
La personne au centre
Entretien avec Julia Kristeva
Julia Kristeva revient sur l’affaire de diffamation dont elle a fait l’objet, analyse le nouveau communautarisme des colères, évoque son engagement psychanalytique, son athéisme et son intérêt pour la foi, le féminisme et la notion européenne de personne.
Georges Nivat – Revenons pour commencer sur la pénible affaire qui a vu, en mars 2018, des journaux français et américains faire état d’informations provenant d’une Commission officielle des archives de la sécurité d’État bulgare, qui semblaient indiquer que vous auriez été recrutée comme agent, dans les années 1970, par les services secrets bulgares. Comment comprendre que ces archives aient refait surface de cette façon, et surtout, que des journaux comme L’Obs et le New Yorker aient pu relayer ces informations sans aucune précaution ?
Julia Kristeva – Cette « affaire » est importante en effet parce qu’elle révèle que l’accélération médiatique préfère embaumer la mémoire de l’Europe totalitaire – qui ne manque pas de resurgir sous la forme d’une revanche nationaliste – plutôt que de s’atteler à une véritable réévaluation de ce désastre historique. J’ai été très choquée qu’un journal comme L’Obs puisse se précipiter sur ces prétendues révélations sans s’interroger un instant sur les manœuvres de la police secrète bulgare. Les rédacteurs du Monde, eux, ayant repris l’information après la publication des premiers articles accusateurs, l’ont accompagnée d’un article de l’historienne Sonia Combe, qui mettait les lecteurs en garde contre les conclusions hâtives de ces dossiers trafiqués et falsifiés[1].
L’attaque fut très brutale. Un jour, j’ai reçu des messages d’une personne inconnue, se présentant comme journaliste de L’Obs, me disant que j’étais « l’espionne Sabina ». Abasourdie, j’ai répondu que c’était sans doute une mauvaise plaisanterie et je l’ai rejetée avec indignation. C’était trop tard, ils allaient publier. Beaucoup accrochent aujourd’hui leurs colères à des idéologies obsolètes, mais il est inadmissible – dans les démocraties dites avancées – d’ignorer, et donc de valider le fonctionnement des polices staliniennes, sous le couvert d’une prétendue épuration ou « lustration » menée par les régimes post-communistes. Soljénitsyne mettait en garde contre le système totalitaire où le mensonge, écrivait-il, est plus pernicieux que la suppression de liberté : il imprègne tout le lien social en commençant par aspirer, diffamer et abolir l’existence même de la personne[2].
Soljénitsyne mettait en garde contre le système totalitaire
où le mensonge imprègne
tout le lien social.
Deux « dossiers » ont été par la suite divulgués. Le premier, dont personne ne parle, m’a profondément atteinte, transformant cette affaire rocambolesque en une blessure intime. Il s’agit de trente-deux lettres, la plupart envoyées à mes parents (deux lettres de la famille de Philippe Sollers s’y ajoutent), subtilisées par la police sans que je sache si elles ont été extorquées à mes parents de leur vivant, ou simplement interceptées avant leur réception. Un viol psychique, difficile à expliquer à ceux qui n’ont pas vécu une telle effraction de l’intime infantile et familier. L’autre dossier a été monté par des agents de la sécurité d’État, pas moins de seize collaborateurs qui prétendent m’avoir interrogée, alors que ma signature ne figure nulle part et qu’aucun de mes propos sur des sujets généraux n’est authentifié : Aragon, le Printemps de Prague, les Palestiniens… Sans qu’aucune mission ou tâche quelconque de renseignement ne me soit assignée.
Comme je l’ai dit dans des entretiens de démenti publiés peu après dans le JDD[3], Vanity Fair[4] et Marianne[5], ladite affaire intervient en 1971, l’année où Sollers et le groupe Tel Quel ont fondé le « Mouvement de juin 1971 », d’inspiration maoïste fervente. Le dossier se conclut par la mention que comme espionne je suis nulle, mais que mon mari est à surveiller, ayant des relations avec les ambassades de Chine et d’Albanie : nous étions la première délégation d’intellectuels invitée en 1974 en Chine, après son entrée à l’Onu. Alors que le dossier mis au jour est de toute évidence un dossier de surveillance, ni L’Obs, ni le New York Times n’ont remis en question sa validité. Il s’agit d’une machination kafkaïenne où des fonctionnaires de la police stalinienne inventaient des rapports pour justifier leur mission. Avant qu’un officier supérieur ne conclue : « Dossier vide. »
Georges Nivat – Ces pratiques étaient en effet courantes à l’époque. Entre 1956 et 1959, j’écrivais souvent à mes parents de Moscou. Beaucoup plus tard, un Français de mes amis, souffrant d’un cancer, m’a envoyé une lettre pour me dire : « Il faut que tu saches. C’est moi qui traduisais toutes tes lettres en russe pour le Kgb. » Cette collaboration lui pesait des années après. Malgré tout, comment expliquer cette bienveillance vis-à-vis de formes de délation dans la presse de gauche ?
Il est vrai qu’il n’y a pas eu un seul mot sur cette affaire diffamatoire dans la presse de droite. Certains nostalgiques ne se bercent-ils pas des promesses révolutionnaires de jadis, suspicieux des « élites », discréditant les voies personnelles ? « Elle », en l’occurrence moi, a choisi la France, donc elle est soit une « ennemie du peuple », soit un potentiel agent du Kgb – tel serait le syllogisme de ces épigones des policiers staliniens. De prétendus réfractaires au « système » ne cessent de revendiquer leur insoumission et endossent une conception très mécanique, pour ne pas dire totalitaire, de la liberté personnelle. La mienne ne se réduit pas seulement à un choix ; lectrice de Beauvoir, je l’entends comme une capacité de se transcender avec les autres : dans la complexité de ses liens, pensées et actes. Au moment de l’élection présidentielle, on m’a demandé dans un entretien ce que je ferais si j’étais présidente. J’ai répondu : « Mettre la personne au centre. » Une utopie qu’on peut encore soutenir en Europe. Pas l’ego, pas l’image, pas le pouvoir ni le vouloir d’achat, mais la personne. Dans les débris du postcommunisme, cette parole est inaudible. Il y subsiste trop de ressentiment (au sens nietzschéen du terme : réaction à la place de l’action, envie au lieu de désir) vis-à-vis des démocraties occidentales.
Olivier Mongin – Aujourd’hui, on cherche des gens connus pour les briser. Or vous avez toujours travaillé sur l’abjection, dès l’ouvrage Pouvoir de l’horreur[6]. Et dans La Révolte de l’intime[7], vous interrogez ce nouveau système de représentations destructrices à l’œuvre notamment dans le journalisme…
L’hyper-connexion s’empare de la destructivité ainsi lancée par ceux dont la paresse pernicieuse a commencé le mouvement, et la personne-cible est aspirée. On voit à quel extrémisme peut conduire cette nouvelle forme de communion des likes, ce communautarisme des colères : une véritable érotisation sournoise de la démolition. Dans un état de jubilation morbide, on annule l’autre, tout simplement.
La mort et la pulsion de mort sont renvoyées à la pathologie. Pourtant, elles nous habitent.
Aujourd’hui, le djihadisme, en particulier, répand comme une religion politique cette érotisation de la violence, qui consiste à mobiliser la pulsion de mort inhérente aux êtres parlants que nous sommes : viols et décapitations s’ensuivent. Ces actes se revendiquent, au plan politique, comme des vengeances ; et agissent comme consolations voire récompenses des frustrations et des colères. Les religions qui nous ont précédés dans la connaissance des plis de l’âme, de ses paradis et de ses enfers, s’en sont emparées pour le meilleur et pour le pire. Certains humanistes ont enjambé ces abîmes : la mort et la mortalité, c’est tout juste bon pour les officiants des cultes. D’autres s’aperçoivent que la pulsion de mort éveille des énergies, et applaudissent à l’enthousiasme djihadiste ; pour regretter l’affadissement de la foi chrétienne et humaniste. Étranges polémistes ! Il demeure cependant que la mort, la mortalité en nous (le handicap) et la pulsion de mort qui attisent des colères, l’angoisse ou la jubilation qu’elles suscitent, sont renvoyées à la pathologie. Pourtant, elles nous habitent.
Vous rappelez mon expérience clinique de psychanalyste. Elle m’a fait découvrir que dès la relation précoce mère-enfant, l’abjection est présente. Ni sujets ni objets, mais ab-jects, les deux protagonistes du premier lien humain sont sous l’emprise de l’horreur et de la fascination que j’appelle une « abjection ». Les saints catholiques s’y connaissent. À l’adolescence, de jeunes toxicomanes, anorexiques ou casseurs, en proie à ces motions pulsionnelles, étaient soignés depuis plusieurs années à la Maison des adolescents (hôpital Cochin) que dirige le professeur Marie-Rose Moro. Maintenant, nous recevons des jeunes tentés par le djihad. C’est pourquoi j’ai déplacé mon séminaire sur le Besoin de croire de l’université Paris 7 dans cette Maison de Solenn, à l’intention du personnel soignant.
Le communisme et la Révolution
Georges Nivat – Soljénitsyne a pris un certain temps pour comprendre la nature du régime soviétique. Il lui a fallu les leçons de la débâcle de 1941, de la prison et du camp, plus les confidences de deux couples plus âgés et qui avaient connu les pires horreurs du goulag, pour surmonter son marxisme optimiste et, comme il le dit, « se dessiller les yeux ». Dans votre propre trajectoire, quelle a été la part de votre croyance en la Révolution ? Comment s’est fait le « dessillement des yeux »?
Votre lecture de Soljénitsyne m’a beaucoup appris sur son arrachement au communisme et tout particulièrement sur son immersion dans la langue russe et la foi orthodoxe pour y parvenir[8].
Mon histoire est tout autre, et j’essaie de la faire comprendre dans mes mémoires sous forme d’entretien avec Samuel Dock[9]. Entre une mère darwinienne et un père orthodoxe, j’ai été élevée dans l’esprit de la discussion et du débat. Ma révolte œdipienne m’opposait à la foi de mon père, mais j’étais troublée par l’insoumission de l’homme seul contre le régime dont elle témoignait. « Sortir mes filles, disait-il, de l’intestin de l’enfer » (notre native Bulgarie). Une seule façon d’y arriver, selon lui : apprendre les langues étrangères. Le russe, bien sûr, obligatoire, mais surtout le français, puis l’anglais. À la maison, la Révolution était, est toujours d’ailleurs, la Révolution française, et j’ai encore mes cahiers de lycéenne et d’étudiante recopiant et dissertant sur Voltaire, Rousseau, Diderot. Et Dostoïevski, bien sûr, le préféré de mon père. Il me déconseillait de le lire pour ne pas troubler l’esprit cartésien que je devais, selon lui, acquérir. Pourtant, mes amis dissidents le dévoraient et j’ai essayé de le lire en cachette, pour commencer. J’ai d’ailleurs été stupéfaite d’apprendre en vous lisant que dans sa jeunesse, Soljenitsyne n’avait pas lu Dostoïevski, le trouvant « collant ».
Dans la Bulgarie de la période du dégel, mon esprit était tourné vers le communisme dit « révisionniste » des Lettres françaises d’Aragon et Pierre Daix : vers la « révolution » surréaliste du langage, puis celle du Nouveau Roman sur lequel j’avais commencé ma thèse de doctorat. Et c’est mon article sur le livre d’un journaliste communiste, Albert Cohen, consacré au dégel précisément, qui m’a valu son accueil à mon arrivée à Paris, avec seulement 5 dollars en poche, en attendant d’obtenir la bourse qui devait me permettre de faire ma thèse.
Georges Nivat – Plus tard, vous avez fait ce grand voyage en Chine avec Roland Barthes et Philippe Sollers. Qu’espériez-vous y trouver et qu’avez-vous retenu de ce voyage, à l’époque ? Ensuite, vous n’avez pas écrit, contrairement à Gide, un « retour de Chine[10] »…
Je m’intéressais à la pensée chinoise, et je me suis inscrite à Paris 7 pour faire une licence de chinois. J’étais curieuse de savoir comment la promesse communiste pouvait se réaliser autrement qu’en Europe, dans une tradition nationale si différente : le projet de voyage en Chine avait pour moi le sens d’une observation ethnologique, voire anthropologique. La déception politique n’en fut que plus grande. Ceux que nous avons rencontrés (les révoltés étaient en prison et les universités étaient fermées) s’insurgeaient contre le dogmatisme soviétique… avec l’argumentation et la rhétorique des Soviétiques. Nous n’avons pas pu aller au Tibet, ni rencontrer les étudiants. Mais nos hôtes, très polis, nous ont présenté beaucoup de femmes. Un féminisme s’était amorcé en Chine avec le mouvement du 4 mai 1919, puis développé dans le Guomindang, avant que ne s’y greffe le féminisme de Mao, qui incitait les femmes à s’émanciper contre la bureaucratie du Parti pendant la Révolution culturelle. Par « le travail », certes, et quelques « postes de commandement », mais cette valorisation tranchait avec la soumission à l’œuvre dans d’autres régimes politiques et d’autres mémoires religieuses.
Des Chinoises[11] est mon « retour de Chine », pas vraiment à la manière de Gide en effet. Ce livre a marqué un tournant : j’ai désinvesti la politique, je me suis engagée dans la psychanalyse. Je dis bien engagée, car il y avait au départ le désir de transformer l’exil, cette épreuve qui est aussi une chance. Mais le seul engagement qui ne devait pas se figer en appartenance (à « en être »), m’a paru être la psychanalyse. C’est Philippe Sollers qui me l’a fait découvrir, en compagnie de Nietzsche et Georges Bataille : une psychanalyse bousculée par le surréalisme, celle de Lacan. Mais qui devait me mener à la source, chez Freud. La psychanalyse comme transfert sur… l’ouvert. Mise en question des identités sexuelles et des valeurs morales, des liens et des langages, par de nouveaux investissements.
Ce souci d’accompagner la subjectivation, ce processus de devenir soi avec l’exil de soi, s’est imposé dans mes recherches de linguiste et de sémioticienne, avant que je devienne capable d’accompagner mes patients sur le divan. Mes travaux ont pris d’abord la forme de ce qu’on devait appeler le « poststructuralisme », en introduisant la structure de la langue et des langages dans le contexte socio-historique, mais en même temps et surtout dans le contexte intersubjectif. Ma dissidence, ma « révolution », c’était ma recherche.
Étrangers à nous-mêmes
Georges Nivat – Vous devancez ma prochaine question… Vous évoquez saint Paul, pour souligner la place que tient l’étranger dans sa pensée, et vous voyez le rapport à l’étranger comme une des assises du christianisme. À quel moment votre propre étrangeté, en France, est-elle devenue centrale pour vous ?
Dès les premiers soirs de Noël 1965, quand, à la messe de minuit à Notre-Dame, j’ai rencontré des Français enfermés dans leurs visons et leurs cachemires, impénétrables. D’autre part, je croisais dans la rue et le métro beaucoup de misère, qui fuyait, se fuyait, me fuyait. Dans ce monde, je serais toujours l’étrangère. Ce ne fut pas une douleur, parce que dans les cours de Barthes et de Goldmann, je me suis fait beaucoup d’amis parmi les étudiants étrangers : l’université commençait à s’ouvrir, l’effort tendu de la pensée précédait en quelque sorte la globalisation.
J’ai écrit plus tardivement mon livre sur les étrangers, au moment de l’émergence de la xénophobie de Le Pen[12]. L’État monarchique centralisé, la République jacobine, le culte de la langue remplaçant les cultes sacrés, ces quelques constituants parmi d’autres de l’identité française rendent l’étranger plus étranger, sinon à tout jamais inassimilable. Mais en même temps, le débat politique plus intense et plus ouvert qu’ailleurs, et cet appétit de penser, qui désagrège tout en ouvrant des horizons et des utopies, font de la sécularisation à la française le lieu propice où l’on peut penser, dans ses singularités universelles, le « malaise de la civilisation » que pressentait Freud. C’est ici en France, et avec Sollers qui a ajouté Maître Eckhart à nos lectures de Freud, que je me suis intéressée à la théologie.
Je me considère comme athée. Et je dis toujours qu’il n’est pas d’humanisme qui ne soit aussi une transvaluation permanente (Umwertung aller Werte dit Nietzsche) du catholicisme et, par extension, de la pensée grecque et du judaïsme. La refondation de l’humanisme du xxie siècle n’est possible qu’à condition d’apprivoiser et de réévaluer la pensée chrétienne, en s’appuyant sur la philosophie, les sciences humaines, la psychanalyse, avec les arts et les lettres.
Georges Nivat – Cet intérêt pour la pensée chrétienne, et l’orthodoxie en particulier, traverse vos œuvres. Mais vous semblez dire que les béatitudes du Christ sont une façon de déculpabiliser la souffrance, ce qui peut heurter certains croyants… Vous semblez parfois, également, envisager la psychanalyse comme « supérieure » à l’expérience religieuse. Pouvez-vous nous éclairer sur les liens que vous élaborez entre psychanalyse et religion ?
Je ne crois pas que la psychanalyse surplombe l’expérience religieuse, et je suis désolée si j’ai pu donner cette impression. Je ne crois pas avoir dit non plus que la foi chrétienne se réduise à la déculpabilisation de la souffrance. Plus radicalement, la foi peut changer la structure psychique d’une personne, et si les sensations et les émotions, comme le plaisir et la souffrance, ne sont pas déniées, elles sont susceptibles de trouver aussi d’incommensurables sublimations. Quant à la souffrance elle-même, il me semble que l’orthodoxie accorde une place plus importante que le catholicisme et le protestantisme à la kénose, ce temps de la mort du Christ avant la résurrection, qui invite le croyant à une expérience de la mort et du vide à nulle autre pareille. Pourtant, tout en étant athée, la psychanalyse m’y donne accès lorsque je lis Dostoïevski ou Jean de la Croix, et plus sobrement dans mes propres épreuves ou celles de mes analysants.
Comment répondre
à cette humanité en danger
sans un recours à la foi ?
Je tiens beaucoup à revenir sur l’événement décisif qui s’est produit seulement en Europe : nous avons rompu le fil avec la tradition. Mais j’essaie de donner de cette rupture une interprétation qui puisse éclairer l’internaute consommateur du xxie siècle. Peut-être y aura-t-il une résurgence religieuse, ou un pacte écologique qui inversent les tendances à l’automatisation et à la dévastation ? Mais force est de constater que la rupture avec la tradition est bel et bien là, soutenue par l’essor technique et le déclin des institutions.
Comment répondre à cette humanité en danger sans un recours à la foi, comme le préconisait le célèbre débat de Ratzinger, Böckenförde et Habermas de 2004 ? Mais quelle « foi », quel « lien unifiant », quelle « conscience normative » face aux milliards d’egos animés d’une volonté de puissance sous l’emprise du spectacle et de la finance ? À partir de la recherche en psychanalyse, j’essaie de remonter aux fondamentaux du lien hominien, parmi lesquels : le désir avec ses catastrophes et l’angoisse du vide ; le besoin de croire ; l’investissement d’idéaux.
« J’ai cru et j’ai parlé » : ainsi saint Paul reprend-il le psaume 116. Deux expériences confrontent le psychanalyste à cette rencontre. Le sentiment océanique que Freud repère dans la symbiose mère-enfant : plénitude mais aussi engloutissement. Et l’identification primaire avec le père aimant, « père de la préhistoire individuelle » qui reconnaît le sujet en voie de construction, aurore de l’idéal du moi : la foi chrétienne ne célèbre-t-elle pas ce père aimant ? Cet « investissement réciproque » (le terme remonte à la racine sanscrite *kred des langues indo-européennes, d’où le credo latin) est pour la psychanalyste que je suis une dimension anthropologique universelle[13].
Georges Nivat – La kénose est importante dans l’orthodoxie, mais le moment le plus fort pour le croyant, c’est Pâques. Ce n’est pas la mère océanique, ni le père aimant, mais la communauté des croyants, que Tolstoï décrit très bien dans Résurrection[14].
Oui, la Résurrection de Tolstoï, ou les Démons de Dostoïevski… Dans La Haine et le pardon[15], j’insiste aussi bien sur l’exubérance intime de la joie orthodoxe que sur les paradoxes du Per Filium et du Deus absconditus, le Dieu caché, inconnaissable, qui fait de l’homme orthodoxe unifié à lui un homo absconditus. On connaît les pièges de ces profondeurs qui peuvent alimenter aussi bien le nihilisme que la révolution. Soljénitsyne lui-même relève le « pathétique des éléments » dans l’orthodoxie. Celle-ci n’a pas eu le moment aristotélicien de saint Thomas, le débat avec Duns Scot et l’émergence de l’individualité. Le lien orthodoxe (la « communauté des croyants » comme vous dites) l’emporte sur la kénose, mais la libre singularité risquée se fait toujours attendre. La révolution matérialiste qui lui succède et l’accompagne aujourd’hui s’est faite « à la païenne », et elle n’a envie que de basculer dans l’économie de marché. Alors que c’est la résurrection de l’unique, du singulier que visent en principe les mouvements d’émancipation issus de l’humanisme chrétien, essayant de sonder les « crimes et châtiments » qui montent crescendo.
Le féminisme et le féminin singulier
Olivier Mongin – Vous avez publié en 2015 un ouvrage sur les femmes, rédigé en collaboration avec Catherine Clément, Le Féminin et le sacré[16]. Comment est né ce livre ? Comment est-il lié au reste de votre œuvre ?
Le troisième temps du féminisme moderne, après les suffragettes et Simone de Beauvoir, est confronté aux transformations de la différence sexuelle. Dans ma conférence au 51e congrès de l’Association internationale de psychanalyse (Londres, 24 juillet 2019), j’appelle le féminin « le boson de l’inconscient ». En effet, à l’époque où les identités sont en crise et se délitent, il ne s’agit pas d’essentialiser le féminin, comme l’avaient cru certaines féministes. J’interroge le féminin au singulier, dans l’unicité de la personne femme, mais aussi dans le singulier de l’homme – car il existe un féminin de l’homme. Et j’essaie d’aborder ainsi la spécificité des créativités féminines particulières, d’où l’hyperbole « génie féminin[17] ».
Dans notre correspondance avec Catherine Clément, le thème de la jouissance nous a conduites au religieux et au sacré. Au-delà du plaisir, la jouissance ouvre la sexualité à la parole de soi et de l’autre et en ce sens les transcende : correspondance et communion avec l’altérité et « la chair du monde », l’écriture de Colette en témoigne. Nous avons aussi beaucoup échangé sur la maternité, dont le féminisme beauvoirien se méfie en n’y voyant qu’une contrainte imposée par le patriarcat et les phallocrates. Catherine insiste sur l’Inde et le bouddhisme ; j’ai préféré la mystique chrétienne, ainsi que le rôle charnière de la Vierge, passerelle entre le corps et l’esprit.
Dans ma recherche sur ce que j’appelle la « reliance » maternelle, je constate un érotisme maternel [18], qui côtoie la sexualité de l’amante, mais se déploie dans la passion de la mère : la grossesse comme « état d’urgence de la vie », où l’enceinte se replie dans une intimité au risque de la dépersonnalisation (dont témoignent les peintres des Madones à la Renaissance). Avant de briser le narcissisme et d’établir la rencontre avec le premier autre – bien plus altérant que la fusion avec le partenaire amoureux, l’infans. Ce dernier va accéder à la « langue maternelle », étayé par la capacité de la mère de jouer avec le langage : énigme, frustration, retrait, déception, et re-création du message maternel par l’initiative laissée à la créativité de l’enfant.
Délicieux et éprouvant mélange, cette reliance maternelle est indispensable au pacte social, qui cependant en méconnaît la complexité. « Que veut une femme ? », demande encore Freud à Marie Bonaparte, en se doutant qu’au-delà du désir, le vouloir féminin, ses idéaux et ses réalisations sont à venir. « Éternelle ironie de la communauté », diagnostiquait Hegel. Certes, en ce sens qu’une femme est étrangère au code phallique, avec lequel elle n’est pas moins capable de jouer. Pour transmettre, à travers les codes, la chair des mots : leur latence sensuelle, leur potentialité créatrice.
La liberté des femmes est encore en question aujourd’hui, et de nouvelles façons. Les revendications et les réussites féministes mettent beaucoup d’hommes en difficulté : seraient-ils en train de devenir le deuxième sexe ? Simultanément, d’autres mâles abréagissent leurs angoisses par des maltraitances et abus sexuels et sexistes. Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint en France. Le mouvement #MeToo a donné la parole aux victimes et désormais la société entière est attentive à ces délits. Mais la culpabilisation des hommes et la banalisation des relations ne devraient pas donner raison à Alfred de Vigny prophétisant sur « les deux sexes, mourant chacun de son côté ». Tant que la famille reste le cœur du lien social, les métamorphoses de la parentalité[19] dépendent de notre capacité de penser les deux érotismes, masculin et féminin. Et la psychanalyse s’affirme comme le lieu privilégié de cet ajustement de nos nouvelles intimités.
Le roman comme écriture du tremblement
Georges Nivat – Quelle est la liaison entre vos romans et votre recherche ? En lisant Thérèse mon amour[20], on est frappé par votre pouvoir de vous dédoubler, d’ajouter une fiction à l’histoire de Thérèse, y compris avec des épisodes érotiques. À quoi ce dédoublement correspond-il ? À l’échange entre la personne sur le divan et la personne derrière ?
L’écriture s’est imposée à moi pour tenir debout, pour survivre aux chocs existentiels et psychiques, une continuation de l’analyse par d’autres moyens. Mon père a été assassiné dans un hôpital en Bulgarie, où l’on menait des expérimentations sur des vieillards. On n’a pas pu l’enterrer correctement car les tombes étaient réservées aux communistes, pour éviter les attroupements religieux. J’ai proposé de lui acheter une tombe en dollars, mais on m’a répondu que je devais mourir d’abord. La seule parole possible dans ce deuil m’a paru être le polar métaphysique, douleur et distance, Le Vieil Homme et les loups [21].
Mes romans ne visent pas à un rang dans la virtuosité des lettres françaises. Ce sont des appels d’être, en survie, quand la pensée ne se suffit pas à elle-même, mais s’adjoint l’a-pensée de la fiction[22]. Le langage comme le récit deviennent un support de déchirures.
Les personnes sont des multivers comme les portraits de Picasso.
La psychanalyste qui me représente dans le personnage de Sylvia Leclercq ne peut ni mettre Thérèse sur le divan et lui appliquer des interprétations « psy », ni prendre la pause de ces romancières d’autofiction, qui racontent leur fantasme comme une biographie. Ni biographie de la sainte (quelle prétention !), ni essai qui la « comprend » dans les grilles d’un modèle. J’ai voulu tisser un dialogue entre la femme du troisième millénaire que je suis avec la culture de notre époque, et la lecture que je fais de Thérèse telle qu’elle se donne à moi dans ses écrits. Dialogue infini, qui m’a pris dix ans de cohabitation avec la carmélite et une écriture difficile à arrêter.
Sylvia Leclercq n’est pas Julia Kristeva. Un personnage n’est pas un univers. Les universitaires deviennent un univers quand ils se fondent dans le monde de leur discipline. Mais les personnes sont des multivers comme les portraits de Picasso. La pluralité de facettes traduit la vie de l’esprit. C’est cette vie que j’essaie de transmettre. Qu’un psychanalyste prendrait pour un vrai symptôme, 700 pages, vous vous rendez compte, interminable proximité avec le féminin et la foi ! Avec le féminin de la foi ? Le roman comme tremblement entre les deux…
Le multilinguisme, avenir de l’Europe ?
Georges Nivat – Au sujet des multivers, vous vous êtes beaucoup intéressée aussi à la diversité des langues. Dans quelle mesure le multilinguisme est-il un remède pour l’Europe et ses difficultés actuelles ?
Je suis une Européenne de naissance. Toute ma vie, j’ai entendu de mon père qu’il n’y a qu’une culture, l’européenne. Aujourd’hui, l’Europe est menacée d’éclatement entre souverainistes et progressistes, libéraux et écolos, la situation est pour le moins chaotique. Mais sans l’Europe, nous risquons le chaos, le vrai. Parce que l’Europe est le contrepoids, y compris dans sa fragilité même, entre une Amérique auto-suffisante, une Chine qui se durcit et un Moyen-Orient de plus en plus conflictuel.
L’atout majeur de l’Europe, c’est la notion de « personne », qui nous mobilise aujourd’hui. Elle culmine dans la Déclaration des droits de l’homme, mais on oublie souvent que cette suprême valeur humaniste remonte à une longue mémoire, dont j’évoque souvent la source biblique, « Eye asher eye » (Exode 30, 14) repris par Jésus (Jean, 18, 5) : une identité irreprésentable, éternel retour sur son être même. Au dialogue silencieux (« deux en moi » de Platon) ; au voyage de saint Augustin (In via in patria). Et surtout à la singularité (ecceitas) de Duns Scot dans son débat avec Thomas d’Aquin… Je ne saurais énumérer toutes les déclinaisons de cette identité européenne paradoxale : non pas un culte au nom duquel les bonnes consciences se livrent des guerres fratricides, mais une mise en question perpétuelle. Il existe une identité, la mienne, la nôtre, mais elle est constamment reconstructible à l’encontre des certitudes, un inlassable amour du point d’interrogation, condition de créativité.
Olivier Mongin – Mais le modèle européen des Lumières ne fonctionne plus…
Il est difficile de réduire les Lumières à un seul modèle, devant le foisonnement qu’elles nous ont légué. Mais je partage votre inquiétude et j’interroge pour ma part l’échec de l’humanisme face aux deux piliers de l’architecture psycho-sociale et politique de l’ère numérique que sont l’étranger et la transcendance. Les étrangers que le nationalisme craint pour de vrai ou utilise en bouc émissaire de ses défaillances internes. La transcendance que la gestion technique de l’État nation a du mal à traduire, échouant en conséquence à accompagner efficacement les citoyens-internautes dans leur besoin d’idéaux.
L’étranger, qui fut l’ennemi dans les sociétés primitives, peut-il disparaître dans les sociétés modernes ? Cette étrangeté essentielle que les diverses variantes de la sédentarisation – alternant « ensouchement » et exils – avaient plus ou moins cicatrisée, la globalisation livrée au virtuel la réveille brutalement. Dès que l’homme se révèle étranger, c’est-à-dire en quête d’un pays qui n’existe pas, se pose la question inéluctable de l’universalité transcendante à travers ou par-delà le groupe, la famille, le clan, le « système », la nation.
L’État-nation est-il encore le contenant optimal de cette nouvelle humanité aspirée par « un pays qui n’existe pas » ? Ma réponse est oui ; la nation est un antidépresseur, à condition de se relier – mais à quel prix ? – aux ensembles supérieurs, régionaux et culturels (l’Europe par exemple). Un antidépresseur qui ne peut plus se passer du « genre humain », mais se doit, avec cela, de reprendre et interpréter la mémoire des religions constituées, aussi bien que de refonder l’humanisme universaliste lui-même, qui s’en est séparé.
Garde-fou contre l’absolutisme nationaliste et prophétie des temps modernes ? La laïcité française conserve la dissociation entre, d’une part, l’homme universel naturel (sans essence « divine », que reconnaît au contraire la Déclaration américaine) et, d’autre part, le citoyen national ; mais elle réduit progressivement ce dualisme en garantissant la diversité des expériences religieuses dans la sphère privée, en développant et en actualisant les droits universels de l’homme, fondés sur le triptyque : liberté, égalité, fraternité.
De longues luttes ont fini par y inscrire l’égalité, voire la parité, entre hommes et femmes, et plus récemment la reconnaissance des genres et du mariage pour tous. Mais il ne suffit pas de faire de « nos valeurs » une liste de prescriptions morales. Il importe de les étayer par les récits des combats qui ont été menés dans l’histoire d’une nation en mutation perpétuelle pour que la liberté, l’égalité et la fraternité obtiennent du sens pour ceux qui en manquent. Puis, pour refonder l’ambition universelle de l’humanisme, il importe que ces valeurs s’incarnent dans l’accompagnement personnalisé des étrangetés globalisées de chacun.
L’étrangeté radicale, constitutive de nos identités, est transférable.
J’ai la faiblesse de croire que le développement des sciences humaines et notamment de la psychanalyse qui (contrairement à un préjugé répandu) ne cesse d’approfondir la connaissance de la vie psychique, contribue à la refondation de l’humanisme dans sa visée universaliste. La psychanalyse n’est pas un substitut de la religion. Freud ne détient pas la paternité de l’inconscient, la psychanalyse ne prétend pas non plus que « tout est sexuel ». Elle ne propose ni modèle, ni une « conscience conservatrice » à l’encontre de la ferveur religieuse, ni une corrélation entre foi et raison. Et elle repère la transcendance dans le besoin de croire qui sous-tend le désir de savoir. En fait, la psychanalyse découvre que l’étrangeté radicale, constitutive de nos identités, est transférable. Qu’est-ce que « transférable » ? On appelle transfert le lien qui s’établit entre l’analyste et l’analysant, « grâce auquel nous apprenons que parfois ce que nous croyons nôtre nous est étranger, et que ce que nous croyons étranger est nôtre parfois ». C’était la définition de Dieu par saint Augustin.
[1] - Sonia Combe, « L’aura de l’archive policière est telle qu’on en oublie qu’elle peut aussi être source de désinformation », Le Monde, 4 avril 2018.
[2] - Quelques articles bulgares ont protesté contre la complicité de la Commission avec la police stalinienne. Une traduction en français est disponible sur le site www.kristeva.fr.
[3] - « Julia Kristeva et le fantôme de Sabina », Le Journal du dimanche, 22 avril 2018.
[4] - Julia Kristeva, « Une autre vie que la mienne », Vanity Fair, 20 juillet 2018, paru en anglais dans Los Angeles Review of Books, 11 janvier 2018.
[5] - Julia Kristeva, « La Bulgarie, l’Europe post-totalitaire et moi », Marianne, 7 septembre 2018, et en anglais dans Los Angeles Review of Books, 26 novembre 2018.
[6] - Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980.
[7] - Julia Kristeva, La Révolte intime (discours direct), Paris, Fayard, 1997.
[8] - Voir Georges Nivat, Le Phénomène Soljénitsyne, Paris, Fayard, 2009 et Julia Kristeva, « Prison, écriture, combat », conférence du 21 novembre 2018 au colloque pour le centenaire de Soljénitsyne à l’Institut de France et à la Sorbonne, disponible sur le site www.kristeva.fr.
[9] - Julia Kristeva et Samuel Dock, Je me voyage, Paris, Fayard, 2016.
[10] - André Gide, Retour de l’U.R.S.S., Paris, Gallimard, 1936.
[11] - Voir Julia Kristeva, Des Chinoises [1974], Paris, Pauvert, 2005.
[12] - Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988.
[13] - Voir Julia Kristeva, Cet incroyable besoin de croire [2007], Paris, Bayard, 2018.
[14] - Léon Tolstoï, Résurrection, préface de Georges Nivat, Paris, Folio classique, 1994.
[15] - Julia Kristeva, La Haine et le pardon. Pouvoirs et limites de la psychanalyse III, Paris, Fayard, 2005, p. 47-86.
[16] - Julia Kristeva et Catherine Clément, Le Féminin et le sacré, Paris, Albin Michel, 2015.
[17] - Julia Kristeva, Le Génie féminin : Hannah Arendt, tome I ; Melanie Klein, tome II ; Colette, tome III (Paris, Fayard, 1999, 2000, 2002).
[18] - Julia Kristeva, « L’érotisme maternel », dans Pulsions du temps, Paris, Fayard, 2013, p. 197-214.
[19] - Julia Kristeva, « Métamorphoses de la parentalité », 11 mai 2013, www.kristeva.fr.
[20] - Julia Kristeva, Thérèse mon amour, Paris, Fayard, 2008.
[21] - Julia Kristeva, Le Vieil Homme et les loups, Paris, Fayard, 1991.
[22] - Julia Kristeva, La Révolte intime, Paris, Fayard, 1997, p. 401-405.