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La mémoire russe en miettes

février 2011

#Divers

Difficile mémoire russe… Samedi 11 décembre 2010, sur la place du Manège, au centre historique de Moscou, une manifestation xénophobe émaillée de violences est venue rappeler que la Russie d’aujourd’hui a ses problèmes d’immigrés, comme le reste de l’Europe, en partie hérités de son empire, et qu’elle est loin d’être un pays à l’encéphalogramme social plat. C’est peut-être du problème national que partira l’étincelle qu’on peut prévoir.

Derrière le patriotisme, l’émiettement

« La Russie aux Russes » est un slogan impossible dans un pays qui est multiracial depuis son berceau : peuples de la steppe intégrés dans le creuset moscovite, Tatares vaincus mais intégrés depuis le xvie siècle, peuples du Caucase arrimés à l’empire depuis la fin du xviiie siècle et les guerres coloniales du xixe siècle. Et maintenant les Arbeitsgaster – le mot est aujourd’hui usité en russe – légaux ou illégaux, surtout venus des républiques indépendantes d’Asie centrale, et de plus loin. Car la Russie se développe économiquement, et attire à elle des millions d’immigrés. On discute de quotas, de légalisation, comme ailleurs.

Mais la particularité ici est que l’on ne sait pas à quoi l’on est arrimé. La référence à la Russie et au patriotisme est certes omniprésente, en particulier dans les grands médias télévisés. On veut redresser l’image de la Russie, on fait appel à la diaspora russe, l’ancienne et la nouvelle, aujourd’hui répandue dans tout l’Occident, et reliée à la patrie. L’Église russe, seule force vraiment indépendante de l’État, étend sa juridiction sur des pans entiers de l’empire qui échappent au Kremlin : c’est elle qui incarne « le monde russe » dont parlent souvent le patriarche Kirill et son bras droit le métropolite Hilarion, jeune moine compositeur et historien, promu en un rien de temps n° 2 de l’Église orthodoxe russe. Les succès du pouvoir sont assez évidents, en dépit de la crise économique : nouveaux Tgv, obtention des jeux Olympiques, de la Coupe du monde de football, gigantisme de Moscou et autres villes. Mais quelle est cette nation dite « Fédération de Russie » ? De fédération elle n’a que le nom : on n’en sort pas volontairement. Ce n’est pas un melting pot à l’américaine, c’est un maillage culturel complexe, étonnant, sui generis, où la langue russe est lingua franca. La victoire de 1945 est omniprésente dans les monuments et dans les manuels. Une sorte de syncrétisme historique définit les Russies qui se sont affrontées dans la plus terrible des guerres civiles du xxe siècle comme des héritiers à parité de la Russie. L’Église de Moscou et celle de l’Étranger ont fusionné. Le général Denikine est au cimetière du monastère Donskoï, pas loin de Soljenitsyne. Staline réapparaît ici ou là, et l’Archipel du Goulag est inclus dans le programme scolaire grâce à l’édition abrégée que Natalia Soljenitsyne vient d’en faire. Mais la Russie n’est pas plus chrétienne que le reste de l’Europe et le tandem au pouvoir n’a derrière lui qu’un parti informe qui peine à élaborer une plate-forme… Alors les passions nationalistes et xénophobes se développent dans une certaine jeunesse désœuvrée, et le sport pourrait bien jouer ici comme ailleurs un rôle de boutefeu.

Difficiles commémorations

Juste avant les désordres du Manège, j’assistai aux cérémonies du quinzième anniversaire de la Maison de la Russie à l’étranger, fondée par Soljenitsyne, une Maison qui « rapatrie » les trésors de la pensée russe élaborés dans la diaspora : un travail magnifique mais pour happy few, évidemment. Puis au temple du Christ Sauveur, l’immense église de l’architecte Thon reconstruite à l’initiative de l’ancien maire Loujkov : la crypte abritait une belle exposition sur le monastère des Solovki dans la mer Blanche et le camp de concentration qu’il abrita de 1919 à 1939. Des dizaines de milliers d’intellectuels, de clercs y furent martyrisés, précipités encore vivants dans la mer depuis le fameux escalier abrupt de l’ermitage de Sikera, des hommes transformés en chevaux, fusillés pas douzaines, immergés dans la mer par les trous sur la glace.

Le problème de la mémoire était au centre. Un prêtre, fils et petit-fils de prêtres, tous assassinés, lui-même rescapé du goulag, le père Sergueï Pravdolioubov, parla avec force du « courage qui nous manque pour affronter notre passé ». Le poète Koublanovski donna l’exemple d’une croix que son groupe avait érigée dans les années 1990 sur des fosses communes qu’ils avaient repérées près de Yaroslav, et qui a aujourd’hui disparu : lieu de mémoire non entretenu, ignoré par la population, parfois vandalisé.

Une autre visite fut pour le polygone de Boutovo, à une trentaine de kilomètres de Moscou, où, dans les années 1936-1937, en cinq mois furent exécutés 28 000 hommes, dont plusieurs prélats transférés des Solovki. L’organisation macabre était méthodique ; on a repéré treize fosses communes de trente ou quarante mètres de long, quatre de large. Une palissade a été construite pour protéger le lieu ; c’est l’Église orthodoxe qui s’occupe de ce lieu de sinistre mémoire. Je le visitai avec son jeune directeur, Igor Garkavyj. Il aimerait bâtir un mur avec les 28 000 noms. On en est loin : une douzaine de noms sont donnés à l’entrée, à titre d’échantillons. Une petite église de bois venue du grand Nord fait un contraste presque joyeux avec le lugubre champ où serpentent les fosses communes. On y célèbre le pardon et la Résurrection. Hors palissade, une autre église récente, dans le style de Pskov, beaucoup plus grande, a été bâtie par les soins d’un mécène croyant. Au sous-sol, une sorte de petit musée avec quelques vitrines où sont montrées des bottes, des sacoches trouvées pendant les fouilles. Trois cent soixante martyrs ont été canonisés lors d’un synode de l’année 2000 par l’Église orthodoxe russe : les icônes de ces nouveaux saints font le tour de la crypte, et celles des saints du jour sont exposées à la vénération. Combien de visiteurs ce lieu reçoit-il par an ? Moins de six mille, dit le directeur. Il est allé à Oradour-sur-Glane, en Auvergne, là ce sont plus de cent mille visiteurs par an, dont de nombreux Allemands…

Boutovo n’est pas le seul musée du goulag et de la persécution. Il y a le musée de Perm’, il y a un musée à Solovki, quelques autres encore… La petite, mais toujours vaillante organisation de Mémorial, l’Église avec sa visibilité infiniment plus grande : voilà les défenseurs de la mémoire des massacres. Dans la Russie qui étale insolemment luxe et misère, c’est peu, et ces lieux sont peu visités. Faute d’une élaboration juste de la mémoire collective entre utopie et violence inouïe de la guerre civile, dans l’immensité du phénomène goulag, la mémoire russe reste schizophrénique, les plaies ouvertes, beaucoup d’aveuglements sont toujours là… Et l’on se bat sur la place du Manège, à deux pas de la statue équestre du maréchal Joukov, vainqueur de 1945, du mausolée de Lénine, de la tombe de Staline au pied du mur du Kremlin, de la chapelle d’Ibérie reconstruite à l’entrée de la place Rouge, et du Musée historique dont le hall présente un superbe arbre généalogique des Romanov. Autant de lieux de mémoire qui se tournent le dos.

  • 1.

    Ce texte est tout d’abord paru dans Le Temps à Genève le 21 décembre 2010.