
Le mur d’escalade du professeur Steiner
Le désastre de Babel, l’énigme de milliers de langues disparues, préoccupe Steiner plus que tout. Ne peut y remédier que la saisie directe du texte et du Sens, tentative titanesque à quoi nous invite Steiner.
« Je courus. Et trouvai mon premier Homère. Peut-être tout le reste n’a-t-il été qu’une note en bas de page à cette heure1. »
George Steiner a, dans un des nombreux ouvrages où il exige et proclame la réelle présence du sens dans le texte, parlé de « l’hospitalité toute personnelle que nous devons à notre mort ». Cette expression mystérieuse du plus intime de l’homme, de la conscience profonde qu’il a de sa finitude et du dialogue avec sa propre mort, me revient à l’esprit en ce moment où George Steiner poursuit son dialogue avec sa mort ailleurs que dans les mots de ses livres, les paroles de ses cours, les échanges de ses conversations – parfois avec violence, une violence moins adressée à l’interlocuteur qu’à ce qu’il considérait comme l’ennemi global de son époque (et la nôtre) : l’étouffement du sens.
Il y avait de l’enchanteur chez Steiner l’enseignant, le maître, parfois le gourou. « J’ai bu ton filtre magique, je suis, c’est bien simple, la proie de tes enchantements », dit à Socrate le sceptique Menon. Socrate se compare lui-même à une torpille, qui plonge dans la torpeur quiconque s’approche de lui. Dans le Ménon, il s’agit de définir la vertu. Chez Steiner, il s’agit plutôt de définir la « faim de sens ». Un sens que Steiner a traqué un peu partout, en politique, en poétique, dans le sacrifice d’Abraham comme dans le « Discours du rectorat » de Heidegger. Et aussi dans ses propres romans, brillants par la forme, mais vulnérables – car trop bien façonnés, tels des golems fabriqués par un alchimiste qui connaît trop les secrets de la cornue. Lui-même en était conscient, mais la pulsion d’écrire, de présenter par la fiction des « scénarios de la pensée » était plus forte. Il ajoutait : « L’artiste véritable est du côté de l’immédiat. Hélas, je ne suis pas de ce côté-là. » Douloureux aveu, légèrement cabotin ? Il savait que ses romans étaient loin du renouveau total du sens qui fait les Tolstoï ou les Rimbaud.
Le maître sans disciple
Steiner se serait voulu un Socrate, c’est-à-dire un maître purement oral. Sa riche bibliographie nous convainc qu’il y a échoué : trop de livres ! Ses réussites, en un certain sens, sont ses échecs. Socrate écrivain n’est plus Socrate, mais les meilleurs de ses livres ont gardé quelque chose de l’oralité, du maître dont, avec sa permission, j’ai suivi à Genève certains des cours sur Shakespeare. Le maître à l’œil malicieux, à la main sèche qu’il cachait souvent, au verbe rapide, à la voix de velours et aux saillies de violence, citait The Tempest et tout Shakespeare par cœur, connaissant et démolissant toutes les exégèses antérieures. C’était le spectacle même de ce qu’est un maître… À ceci près qu’il n’y avait guère de vrais disciples dans la salle, mais une foule de dames de la bonne société de Genève. Steiner, comme saint Augustin, avait horreur du « marché de bavardage » qu’est la rhétorique, tout en y cédant parfois. Une mauvaise fréquentation honnie par lui-même…
Dans Maîtres et disciples, livre bourré d’érudition camouflée sous une fausse modestie affichée, George Steiner, non pas se dévoile, mais se révèle partiellement2. Il n’a pas, comme Berdiaev, écrit de vraie Autobiographie intellectuelle (hormis Errata, qui reste, malgré quelques confidences savamment incrustées, une reprise de ses lectures, mais celle, avec son père, à Paris, avant le départ pour New York, de la mort de Lycaon des mains d’Achille est extraordinaire). C’est plutôt l’ensemble de ses livres qui peut être lu comme une sorte d’autobiographie intellectuelle. Le maître est pour lui celui qui lie le Verbe et la Vie, autrement dit le docteur Faustus. Lequel fut trahi par Wagner, son disciple : car la trahison du disciple est au cœur du nœud de passion intellectuelle (mais aussi érotique, masochiste, vampirique) qui lie le maître et son disciple. Husserl, avançant dans la lecture de Sein und Zeit, découvre que son plus brillant élève y réfute l’idée de la phénoménologie comme science. Le même Heidegger trahissant Jaspers, puis lui demandant son aide à la fin du nazisme. Ou encore vampirisant sa plus brillante, sa plus jeune élève, de plus juive, Hannah Arendt, pour reprendre, trente ans plus tard le dialogue dominant-dominé avec celle qui, revenue en Allemagne, défendait avec passion son ancien maître et amant…
« Qui peut fait, qui sait enseigne » : la formule de Gœthe fascine Steiner. Il fut un enseignant brillantissime, un maestro qu’on se disputait d’un bout à l’autre de la planète universitaire, comme les opéras un Karajan, ou un Placido Domingo, encore que les universités eussent peur de lui : elles l’invitaient, mais sans lui offrir la tenure, comme on dit en Amérique, secrètement inquiètes d’abriter ce Diogène de la philologie. Finalement, ce fut la paisible Genève qui lui proposa cette tenure, et il y passa dix années. C’est là que je fis sa connaissance. À son départ, il nous signifia qu’avec lui disparaissait la quête du sens en philologie…
Ce disciple dont Steiner rêvait et qu’il n’eut pas vraiment, hante ses livres, mais sans qu’il lui consacre beaucoup de pages. Maîtres et disciples parle infiniment plus du maître que de l’élève. D’ailleurs, s’il manque de disciples, le maître n’a qu’à se dédoubler, voire détripler ou plus… Les hétéronymes de l’écrivain portugais Pessoa sont donnés en exemple du supplice dionysien de tout maestro – contraint de s’inventer des disciples s’il ne les a pas. Reis et Campos, deux fantômes de l’écrivain portugais, se proclament tous deux élèves de Caiero, troisième fantôme, tous trois plongés dans le climat de suspicion, d’affinité et de jalousie qui est celui des disciples bien-aimés autour du maître. Et le quatrième hétéronyme, Pessoa lui-même, les surveille et les démasque… Steiner instruit comme un juge quelques cas de maîtres et disciples en littérature : Flaubert et Maupassant, Ezra Pound et T. S. Eliot, sans ignorer la coloration sexuelle de ces duos : Abélard et Héloïse, Heidegger et Arendt, Alcibiade et Socrate.
En relisant Maîtres et disciples, j’ai été surpris de l’importance accordée au philosophe français Alain. Alain est aujourd’hui oublié, la Pléiade ne vend plus les six mille pages des quatre volumes qu’elle lui a consacrés dans les années 1950-1960, les universités américaines ne lui accordent aucune des centaines de thèses qu’elle consacre à Derrida ou Deleuze. Pourtant, Steiner est visiblement admiratif, peut-être jaloux, de ce simple maître de l’enseignement secondaire qui diffusait sa sagesse par les milliers de ses Propos et qui, incontestablement, eut de très nombreux disciples… Steiner, habituellement soupçonneux, vis-à-vis de la tradition universitaire française, irrémédiablement marquée au sceau du monumental et du prescriptif, semble voir en Alain une exception, digne du lointain Montaigne.
Peut-être l’athéisme presque religieux d’Alain, où la « joie de penser » rivalise avec Dieu, y est-il pour quelque chose. Car, comme Alain, Steiner reste toujours très proche du religieux, sans y pénétrer vraiment. Le diptyque Socrate et Jésus, l’un avec ses disciples, l’autre avec ses apôtres l’obsède. L’envoi des disciples du Christ est pour lui un moment capital, qu’il semble reprendre à son compte : « Partez, quittez-moi ! Dussiez-vous me trahir (comme fit Pierre). » Cet envoi est la pierre fondamentale de l’enseignement authentique, celui du vrai maître, du Zarathoustra de Nietzsche : « Je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; quand vous m’aurez tous renié, je reviendrai. » Je ne sais si Steiner savait que toute liturgie s’achève dans le christianisme par un envoi qui reprend celui du Christ. Lui-même donne à cet envoi le nom d’un roman d’Iris Murdoch, Flight from the Enchanter, ou Fuir l’enchanteur.
On a souvent envie de fuir Socrate en lisant les dialogues de Platon. Le metteur en scène russe Vassiliev en avait donné à Avignon une démonstration amusante et réussie, les questions assommantes de Socrate se terminaient par de vrais combats, à coups de poing et de pied. Parfois, on a l’impression que, comme Socrate, Steiner semble décidé à nous assommer par ses amoncellements de citations et n’a pas peur de provoquer la bagarre. Assommer pour réveiller.
L’exclusion du jugement
« Le judaïsme, c’est l’enseignement », répète Steiner. Le judaïsme ? Nous y arrivons, il est évidemment un point central, pas toujours explicite, dans son œuvre. Si la patrie du Juif, c’est le Texte, le texte indéfiniment commenté, si Dieu est comme le père du jeune enfant à qui il apprend à marcher et qui retire ses bras au fur et à mesure que l’enfant amorce un pas nouveau, autrement dit si la perte de Dieu est une preuve de son existence, alors le professeur Steiner est un vrai Juif, et même – qui sait ? – peut-être un Père comme ce Dieu qui se retire plus on en approche… « J’ai passé ma vie entière à poser la question des corrélations entre inhumanités et l’inhumain », cette rare confidence nous amène peut-être au cœur de son enseignement, à son ambition profonde, qui est aussi douleur profonde.
Les inhumanités et l’inhumain – par opposition aux humanités et à l’humain… Comprenez : la trahison des humanités et la fabrique de l’inhumain. Cette corrélation met en relation le problème central du XXe siècle, la destruction systématique de l’humain, la fabrique de l’inhumain – Shoah, Goulag, camps de la mort chinois ou cambodgiens, expérience de Pitesti en Roumanie de Ceausescu3 ou pogrome de Jedwabne en Pologne occupée, par des paysans polonais4 – d’une part, et un problème d’herméneutique et de philologie, l’érosion de ce qu’on appelait autrefois les humanités, d’autre part. Lutté-je contre les moulins à vent, demande Steiner dans Réelles présences5.On peut trouver parfois ridicules, en vérité, les combats donquichottesques qu’il mène. On le voit tenter de nous amener à une Cité idéale, une nouvelle Utopia, qui serait la « Cité de l’Originel », c’est-à-dire du vrai Logos, de l’Ur-Text, la manifestation des « actes d’art » débarrassés de toute glose, du commentaire sans fin et, en particulier, de la boue marécageuse des productions universitaires. La présence réelle dans l’eucharistie a fait l’objet d’innombrables disputes, de guerres religieuses. Elle différencie encore théoriquement le catholicisme du protestantisme, sans que les croyants s’en soucient beaucoup. Steiner est ici un fondamentaliste. Il s’agit de restaurer les Travaux et les Jours de l’humanité, de libérer la grammaire venue de Dieu de la grammatologie venue de Derrida et autres rhéteurs. Il s’agit que le texte passé devienne présent.
On a l’impression que Steiner se veut un nouveau joueur de flûte de Hamelin, qui emmènerait tous les rats universitaires hors de leur cité de la glose vers la Cité de l’Originel. Tout discours sur l’art sera banni. Seuls les créateurs pourront parler des créateurs ; Vélasquez pourra continuer de vivre en Picasso, Piero della Francesca en Cézanne, Goya en Manet, Ingres en Dali. Virgile en Dante, Dante et Virgile en Milton, Homère, Virgile, Dante et Milton en Pound. Ce ne sont pas des citations, moins encore l’intertextualité, cette glu de l’université, non ! C’est la mise de tous les créateurs dans le même plan de l’existence absolue, sans chronologie, sans commentaire, sans contexte. Sans être musicologue, Steiner revient souvent sur l’idée que la musique est l’exemple même de la mystérieuse « présence réelle » et, sur ce point, le livre du grand musicologue Boris de Schlœzer, Introduction à J.-S. Bach, est étonnamment proche de lui6. « Rigoureusement parlant, la musique n’a pas un sens, elle est un sens », dit Schlœzer en rejouant le Prélude en ut du Clavecin bien tempéré. Toute critique, exégèse, est donc hors du sujet. Il faut une attention presque impossible, une perception de la fin dans le début, et du début dans la fin, pour appréhender cette présence réelle7. Le morceau est intemporel, bien que son exécution réclame un certain temps ; l’art, c’est « vaincre le discontinu ». Et, en un sens, cela interdit le jugement…
Ce paradoxe de l’exclusion du jugement est la basse continue de toute l’œuvre de Georges Steiner, je dis bien paradoxe puisque le genre qu’il pratique, avec maestria, est la lecture des textes, le décryptement (ou la proclamation) de ce sens total, réel, présent comme Dieu dans l’eucharistie, mais irrésumable (il évoque Schumann, prié d’expliquer une étude difficile, se remettant au piano et la rejouant entièrement ; il aurait pu évoquer Tolstoï, qui, interrogé sur le sens d’Anna Karénine, déclara : « Cela prendra du temps – il faut que je vous relise tout du début à la fin. »). Contre l’université, le journalisme, la radio, la télé, qui ne font qu’enfreindre cette exclusion du jugement – et contre soi-même –, Steiner lutte sans répit, d’un livre à l’autre.
L’université le lui a-à-elle rendu ? Sa deuxième préface à Après Babel voudrait nous le faire croire8. Le livre, confie-t-il, a été écrit à une époque où il était « de plus en plus marginalisé », mais il ajoute que c’est plutôt un atout qu’un handicap. « Un certain degré d’exclusion, d’isolement forcé, peut être l’une des conditions d’un travail solide. » L’exclusion de Steiner fut toute relative, mais ici c’est le vécu qui compte. La marginalité est pour lui une condition de l’aventure spirituelle. Les grands prophètes juifs n’ont-ils pas tous été des parias ?
Le berger de la parole
Aucun Pyrrhon, nous dit Steiner, n’appliquait son scepticisme au langage qui lui servait à exprimer ce scepticisme. Mais, à la fin du XIXe siècle « eut lieu la rupture de l’alliance entre mot et monde qui constitue une des très rares révolutions authentiques de l’esprit dans l’histoire de l’occident et qui définit la modernité elle-même9 ». La révolution en question commence avec Mallarmé, qui met une « absence réelle » en lieu et place de la « présence réelle ». Il ne s’agit pas ici seulement de poétique. Steiner, en passant par Wittgenstein et son Tractatus, perçoit dans cette « absence réelle » un refus de ce qui faisait la définition hébraïco-héllénique de l’homme « conçu comme l’être doué de l’impératif de la parole, comme l’être qui doit parler pour réaliser son humanité ».
Dans un discours donné à Louvain-la-Neuve, Steiner fait l’éloge du langage, le plus humble comme le plus séminal, celui du quotidien comme celui des présocratiques pour en arriver à l’éloge du Silence, à Kierkegaard prenant le nom de Silencieux pour protester contre l’invasion du bruit, du noise. Une invasion que dénonçaient avant Steiner les « écrivains de la glèbe » soviétiques, Valentin Raspoutine ou Viktor Astafiev. Lui-même n’aurait sûrement pas aimé être rapproché de Raspoutine, comme il n’aimait pas non plus Soljenitsyne, mais il faut bien se risquer à ce paradoxe de plus : le très libéral Steiner, n’est pas très éloigné des plus conservateurs résistants au côté prométhéen du marxisme. Son appel angoissé à créer un « espace intérieur », à retourner dans le « logis de nous-mêmes », l’apparente aux penseurs que lui-même a désignés comme les Logocrates. Dès Après Babel (1975), il aborde la question-accusation de la dévastation du monde, un thème heideggérien, qu’il poursuivra dans tous ses livres, et bien sûr dans son Martin Heidegger10. Ce qui l’amène à chanter l’éloge de penseurs qui, ailleurs sur l’échiquier de l’intelligentsia occidentale, et surtout française, sentent le soufre. Joseph de Maistre ou Pierre Boutang, le disciple de Charles Maurras, et l’auteur de l’Ontologie du secret, avec qui il eut un Dialogue sur le mythe d’Antigone et le sacrifice d’Abraham. Saussure récusé un siècle avant par de Maistre, la dégénérescence du logos dénoncée par de rares « bergers de la parole ».
Le « désastre de Babel », l’énigme des milliers de langues dont la disparition ne saurait être expliquée par aucun darwinisme, préoccupe Steiner plus que tout. Ne peut y remédier que la saisie directe, la prise de conscience immédiate du texte et du Sens, tentative titanesque – on se rappellera que les Titans ont voulu escalader le Ciel et devenir des dieux – à quoi nous invite Steiner. Chaque lecture devient aussi ardue que la traduction de l’Iliade en peuhl ou en esquimau. Mon regard sur ce tableau de Cézanne, mon audition de ce Nocturne de Chopin doivent être comme cet assaut des Titans.
Cette exigence presque insensée semble faire fi des canons esthétiques et peut écraser le lecteur de Steiner comme elle écrasait souvent son auditeur. Pourtant, Steiner ne nie pas les canons, leur consacre plusieurs chapitres, nous démontre que Homère ou Isaïe ont donné des relevés totaux des gestes et émotions de l’être humain… Les chefs d’œuvre sont les œuvres qui comportent l’ensemble des guerres qui composent l’humanité : une table d’addition des guerres entre homme et femme, animaux et humains, jeunes et vieux, malades et bien portants, individus et communautés, hommes et dieux.
La traduction, point de départ de toutes les réflexions de Steiner ne saurait faire l’objet d’un autre discours que le « vécu du traducteur ». Les innombrables colloques, thèses, symposiums consacrés à la traductologie sont totalement récusés. Il n’y a pas de « théorie de la traduction », il n’y a que des « descriptions raisonnées de la démarche ». Noam Chomsky, qui dominait alors ce qu’on appelait les grammaires génératives transformationnelles, ne pouvait, dans ce contexte, qu’être sévèrement contre-attaqué. Son axiome de structures profondes universelles et innées dans le cerveau, entrait en contradiction avec les convictions profondes de Steiner, et ne trouvait pas de place pour la multiplicité des langues et les cosmographies hétérogènes qu’elles représentent toutes11.
Steiner, ici, tel un vrai talmudiste, voit comme un tout le retour à l’unité du Mot, et son opposé, l’écroulement de la langue unique. Il recourt à Kafka, et ses dernières nouvelles, inachevées. La Tour de Babel était un moment indispensable de l’homme, mais Kafka ajoutait : « Nous creusons tous la fosse de Babel », suggérant que même la première Tour était moins une aspiration à Dieu qu’une fuite pour échapper à son regard. Kafka voyait dans la Tour et ses ruines un « raccourci frappant » de la douloureuse condition de l’homme. La fosse de Babel est une métaphore que l’écrivain soviétique Andreï Platonov a utilisée de façon extraordinaire dans son récit La Fouille. La fin du creusement, ou de l’édification de Babel ramène au début du quatrième évangile : « Jean nous dit qu’au début était le Mot. Il ne nous donne pas d’assurance sur ce que sera la fin. » Sera-ce l’avènement du Mot définitif, ou la ruine définitive du Mot ?
Comme les moines de Cappadoce se sont retirés du monde, notre monde se retire du Mot, et donc perd le Sens. Steiner esquisse une histoire de cette perte. Leibnitz et Newton nous ont fait entrer dans un monde de langage dynamique, Spinoza, puis Wittgenstein, ont retardé ce retrait du mot, en tentant, dans leurs Tractatus, de le relier à la logique mathématique ; rien n’y a fait, la « mort du Mot » est toujours présente. D’ailleurs, ne suffit-il pas d’oublier une lettre, disent les talmudistes, et le monde s’effondre ?
Les ombres
Steiner montre que sont venues compenser la « mort de Dieu » trois mythologies remplissant les même fonctions – Marx, Freud et Lévi-Strauss. Des trois, Lévi-Strauss lui est le plus proche, par les polarités qui structurent les contradictions de l’homme vu par l’anthropologue, mais aussi la dénonciation du massacre causé par le colonialisme. « Arrivant sur ces ombres des restes de l’Éden, l’homme occidental entreprit de les détruire12. » Aussi bien les hommes, que les langues. Il partage donc la colère visionnaire de l’anthropologue, sans oublier de remarquer ironiquement que, par définition, l’anthropologue détruit la communauté indigène chez qui il s’installe.
Le lien génétique entre ces trois substituts de Dieu, si l’on peut dire – Marx, Freud et Lévi-Strauss – est évidemment leur judaïté (si Steiner ne les épouse pas, il semble toujours fier qu’elles soient issues du judaïsme). Fils de parents juifs viennois, éduqué en France, puis aux États-Unis, il se sent intimement relié à ce phénomène de quête de la vérité, né en méditerranée orientale, passé en Grèce vers la fin du VIIe siècle avant J.-C., prolongé en Occident. Mais à présent, dit Steiner en 1974 (avant la fin de la guerre froide), en passe de céder au désir de guerre. Soljenitsyne, à la même époque, mettait en garde l’Occident efféminé contre la victoire du communisme. Sur ce point, ils avaient tort : la chute du communisme les a surpris tous les deux, mais les guerres d’aujourd’hui, hybrides et locales, comme au Donbass ou au Darfour, leur donnent peut-être raison.
Steiner ne parle pas en juif, mais en judéo-hellène. Pourtant, dans un de ses romans, il semble s’adresser explicitement aux juifs. Le Transport de A. H. (où A. H. représente Adolf Hitler), s’inspirant de la capture d’Eichmann au Brésil par un commando israélien, met en scène la capture de Hitler, enfui dans la forêt équatoriale du Brésil13. Au-dessus du captif et de ses geôliers passent les hélicoptères des colonels au pouvoir, qui protègent les nazis réfugiés dans leur pays. Sans doute le commando va-t-il être repéré, mais le chef tient à juger son captif selon le droit. Il lui propose de lui attribuer un avocat commis d’office parmi ses hommes pour sa défense. Hitler refuse, il se défendra lui-même. La scène du procès tenu dans la végétation tropicale, et la chaleur suffocante est puissamment théâtrale. C’est l’invention la plus réussie de Steiner dans son œuvre de fiction. Le discours de Hitler tient en un argument : c’est du peuple élu, que je tiens tout mon argumentaire, et ma doctrine du nazisme.
Le roman fut mis au théâtre et joué à Londres. Il y eut presque une émeute, tant le scandale était grand. De jeunes juifs voulaient interrompre le spectacle, on fit intervenir la police montée. Steiner m’avait, avant publication, donné son texte à lire, et je le fis traduire et publier aux éditions de l’Âge d’homme. Dès le lendemain, il me raconta « l’émeute » londonienne. Jamais je ne l’avais vu aussi excité, heureux en somme, que son texte ait à ce point interpelé le public… C’était le Verbe et l’Action entremêlés, ce dont il avait toujours rêvé. C’était la guérison temporaire de cette mélancolie atavique qui frappait l’occident, c’était l’arc électrique, le saut quantique, qui secouaient l’usé et ranimaient le feu de la vie. La mélancolie, ou tristesse de pensée, dont il a défini « dix raisons possibles », liée à notre finitude selon Schelling, est le fond obscur sur quoi s’écrit la pensée humaine14. « Les ombres qui tombent entre pensée et acte ne sauraient être inventoriées… »
Isaïe, Socrate, Jésus de Nazareth : le théâtre de Steiner est toujours double, gréco-hébraïque, judéo-chrétien. Antigone, celle qui refuse la loi, et les Antigones innombrables qui l’on dédoublée. Celle de Sophocle jaillie comme l’éclair, les suivantes comme un roulement du tonnerre. Là aussi, Steiner a le don de dramatiser, d’amplifier. Parlant des vers 441-581 de l’Antigone de Sophocle : « Je ne connais aucun autre moment de la production imaginaire sacrée ou profane qui réussisse une telle totalisation. » Car Créon et Antigone s’opposent en tant qu’homme et femme, vieillesse et jeunesse, acceptation et refus du réel. L’un voit les exigences des vivants, l’autre celles des morts. Ce sont deux moitiés du monde en lutte. Et si l’humanité avait tout perdu, sauf les cent cinquante vers de cette scène centrale, elle aurait sauvé l’essentiel, les traits fondamentaux de l’histoire de l’homme. « Du moins en Occident », et Steiner ajoute : « Il faut avoir le courage de ses préjugés. Je me méfie de l’œcuménisme du total15. »
À ce noyau central venu de Sophocle correspond l’autre noyau, celui venu de la Genèse, le sacrifice d’Isaac. Steiner en fait le cœur de sa recherche de l’absolu, et il y rattache la Shoah. Comment taire16 ? La question porte sur l’impossible : comment Abraham a-t-il pu croire que Dieu voulait vraiment qu’il sacrifie son fils Isaac ? Était-ce un jeu de Dieu ? Mais alors, où est le mérite d’Abraham ? Les questions se bousculent dans ce beau texte qui prolonge Job. Accumulation talmudique de questions sans réponses, comme dans l’œuvre poétique d’Edmond Jabès. Inventaire de questions qui s’annulent les unes les autres. Dieu voulait peut-être donner une chance à Satan de se repentir, au mal de cesser d’être le mal ? Dieu voulait peut-être se sacrifier lui-même comme il a fait selon les chrétiens ? Oui, mais alors ce Dieu n’est pas le nôtre…
***
Dans la dédicace de l’exemplaire qu’il me donna, George a écrit : « Pour Georges Nivat, ce petit cri du centre de moi. » Un petit cri, mais venu du centre du moi. Le long chemin vers Morija, la longue angoisse d’Isaac (que le poète Joseph Brodsky a marmonné dans sa superbe élégie « Isaac et Abram »), la parole arrachée à Abraham par la peur. Tout ce petit cri venu d’un gosier qui, comme dans un cauchemar, voudrait crier, mais n’y parvient pas… Vassili Grossman, dans une page inoubliable, a décrit l’entrée dans la chambre des douches de Birkenau de Sophie et du petit garçon David qu’elle a empoigné et adopté en une seconde. C’est l’entrée dans l’Enfer et, simultanément, l’entrée dans le paradis. Comment taire ? nous fait entrer dans ce paradis-enfer. Et s’achève par une danse devant l’Arche, l’Arche du Sinaï et le Four d’Auschwitz :
« Ascendants degrés de l’air.
De plus en plus raides.
Énormes. Plus haut que Morija
– Danse, Miriam, danse, soufflait la valve au plafond.
– Il n’y a pas de bélier maintenant et le Buisson brûle.
Des danseurs, bouches grandes ouvertes.
De sorte que l’essaim envahit leurs gorges.
Et bourdonna pour eux la lente chanson informe de la cendre. »
Interrogé après Réelles présences, Steiner s’assumait comme un philosophe, mais un philosophe « possédé », alors que le vrai philosophe doit se garder de crier. L’humilité et l’orgueil de ce propos sont caractéristiques du « maître à lire » que se veut Steiner. Humilité du critique qui voue la critique aux gémonies. Orgueil du possédé, comme les pythies, ou les prophètes. Dieu est présent dans le non opposé par Antigone et tous les martyrs à l’homme bourreau et à tous les complices par indifférence. George Steiner tournerait-il autour des remparts de la foi, comme Vassili Rozanov, l’auteur d’Apocalypse de notre temps (1919) ? À François Ewald, il répond : « Dire Dieu est comme dire non à ce que nous avons fait de l’homme et de la vie. »
Non à l’homme qui a ravagé la Création, qui a créé Auschwitz, et qui a laissé Pol Pot enterrer vifs cent mille hommes, femmes, enfants dans les forêts du Cambodge. Ce n’est qu’un « dire », mais tout l’homme n’est-il pas un dire, une cendre de mots ? Les paradoxes, les contradictions entre humilité, peut-être feinte, et orgueil, peut-être d’autodéfense, sont la camisole d’un penseur pour qui l’infirmité de pensée était la preuve de la pensée. « Il faut agripper les ongles au mur, essayer de grimper et dégringoler, recommencer jusqu’à ce que le pied arrive à saisir la roche. » C’est par cette escalade sans fin de ce Samson des travaux de lecture du monde que George Steiner nous touche – par là aussi que son œuvre dure.
- 1. Georges Steiner, Errata. Récits d’une pensée, trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, 1998.
- 2. G. Steiner, Maîtres et disciples, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2003.
- 3. Virgil Ierunca, Pitesti, laboratoire concentrationnaire (1949-1952), trad. par Alain Paruit, préface de François Furet, Paris, Michalon, 1996. Cette prison roumaine expérimentale de lavage de cerveau, où cohabitaient bourreaux et victimes, est peut-être aujourd’hui reproduite à plus grande échelle dans la province chinoise du Xinjiang.
- 4. Jan Tomasz Gross, Les voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
- 5. G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, trad. par Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991.
- 6. Boris de Schlœzer, Introduction à J.-S. Bach. Essai d’esthétique musicale, Paris, Gallimard, 1947.
- 7. Comme ont tenté T. S Eliot dans ses Four Quartets, puis Anna Akhmatova dans son Poème sans héros, qui se réfère expressément à Eliot.
- 8. G. Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, trad. par P.-E. Dauzat et Lucienne Lotringer, Paris, Albin Michel, 1975.
- 9. G. Steiner, Réelles présences, op. cit., p. 121.
- 10. G. Steiner, Martin Heidegger, trad. par Denys de Caprona, Paris, Albin Michel, 1981.
- 11. G. Steiner, Language et silence. trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
- 12. G. Steiner, Nostalgie de l’absolu, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, 10/18, 2003, p. 51.
- 13. G. Steiner, Le Transport de A. H., trad. par Christine de Montauzon, Paris, L’Âge d’homme, 1981.
- 14. G. Steiner, Dix raisons (possibles) à la tristesse de pensée, trad. par P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2005.
- 15. G. Steiner, Ce qui me hante, dialogues avec Antoine Spire, Lormont, Le Bord de l’eau, 1999. Voir G. Steiner, Les Antigones, trad. Pierre Blanchard, Paris, Gallimard, 1986.
- 16. G. Steiner, Comment taire ?, trad. par E. Ender et B. Schlurick, Genève, Cavaliers Seuls, 1987.