La rencontre franco-russe au XIXe siècle
Russie revient ici sur les différentes phases des échanges culturels entre la Russie et la France. Depuis le XIXe siècle, en effet, en plusieurs vagues, l’art russe est venu balayer le positivisme hexagonal de son souffle métaphysique, produisant ainsi des harmonies imprévues mais créatives.
L’art français a fait son entrée en Russie deux siècles avant l’entrée russe sur la scène française. Mais quelle entrée ! Le « roman russe » de Vogüé en 1886. Le village russe et le faux palais des tsars au Trocadéro en 1900. La saison russe en 1901. Le scandale et le triomphe de Petrouchka en 1911 et du Sacre du printemps en 1913.
Irruption de la mystique russe, du primat éthique russe (À qui la faute ? Que faire ? Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? Qui est fou ? – Herzen, Tchernychevski, Tolstoï). Les grandes imprécations de Tolstoï, les apories philosophiques de Dostoïevski secouent une France positiviste, matérialiste, de plus en plus indifférente au religieux.
Puis c’est la fusion. La fusion symboliste, la médiation de Serge Diaghilev entre arts opposés. Ballets russes à l’Opéra-Garnier, en décembre 2009, cent après, vient de restituer l’éclat, le génie de ce grand moment.
Mais comment apprécier le miracle russe sans du tout connaître la langue russe ? Apprenons le russe, c’est-à-dire enseignons le russe : le mot d’ordre arrive très tard. Un premier enseignement de russe a lieu au lycée Janson-de-Sailly. Un élève, Pierre Pascal, petit auvergnat d’Issoire, monté à Paris, s’inscrit. Le cours est fermé au bout d’un an, faute d’autres élèves (c’est déjà la question du rendement !), mais l’élève ne lâche pas prise, continue avec des leçons particulières que son père lui fait donner, rédige son mémoire sur Joseph de Maistre, l’auteur des fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg (1823), un Saint-Pétersbourg où l’auteur était accrédité en tant qu’ambassadeur du royaume de Piémont-Sardaigne et du duché de Savoie. Plus tard, Pascal fondera le groupe communiste français de Moscou, avec Jacques Sadoul, Jeanne Labourbe, et une poignée d’autres expatriés. Déçu par la Nep de Lénine, qui est un retour au capitalisme, il se réfugiera dans l’étude du protopope Avvakoum et comparera la Vieille Foi, fondée par Avvakoum après 1666, au jansénisme des Messieurs de Port-Royal, et verra dans la liquidation de Port-Royal par Louis le Grand l’équivalent de la persécution de la Vieille foi par Pierre le Grand. Rentré en France en 1933, malgré une condamnation pour désertion, Pascal réintégrera la fonction publique française non sans peine, enseignera à l’École des langues orientales, puis à la Sorbonne. Il aura de nombreux disciples : j’en suis un.
Traducteurs et bâtisseurs
Mais, avant, il y avait eu les précurseurs, dont Prosper Mérimée. Sa première rencontre avec les Russes datait de 1815, les cosaques sur les Champs-Élysées. Mais ensuite il avait fait la connaissance de l’exilé Alexandre Tourgueniev (1774-1846), puis du poète Baratynski, à Paris en 1843, peut-être grâce à Viazemski, prince et poète, ami de Pouchkine, et familier de Guizot et Cuvier dans les années 1830-1840. Viazemski traduit en vers Mateo Falcone de Mérimée, et Mérimée, lui, apprend le russe pour traduire Pouchkine, déjà connu par une traduction de sa poésie orientale et libertaire : « Le poignard ». C’est en 1827 qu’un dramaturge connu à l’époque, Jacques Ancelot, qui avait passé six mois en Russie en 1826, mentionne dans le livre qu’il en rapporte1 le jeune poète Pouchkine et donne une traduction en prose de son poème « Le poignard ». Le commentaire apporte une expression destinée à se pérenniser : parlant des jeunes russes de la bonne société, il s’écrie : « Et qu’on ne pense pas que cette instruction les rende moins dangereux en les éclairant ! Semblables à leurs édifices de brique que le moindre accident dépouille du mastic blanc et poli qui les couvre, les Russes laissent bientôt apercevoir le Tartare sous cette enveloppe luisante dont une civilisation précoce les a revêtus. »
Mérimée avait forgé des chants pseudo-illyriques, la Guzla, et Pouchkine, induit en erreur, y avait cru et les avait traduits. « M. Pouchkine a traduit quelques-unes de mes historiettes (de la Guzla) et cela peut se comparer à Gil Blas traduit en espagnol et aux Lettres d’une religieuse portugaise, traduites en portugais. » Mérimée rendit la politesse à Pouchkine, traduisant la Dame de pique et plusieurs poèmes.
On s’envoie des correspondances d’un bout à l’autre de l’Europe. Mais on mêle tout, Gogol, Lermontov, Pouchkine, qui arrivent par envois ponctuels, hors contexte. D’ailleurs la Dame de pique est signée P. Mérimée.
Le traducteur des Âmes mortes, M. Charrière, explique qu’il lui a fallu peigner l’original pour que sa coiffure hirsute pût être admise par des lecteurs au goût français. Et en effet Gogol arrive tronqué, ébranché, perruqué.
Mérimée se rend compte néanmoins qu’il a trouvé son maître en concision. En 1846, il publie OEuvres choisies d’A. S. Pouchkine. Plus tard, les commentaires d’un maître de traduction française, Henri Montgault, commentant les Études de littérature russe de Mérimée chez Champion en 1931, seront assez impitoyables pour le traducteur Mérimée. Malhabile, délayé, plusieurs contresens – « Mérimée n’arrivera jamais à posséder le mécanisme si particulier du verbe russe ».
Ce qui n’empêche pas Mlle Olga Smirnof d’écrire dans La Nouvelle Revue en 1885 :
Mérimée a traduit la Fille du capitaine de Pouchkine, ses petites nouvelles, celles de Lermontoff et le Tarass Boulba de Gogol avec un talent et une fidélité rares, qui n’ont jamais été surpassés encore.
Henri Montgault a le trait concis : une simple note – « Mérimée n’a évidemment rien traduit de tout cela ».
Eh oui, longtemps notre connaissance de la Russie a été poignante de faiblesse et d’ignorance. Et je ne dirai pas en cette année croisée que c’est du plus-que-parfait. J’ai vécu des réactions similaires à celles de Montgault. Mais l’heure n’est plus à la cruauté, ni universitaire ni critique…
Ivan Tourgueniev : l’ami de Flaubert, le troisième homme du ménage Viardot, le locataire de Bougival, aide Louis Viardot à traduire Gogol et Pouchkine, il est aux pieds de Pauline. Au point de changer le prénom de sa fille : elle était Pélagie et devient Paulinette. Le ménage va en Russie. Pauline chante et Louis visite des musées. Il écrira, en 1845, les Musées d’Allemagne et de Russie.
Au moins a-t-il vu l’Ermitage. Viollet-le-Duc n’est pas allé en Russie mais publie néanmoins un Art russe (1877) qui plaide pour le génie russe, définit ses « ciments constitutifs, son apogée et son avenir », ainsi que la faute initiale de l’Empire d’avoir été quérir ailleurs en Europe, mettant brusquement de côté les « qualités natives » de la Russie. Excellente déclaration d’intention, étonnante. Car la querelle en France fut toujours vive sur la Russie, entre admirateurs et imprécateurs. La vive querelle Voltaire/Rousseau sur la signification de Pierre le Grand en est la matrice, se poursuivant à ce jour avec toujours deux bons tiers de dénigreurs et un petit peloton d’admirateurs.
Ne parlons pas de la thèse de Viollet-le-Duc, qui est la permanence des motifs byzantins dans l’art russe. Relevons le paradoxe : il admire mais sans vraiment connaître. Les monuments « scythiques » l’avaient conquis. La Russie aura un grand avenir dans l’art décoratif.
Plus tard, on trouvera plus de science dans la belle histoire en deux tomes l’Art russe de Louis Réau, qui ajoute à l’art de Kiev, Novgorod et Moscou celui de Pétersbourg, ignoré par Viollet-le-Duc.
Certes, Réau a raison de dénoncer l’initiation française à l’art et à la pensée russes comme « essentiellement capricieuse, décousue, désordonnée et fragmentaire ». On connaît mieux la porcelaine chinoise que l’icône russe, s’écrie-t-il.
Mais sa conclusion appelle des réserves.
Si nous récapitulons les caractères de l’art russe […] nous aurons sans doute l’impression d’un art de seconde main et de second plan.
Un art hybride, sans rayonnement, retardataire, discontinu et incomplet avec des ruptures brutales et des lacunes énormes !
Il corrige en ajoutant que, de ces éléments hétérogènes, l’art russe a su tirer « des harmonies imprévues ».
L’ouvrage de Réau est très bon néanmoins, précis, avec un lexique spécialisé traduit très fidèlement (architecture, peinture, scénographie, puisque l’ouvrage date d’après Miriskusstva, l’association fondée par Diaghilev et son cousin en 1899, d’où sortira presque tout le renouveau de l’art russe).
Entre Viollet-le-Duc et Réau, il y a eu également l’Exposition universelle de 1900 avec son village russe, son palais russe de boyard, les icônes, les objets artisanaux.
C’était un triomphe de la redécouverte de l’art populaire russe, celui d’Abramtsevo et de Talachkino. Les ouvriers russes étaient venus bâtir à la hache les palais de bois.
Récemment, au musée d’Orsay, l’exposition « L’art russe dans la seconde moitié du xixe siècle en quête d’identité » nous a fait découvrir des photos surprenantes des sept pavillons russes. Le prince Tenichev, mari de la princesse Tenicheva à qui l’on doit le renouveau de l’art populaire, était le commissaire. Maria Iakountchiva l’organisatrice.
Maria Tenicheva avait ouvert les ateliers de Talachkino près de Smolensk, Abramtsevo, près de Moscou, l’ancienne propriété des Aksakov, acquise par le marchand Mamontov, était l’autre centre du renouveau de l’art national – artisanal, pictural, musical. Une princesse et un marchand ont révolutionné l’art russe, financé Diaghilev et une pléiade d’artistes. Paris, en 1900, puis en 1911, reçoit des preuves magistrales de ce renouveau !
En littérature, c’est le raz de marée. La France flaubertienne et positiviste s’étonne de recevoir des romans russes. Certes, Tourgueniev était connu, traduit et quasiment parisien. Mais voilà qu’en 1886 Eugène-Melchior de Vogüé, avec son Roman russe, proclame l’avènement de deux nouveaux grands Russes : Dostoïevski, Tolstoï.
La vague métaphysique
Le livre retentissant de Vogüé change tout. On connaissait les Slaves de Mickiewicz, professeur au Collège de France, les Études de Mérimée, un cours de russe s’était ouvert à l’École des langues orientales grâce à Louis Léger ; et surtout, dans le temps où Vogüé changeait la donne en littérature, un grand libéral qui avait appris le russe, Anatole Leroy-Beaulieu, publiait sa Russie et l’empire des tsars, ouvrage ample, très informé et surtout affranchi de la russophobie d’un Michelet, qui était polonophile comme la France de son époque (avec une petite exception pour les décembristes dans ses Légendes du Nord).
La géographie, l’histoire sociale, l’histoire des institutions, la religion orthodoxe étaient enfin décrites avec soin et sans animosité à la Masson (le pamphlétaire hostile à Catherine II).
Les conditions étaient plus ou moins réunies pour accepter ce raz de marée fictionnel et métaphysique du « roman russe ». Bien sûr, pour Vogüé, Dostoïevski est avant tout « un Scythe, le vrai Scythe qui va révolutionner toutes nos habitudes intellectuelles ». Autrement dit, un « épouvantail pour un Français moyen », comme le résume Pierre Pascal. Tolstoï avec son esprit épique, son labyrinthe social, son immense usine où « il démonte la plus petite pièce » est quand même plus abordable, bien qu’il soit prédicant comme un quaker.
Mais les deux romanciers, animés par une sympathie humaine difficile alors à trouver chez Zola, sont tous deux « à l’école de cette créature primaire » qu’est le peuple. Zossine, le pèlerin de l’Adolescent, ou Platon Karataïev en qui Pierre découvre le Socrate russe.
Nous rentrons au cœur de Moscou, dans cette monstrueuse cathédrale de Saint-Basile, découpée et peinte comme pagode chinoise, bâtie par des architectes tartares, et qui abrite pourtant le Dieu chrétien.
Ni Tolstoï ni Dostoïevski n’ont décrit la basilique en question, dont les architectes sont deux Russes, Barma et Posnik, mais qui est « tatare » parce qu’elle est une église votive, élevée par Ivan le Terrible après la prise de Kazan.
Passons… et saluons quand même ce grand et bel ouvrage qui ouvre au public français le portail de la grande littérature russe, emportée par les questions métaphysiques du pro et contra de la discussion des « garçons russes », et par le souffle du primat éthique. On est loin de Flaubert, d’Un cœur simple et du perroquet de Félicité. Selon Vogüé, Dostoïevski nous apporte « la religion de la souffrance ». Vogüé, cependant, reste fort embarrassé pour se prononcer sur la valeur morale de l’œuvre de Dostoïevski. Certes, l’auteur de Crime et Châtiment
espère détourner de pareilles actions par le tableau du supplice intime qui suit ; mais il n’a pas prévu que la force excessive de ses peintures agirait en sens opposé, qu’elle tenterait ce démon de l’imitation qui habite les régions déraisonnables du cerveau.
Autrement dit, « la vérité religieuse » du roman russe effraie Vogüé, y compris la question centrale que pose, selon lui, « l’apôtre de Toula » : que faut-il donc faire ? Voilà revenu le vieux rêve du millenium, maladie des vaudois, lollards et autres anabaptistes.
Heureuse Russie, où ces belles chimères sont encore neuves ! Le seul étonnement de l’Occident, ce sera de retrouver ces doctrines sous la plume d’un grand écrivain, d’un incomparable observateur du cœur humain.
Tolstoï eut le temps d’écrire un petit article pour condamner la néfaste influence de Verlaine et des décadents français sur les décadents russes comme le tout jeune étudiant Andreï Biely. Mais les symbolistes russes ne lui en voulurent pas. Car l’art contre l’art de Tolstoï rejoignait mystérieusement l’art pour l’art des décadents eux-mêmes.
La force spirituelle
Nous voici dans ce que Berdiaev a appelé l’âge d’argent russe, l’âge d’or étant celui de Pouchkine. Et cet âge est en quête d’une fusion non seulement de tous les arts, mais des arts et de la vie. Tolstoï, qui veut que l’art change la vie, rejoint mystérieusement Rimbaud ou Mallarmé. D’ailleurs la fuite à Astapovo est apparentée à la fuite en Éthiopie.
L’âge d’argent, comme le précédent, est déséquilibré : la Russie connaît la France, traduit Mallarmé, Verlaine, Baudelaire ou Maeterlinck. La France ignore tout de la poésie russe, Blok, Biely ou Annenski, elle connaît le roman russe, le ballet russe, Tchaïkovski et Rimski-Korsakov arrivent. Mais du côté russe, que d’efforts : la superbe revue La Toison d’or est même bilingue. La revue Apollon a des correspondants littéraires ou musicaux à Paris, Munich, Genève. Il y a un passeur : René Ghil, qui va à Moscou, qui connaît Valery Brioussov, le rédacteur en chef de la revue symboliste la plus importante, La Balance, en russe Vesy, mais il souffle à Brioussov que Mallarmé n’est qu’un auteur de rébus. Et, pour traduire, il faut résoudre le rébus. Il y a donc des traductions, mais elles évacuent l’obscur. Ce sont moins encore que de belles infidèles. L’exercice de traduction en sens inverse auquel certains chercheurs se sont livrés est cruel pour les auteurs et sans nuances dans le verdict.
Sologoub ou Alexandre Blok, eux, s’inspirent largement du Moyen Âge français, troubadours d’oc et trouvères d’oïl. La Rose et la Croix de Blok va chercher en Bretagne et dans la Toulouse médiévale la chanson de joie-souffrance qui est la clé du monde.
Du côté français, rien ou presque. Chuzeville, le germaniste auteur d’un livre sur les mystiques allemands au xve siècle, connaît le russe et traduit une anthologie de la poésie russe moderne. Elle paraît au mauvais moment, en 1914, le public français n’a pas l’attention souhaitable. Mais au moins Chuzeville a-t-il senti l’inspiration mystique de la culture russe, et son livre aurait dû jouer un plus grand rôle.
Il a fallu attendre le Studio franco-russe, lieu éphémère de rencontres entre écrivains russes émigrés et écrivains français, pour réentendre parler du poète Alexandre Blok, c’était le 16 décembre 1930, par la bouche de Nina Berberova. Ce même jour, lors du débat, Vladimir Weidlé, futur auteur de la Russie absente et présente, déclara :
J’en arrive à me demander si [l’influence française en Russie à l’époque symboliste] a vraiment eu lieu. Un malentendu, il me semble, a présidé dès le commencement aux relations poétiques franco-russes.
Et, très justement, Stanislas Fumet, après Weidlé, notait que l’entremise de Ghil avait été désastreuse : ne parlant que de lui et des aînés, ignorant Rimbaud, dénonçant le verbalisme de Claudel.
Le Studio franco-russe fit long feu, la rencontre n’était pas bien reçue du côté français. Une trop grande partie des intellectuels français étaient prosoviétiques et ne comprenaient pas les exilés russes, les socialistes comme les monarchistes.
Gide était allé à Moscou. Admiré par les Russes comme Adamovitch, il suscitait quand même l’inquiétude.
La soirée la plus réussie fut la soirée Tolstoï, encore que, là aussi, Fumet mécontenta Tatiana, la fille préférée de Léon Tolstoï.
Mais la réception de Tolstoï en France, par Rolland, Gide, Barrès, Alain et tant d’autres, est un grand chapitre. Tolstoï avait suscité l’admiration sans bornes de millions de jeunes gens. C’était une ferveur. Le symbole de la foi par-dessus tous les raisonnements, malgré son côté raisonneur.
Comme les Russes depuis Merejkovski et Chestov, les Français pèsent Tolstoï et Dostoïevski. Péguy publie dans Les Cahiers de la quinzaine une étude comparative d’André Suarès sous le titre « Tolstoï vivant », suivie de « Pour et contre Tolstoï ». Plus tard, George Steiner commencera sa carrière par son Tolstoy or Dostoevsky. La chair ou l’esprit. Le christianisme désespéré, existentialiste ou le bonheur rationnel, parfois désespoir rationnel, de Tolstoï. Tolstoï sans tolstoïsme mettra du temps à se dégager de ce débat idéologique.
Mais il n’y a pas que le roman, l’art, la musique russes qui troublent et émeuvent. Il y a aussi l’exploit spirituel du peuple russe. Et, ici, c’est Péguy avant tout qu’il faut évoquer. Le Péguy des Suppliants, dans un VIe cahier de 1905. Péguy met en parallèle les Suppliants de Saint-Pétersbourg, qui viennent le 9 janvier 1905 apporter en foule, têtes et mains nues, leur supplique au tsar.
Sire, nous, ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg, nos femmes, nos enfants, nos vieux parents invalides, sommes venus vers toi, Sire, chercher la protection et la justice. Nous sommes tombés dans la misère, on nous opprime, on nous insulte, on nous charge d’un travail écrasant…
Péguy ajoute : o? ??????, les suppliants. Il y avait déjà dans Sophocle (OEdipe Roi, 14 sq.) :
Oui, ô …tdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels, les uns n’ayant pas encore la force de voler une longue traite, les autres lourds de vieillesse.
Les ouvriers de Saint-Pétersbourg :
La limite de la patience est passée. Nous sommes arrivés à ce moment terrible où mieux vaut la mort que la prolongation de souffrances insupportables.
Sophocle :
La cité roule à présent d’un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre.
Le parallèle de Péguy, grandiose, s’étend sur plusieurs pages. Mais comprendrait-il, ce public anticlérical, nourri d’Auguste Comte, de Zola et d’Anatole France, que de Russie nous revient la supplication antique où le suppliant est l’égal du supplié, où « c’est le suppliant qui tient le haut de la situation, le haut du dialogue »?
Ce n’est pas une révolution à la « 1848 », c’est un retour à l’antique face-à-face du supplié et du suppliant.
Comme le poète allemand Rilke, Péguy, qui n’a pas fait le pèlerinage de Russie, est stupéfait par la noblesse du peuple russe, la grandeur du suppliant russe, du pèlerin russe, de l’errant russe. Péguy est très ami avec François Porché, qui passera plusieurs années en Russie et reviendra en 1911 avec épouse et recueil de vers russes, avant d’écrire plus tard Tsar Lénine, mystère en trois actes publié sur papier rouge !
La Russie de l’âge d’argent attire comme un mystère, un mystère médiéval. Aussi, c’est Blaise Cendrars, le poète de la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1909), qui va me permettre un dernier accord en guise de conclusion.
Il y a longtemps que j’aime les versets libres de ce poème, qui a été illustré par Sonia Delaunay, sous forme d’un accordéon de deux mètres de long, dont on trouve un exemplaire à Genève, au musée Bodmer.
C’était la guerre avec le Japon. Cendrars était à Moscou aux sept gares et aux mille et trois tours, et « les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des milliers de charognes ». Jeanne et Blaise sont bien loin de Montmartre… Le cœur de Blaise brûle comme le temple d’Éphèse ou comme la place Rouge.
On savait que Cendrars l’avait écrite, cette « légende de Novgorod ». On savait qu’en 1907 avait paru un petit livre : Frédéric Sauser, ??????? ? ?????????. Traduit en français par R.R., un unique exemplaire en fut retrouvé en 1996 à Sofia par le poète bulgare Kadijski. Miriam Cendrars et des amis experts en ont reconstitué l’original français. Cette légende retrouvée, c’est tout le mystère des poésies croisées française et russe.
Novgorod, qui veut dire la « ville nouvelle », est ici à la fois la ville colorée des foires médiévales russes et la ville future qui descendra du ciel ou remontera du fond du lac.
Bref, la Russie de légende, la Russie de mystère, celle du Dimanche rouge où les ouvriers sont abattus comme les arbres le long du Transsibérien et celle du « soleil géant des Slaves ».
Une roue qui, pour les mystiques, va de la roue de feu d’Ézéchiel à la roue rouge de Soljenitsyne…
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Professeur de littérature et civilisation russes à l’université de Genève, traducteur et écrivain. Voir l’entretien sur son itinéraire et son travail paru en octobre 2007 dans Esprit : « Parcours dans l’histoire et la littérature russes. »
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Jacques Ancelot, Six mois en Russie. Lettres écrites à M. X.-B. Saintines en 1926 à l’époque du couronnement de S. M. l’Emprereur, Paris, 1827.