quarante degrés l’été, en juin tout pousse très vite, légumes, melons, pastèques.

Nous sommes à l’extrémité est de la Daourie, pays de bagne où fut déporté, sous le tsar Alexis Mikhaïlovitch, le fondateur des vieux-croyants. Sa Vie, un des textes fondateurs du modernisme russe, du fait de son langage rude et imagé, raconte les tribulations de toute sa famille et la mort de ses enfants en bas âge.

Les vieux-croyants ont peuplé toute la Sibérie et tout l’Extrême-Orient russe ; on les persécutait et eux-mêmes étaient toujours prêts à aller plus loin. Une fois installés, on les chassait et on établissait à leur place des colons orthodoxes, bien plus paresseux que les vieux-croyants (Léon Poliakov les a comparés aux protestants en Occident). Dans tous les musées d’ethnographie de la région, il y a toujours une section qui leur est consacrée. L’édit impérial de 1860 qui a légalisé leur émigration constante vers l’Est de l’Empire a joué un grand rôle pour ces immenses espaces, toujours en attente de peuplement nouveau… Une légende voulait que le royaume de la Justice fût à l’Est, dans le Belovodié, ou Royaume blanc. Une autre parlait du royaume d’Oponié (le Japon), et les pieux moujiks partaient vers l’utopie avec femmes et enfants, toujours sobres, toujours excellents charpentiers et bâtisseurs. Leurs colonies sont toujours là, conduites par des vieillards aux longues barbes ; cependant, leur long chemin de la Russie centrale vers la province maritime est aujourd’hui achevé et leurs communautés se délitent. L’absence de popes (dans la plupart de leurs diverses obédiences) leur donne peu de résistance aujourd’hui, face aux protestants de toutes appellations qui s’emparent des esprits et sont plus nombreux que les orthodoxes pratiquants, cependant que la scientologie viendrait en troisième place. La Sibérie a toujours été un lieu de prédilection pour les sectes…

Blagovechtchensk aura bientôt son aéroport international, car le pouvoir a décidé la construction d’un cosmodrome, afin de ne plus dépendre de Baïkonour, qui est au Kazakhstan. Il sera situé à 180 kilomètres de la ville, près de Svobodny, semble-t-il sur le site d’un ancien camp, Svobodny-18. L’avantage sera de lancer les fusées et de les faire revenir dans une région très peu peuplée. L’aéroport, ainsi qu’une branche nouvelle du chemin de fer transsibérien, l’arrivée de trente mille ouvriers (sûrement étrangers pour la plupart), promettent à la région un nouveau souffle.

Khabarovsk porte le nom d’un explorateur du xviie siècle qui arriva à pied depuis l’autre bout des terres russes. Mais son vrai fondateur est l’amiral Nevelski, qui reprit le Primorié aux Chinois.

L’université est nettement moins riche qu’ailleurs, je ne sais pourquoi. Khabarovsk a tout d’une capitale régionale russe : un grand Musée ethnographique, un grand musée d’Art, deux cathédrales (une en trop, c’est vrai, elle reproduit en miniature l’ancienne), deux immenses boulevards qui correspondent à deux anciens affluents de l’Amour, un haut quai sur le fleuve. En face, des chapelets d’îles glacées, pas un bâtiment. Cette ville n’existe que sur une seule rive. Au nord, pas de route, les bourgades ne sont reliées que par de petits avions. On va y pêcher pendant l’été, on ne s’y risque pas l’hiver. Ici aussi les Chinois viennent travailler, mais leurs logements de Gastarbeiter sont cachés. Des vestiges de soviétisme, il y en a plus qu’ailleurs : au musée d’Art, je n’ai pas le droit de photographier, il n’y a aucun catalogue et la sous-directrice refuse de me voir, elle me fait envoyer un panneau de cinquante sur soixante-dix centimètres, où il est écrit en grosses lettres : « Photos interdites ». Notre dialogue se résume à ça. Le Musée ethnographique, fondé par un haut fonctionnaire d’ancien régime, zélé explorateur et collectionneur d’objets ethnographiques, Nikolaj Grodekov, date de 1896, avant le Musée ethnographique de Saint-Pétersbourg. Khabarovsk était alors la capitale d’une région qui incluait tout l’Amourié, Sakhaline, la région immense d’Okhotsk et tout le Primorié. Ses frontières étaient avec la Chine, la Corée, le Japon et l’Alaska devenu américain. Le directeur, M. Ruben, est affable, le personnel compétent, le public nombreux et les collections sont importantes (plus de 400 000 objets). L’histoire récente est montrée avec humour : de petites armoires qui, fermées, montrent le côté officiel, et ouvertes, découvrent ce que le régime voulait cacher. En particulier le goulag, qui a également droit à une salle spéciale, très documentée, sur tous les types de camps et de détenus. On y voit la reconstitution d’un mirador du camp de Nijne-Amourskoïé. Comme partout, la « Grande Guerre pour la patrie » (Seconde Guerre mondiale) a droit à une salle entière, bien qu’elle n’ait pas touché la région. On y voit un télégramme de Staline félicitant la ville pour son aide financière à deux unités de l’armée. Une salle ronde panoramique propose une mise en scène de la bataille de Volotchaevka, en février 1922, lorsque les forces de la République d’Extrême-Orient (prosoviétique) eurent le dessus sur les Blancs. C’est un chef-d’œuvre de l’art muséal soviétique ; datant des années 1970, avec reconstitution très approximative, et élément de pathétique patriotique. Le jeune historien qui m’accompagne s’en amuse beaucoup.

Le marché de la ville est à lui tout seul une bourgade, des étals sous des auvents qui protègent de la neige et du vent (il fait moins seize degrés). Des vendeurs chinois, mais il ne reste plus guère de Coréens, qui étaient si nombreux autrefois. Ici, comme partout en Extrême-Orient, les produits alimentaires viennent de Chine. Même le poisson pêché par des bateaux russes est conditionné en Chine ou au Japon et revient sous forme de surgelés ou de conserves. Le consulat général de Chine pour la Sibérie et l’Extrême-Orient est ici, à Khabarovsk. C’est lui qui est intervenu l’an dernier lors d’une échauffourée entre les policiers d’Irkoutsk et une centaine d’ouvriers chinois qui refusaient un contrôle. La presse locale commence à parler d’un danger « kosovar », craignant la création d’abcès de peuplement chinois. Les plus talentueux lancent de petites entreprises, achètent des maisons et se regroupent toujours dans chaque ville. Mais la Russie n’a pas de stratégie vis-à-vis du problème, essentiel pour sa survie et pour sa démographie. Elle a besoin de cette main-d’œuvre, de ces entrepreneurs. La Chine lui achète son pétrole. Elle importe produits manufacturés, services, nourriture.

Au Théâtre dramatique, on donne la première d’une pièce tirée du chef-d’œuvre du grand écrivain russe abkhaze, Fazil Iskander. L’idée et la mise en scène sont dues au nouveau directeur, qui vient de Moscou, le critique d’art et comédien Vladimir Orenov. Le Buffle au grand front est une fable animalière insérée dans le chef-d’œuvre d’Iskander : Sandro de Tchéguème, inconnu en Occident. Sandro est la chronique épique et burlesque de la vie d’un village abkhaze à l’époque de Staline. La fable dit lyriquement la vie d’un buffle, comme le fit Tolstoï pour la vie d’un cheval dans « Khols tomer ». Le Buffle au grand front est une comédie dansée, chantée, ravissante de fraîcheur. Trois comédiens jouent le Buffle, le Buffle au grand cœur, modèle de courage inné, le Buffle qui a peur du « pays où pleurent les chevaux » (l’abattoir) et le Buffle lyrique et amoureux d’une jeune bufflette. L’enchantement de cette poésie proche du folklore montagnard du Caucase est complet. Orenov a obtenu le Masque d’or, le plus grand prix théâtral russe.

Cette pièce étonnante est-elle un vestige de la grande littérature soviétique, demi-dissidente (en son temps, Sandro de Tchéguème parut en version soviétique tronquée aux deux tiers) d’une époque où le pays allait, politiquement, mais aussi culturellement, de la Géorgie au Primorié ? Ou bien prouve-t-elle que l’art et la littérature peuvent encore unifier les deux bouts d’un empire au tiers disparu ? « Dans cette vie merveilleuse, pense le Buffle, il y avait une chose effroyable et incompréhensible : tout ce qu’il aimait, tous ceux qu’il aimait, tôt ou tard, disparaissaient. » L’hymne à la bonté animale que chante Iskander faisait du bien dans le glacial Khabarovsk.

La province maritime

C’est le Far East russe, une province qui longe la mer du Japon du sud au nord, avec neuf cents kilomètres entre les deux capitales, l’administrative, Khabarovsk, et l’économique, Vladivostok… Le train parti de Blagovechtchensk met deux nuits et une journée pour aller de Blagovechtchensk à Vladivostok, en passant par la République autonome juive (Birobidjan) et par Khabarovsk. Il faut s’habituer à ses voisins, surtout un ancien officier soviétique qui se plaint de la chute du communisme, mais parvient quand même à se faire payer ses retours en Ukraine (il fait partie des très nombreux Ukrainiens qui peuplent la province). Nous longeons l’Amour, puis l’Oussouri. Les gares sont rares, emphatiquement décorées de statues nouvelles de héros cosaques ou anciennes de gardes rouges. Arrivée à Vladivostok, dans une charmante petite gare qui est la réduction de celle de Iaroslavl à Moscou (en style Belle Époque) : la mer est là, le port, un immense voilier-école. Et, à l’horizon, un des deux grands ponts suspendus en construction. Nous voici à l’autre bout de la Russie.

De longue date, remarque l’historien polonais Waliszevski, qui publiait à Paris à la fin du xixe siècle des ouvrages d’histoire honnis en Russie, ce pays a adoré construire des palais aussi vite qu’ils brûlaient, quand ils étaient de bois. Les constructions que Vladimir Poutine a lancées à Vladivostok sont phénoménales ; sur l’île Russe, en face de la Corne d’or (ainsi nommée parce qu’elle rappelle Istanbul), on achève une gigantesque université. J’ai visité le chantier, où s’affairent quinze mille ouvriers, tous étrangers (Turcs, Kirghizes, Ouzbeks, Chinois, Coréens, etc.). On parcourt des kilomètres de salles, dont trois stupéfient par leur immensité : environ neuf cents mètres carrés. C’est que les bâtiments ne seront livrés à l’université qu’après le sommet d’octobre 2012 de l’« Alliance économique des pays d’Asie et du Pacifique ». Les trois immenses salles serviront aux chefs d’État et à leurs collaborateurs, puis feront partie du Centre étudiant. L’immense amphithéâtre de bâtiments est en demi-lune, orienté au nord, sur une île où il n’y avait jusqu’ici que quelques villages de pêcheurs. Pour y aller, on ne prendra plus le bac, comme j’ai fait, mais les deux immenses ponts suspendus, dont les tabliers sont inachevés. Ces structures gigantesques se voient de partout, mais leur silhouette très filiforme sera comme un dessin aérien. Dans la ville, le pont enjambe tout un quartier, des maisons anciennes sont maintenant nichées dans son ombre, mais les échafaudages implantés tous les vingt mètres entre l’amorce du pont et la première tour de soutien des câbles encombrent encore la ville. Le budget de l’ensemble est, dit-on, de 10 milliards de dollars, soit dix fois le budget des Jeux olympiques de Vancouver… Quant aux enseignants, ils ont peur de leur « déportation » sur cette île où les trois kilomètres des ponts d’accès vont sûrement créer des bouchons. Car la ville est d’humeur oppositionnelle. On y trouve une filiale de journal d’opposition très véhément de Saint-Pétersbourg, Novaïa Gazeta. Un ancien gouverneur de la ville, Vladimir Kouznetsov, qui habite à San Francisco, où il a été consul général, est revenu prendre la tête d’une des grandes entités de la nouvelle université d’Extrême-Orient. C’est un opposant politique très ferme, et un pragmatique très américain. Avec lui, l’université va pouvoir faire sa mue.

C’est ici que Soljenitsyne a pour la première fois repris contact public avec la Russie lors de son retour en 1994. Cela s’est passé sur une place soviétique informe, dominant la mer, ornée de statues de partisans rouges brandissant le poing. Un peu plus loin, sur le quai, l’arc de triomphe élevé pour le débarquement du Césarévitch en 1891 a, comme à Blagovechtchensk, été reconstruit. On y vient se faire photographier pour les mariages. Une chapelle commémorative flambant neuve le côtoie. Au théâtre d’en face, le théâtre Gorki, on joue un Revizor assez kitsch, mis en scène par le patron du théâtre, Efim Zveniatski. Sur les quais, dans la vieille ville qui monte et descend comme à San Francisco, partout de petits cafés sympathiques. Une ancienne rue devenue piétonne débouche sur la baie de Pierre-le-Grand. On y trouve des cafés qui recréent les établissements américains de la grande période cosmopolite de Vladivostok.

Le grand événement culturel, c’est la publication des mémoires d’une Américaine qui a vécu dans la ville de 1894 à 1930. Les lettres qu’elle a adressées à sa famille sont un témoignage sans équivalent, dans un pays où l’on brûlait le plus souvent les papiers de famille afin de ne rien laisser de compromettant en cas de perquisition et arrestation. Eleonora Lord Prey débarque en 1884 de la Nouvelle-Angleterre pour épouser un marchand américain déjà installé dans la ville. Elle écrivait tous les jours des lettres qui partaient pour l’Amérique ; c’est sa petite-fille qui a retrouvé les lettres et les a éditées, avec l’aide du musée ethnographique Arseniev, et d’un éditeur indépendant, Alexandre Kolesov. Au musée, une salle lui est consacrée, avec cartes postales, objets de l’époque, citations tirées des lettres. Le livre a eu un succès foudroyant. C’est tout le glissement du temps depuis une sorte d’époque bénie du Far East russe, avec ses marchands, ses armateurs étrangers, son quartier coréen, ses échoppes, ses fêtes orthodoxes, sa paroisse protestante (préservée et rouverte), ses pique-niques sur l’herbe ou ses sorties en traîneaux tirés par les chiens. Eleonora est déjà très amoureuse de sa ville d’adoption, lors de la guerre russo-japonaise, et elle travaille pour la Croix-Rouge. Mais après la défaite terrestre à Moukden, navale à Tsushima, Eleonora voit revenir les bateaux russes, capturés par les Japonais et revendus à la Russie. Elle est secouée d’indignation, mais n’est pas au bout de ses émotions : bientôt, c’est la Grande Guerre, certes très éloignée de la ville. Le « Magasin américain » reste ouvert pendant toute la guerre, mais il faut le fermer en 1918, aller travailler au consulat américain. L’intervention étrangère débute, les navires de guerre japonais reviennent, Anglais et Nippons paradent dans la ville. « Hier je suis allée chercher les coupons pour le sucre, on les distribue dans l’ancien appartement de Mme Cromton, et la dernière fois que j’y étais allée, c’était après ses relevailles ; que d’eau a coulé depuis ! » Koltchak est pris, fusillé, la légion tchèque est encore là et donne un concert merveilleux – mais la République d’Extrême-Orient l’emporte, et le nouveau héros, c’est le chef rouge Bielochtchokov… Le mari d’Eleonora meurt, la maison est envahie par plusieurs familles, les nuits sont dangereuses. Eleonora est plutôt bien vue et fait partie du comité de la « cour » de sa propre maison. Sa famille du Maine ne comprend pas qu’elle reste accrochée à Vladivostok. Mais il se fait tard pour partir, le Kgb perlustre toute la correspondance. En 1930, elle part pour Shanghai, où vit sa fille.

Vladivostok, comme toute la Russie actuelle, a soif de son passé : le long ruban épistolaire d’Eleonora, du victorianisme américain de la petite épouse du marchand yankee à cette « commune » prolétaire de la maison des Smith, reconstruit de la continuité. Le livre part comme des petits pains. Pourtant, pas beaucoup de librairies dans la ville ! Mais je fais la connaissance d’un patron de « Salon de tabac », qui est le premier Russe que je connaisse à avoir lu Julien Gracq – le Rivage des Syrtes ! Pas beaucoup de demeures restées indemnes, mais sur une belle maison bourgeoise restaurée, une plaque indique que Yul Brynner y est né. Pas beaucoup de vie religieuse, mais une cathédrale rutilante et un temple luthérien avec un pasteur allemand et des concerts de divas coréennes.

La vie politique de la ville a connu maints esclandres. J’arrive au lendemain du limogeage par Moscou du gouverneur, dont la femme, Larissa Belobrazova, est une actrice connue, qui a patronné beaucoup d’acteurs et de collègues. Au café Porto franco, qui évoque une époque antérieure de la ville avec son port franc (par la suite elle devint une ville « fermée »), des intellectuels devisent bruyamment et parlent élections.

Vladivostok est redevenue moins l’autre « fenêtre » de la Russie, que l’autre « issue », vers le monde du Pacifique. Ici, on est en Russie par la langue, les mœurs, les théâtres, les églises, l’usure de la vie, comme dit Roman Jakobson. Mais le contexte est autre, les distances ont leur effet sur les gens, la façon de penser. La politique de Poutine et Medvedev ayant ouvert largement la Chine, les hommes de ces contrées rendues plus éloignées encore par les tarifs aériens actuels voisinent avec elle. Des femmes russes épousent des hommes chinois. L’extraordinaire sous-peuplement de toute la Sibérie et de l’Extrême-Orient, quoi que fassent les autorités, imposera un jour ou l’autre d’autres comportements ; tout dépend peut-être de ces mariages mixtes russo-chinois, c’est-à-dire, une fois de plus des femmes russes. Leurs hommes chinois deviendront-ils russes ?

La Realpolitik du pouvoir, que l’on voit au Conseil de sécurité de l’Onu avec le duo russo-chinois qui contre les Occidentaux, est une chose, la nouvelle symbiose des Russes et de leurs voisins en est une autre. Sûrement plus importante. L’île Rousski, qui va accueillir le sommet des pays du Pacifique et de l’Asie, sera une vitrine pour cet Extrême-Orient russe rénové, à nouveau chouchouté par Moscou, et qui recouvre sa grandeur, sans avoir jamais perdu sa beauté. Il est l’autre fenêtre, économiquement plus petite mais non moins ouverte que celle de l’autre bout. Cela est nouveau, et n’en finira pas de renouveler les choses de notre hémisphère. Étiré sur les latitudes nord de notre planète, strié par les bandes climatiques de la toundra, de la forêt et de la steppe, l’empire du Nord eurasien est tourné vers un autre monde que nous. Ce n’est plus l’empire du bagne, c’est celui de l’avenir eurasien de la Russie.

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    Anna Akhmatova, Requiem, trad. fr. Jean-Louis Backès, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2007.