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Dans le même numéro

Devant l’écran et dans les flux. Éléments pour une histoire du corps dans la culture technologique (entretien)

mars/avril 2009

#Divers

Éléments pour une histoire du corps dans la culture technologique

Quand une nouvelle technique se diffuse massivement, de nouveaux imaginaires viennent transformer les représentations du corps. Avec l’informatique, c’est la machine à calcul qui sert de modèle organisateur. Mais quand la machine commence à communiquer, elle place le cerveau au centre de notre imaginaire corporel.

Esprit – Dans un texte récent, paru dans la revue Communications1, vous avez analysé l’évolution parallèle, au sein de notre modernité, des usages technologiques et des imaginaires du corps au travail. Comment situez-vous le corps dans la culture technologique contemporaine ?

Georges Vigarello – La culture technique, tout d’abord, ne porte pas seulement sur les engins : elle porte aussi sur la gestualité, la manière de « bouger » le corps. Cette gestualité est sous-tendue par des représentations : celles du corps, de l’espace, des machines, des outils. En outre, l’univers des machines et des outils nourrit souvent l’imaginaire du corps, notamment pour ce qui touche à son fonctionnement interne. Avant même Descartes, dont on connaît le modèle de corps-machine, il existe des modèles du corps inspirés de la technique. Nombre de textes médicaux de la Renaissance par exemple recourent au modèle de la distillation pour rendre compte de phénomènes corporels en pensant l’épurement à partir des techniques d’alambic, ce qui est une manière aussi de penser l’affinement des humeurs censées devenir plus subtiles, plus aériennes au niveau du cerveau. Avec des conséquences sur les pratiques : les humeurs doivent s’échauffer en « montant », par exemple, d’où le danger de certains froids, ceux du ventre, ceux des pieds… Le modèle technique de représentation du corps a d’inévitables conséquences sur les pratiques.

Avec la modernité, une deuxième image fait son apparition, qui ne contredit pas nécessairement la première : l’image de la mécanique. Des machines nouvelles comme les automates, les horloges, les systèmes de pompes, même si elles existaient déjà auparavant, triomphent véritablement au xviie siècle. Autrement dit, à partir du moment où la mécanique s’installe, des nouveaux imaginaires vont nourrir la représentation du corps.

Néanmoins, cette métaphore mécaniciste ne supplante pas tout de suite celle du corps-alambic.

En effet, elle s’y ajoute et, dans une certaine mesure, va la dominer. Au début, ce sont les engrenages et les leviers, les tuyaux d’air des concepteurs d’orgue, les principes hydrauliques aussi − ceux des fontainiers de Florence, par exemple, « inventant » le vide pour faire monter l’eau. D’où l’image nouvelle des ajustements articulaires, mais aussi des flux, des circuits, des réseaux.

Le thème de la machine à vapeur, à la fin du xviiie siècle et surtout au xixe siècle, deviendra à son tour un inépuisable arsenal d’inspiration. L’objet influence même Buffon qui l’utilise comme métaphore de la fécondation. Il influence encore les images d’« entraînement » du corps, dès le début du xixe siècle : entraînement des ouvriers, des gymnastes, des animaux. Autrement dit, ce thème traverse les décennies. C’est, plus encore, la découverte dans les années 1820 par Carnot de l’équivalent mécanique de la chaleur qui bouleverse la vision du rendement et des efficacités : oxygène et aliments deviennent des carburants, mouvements et fonctions deviennent des effets. D’où les interminables interrogations sur la manière de favoriser l’air inspiré, la nourriture ingérée, l’entretien ménagé : comment les rendre « améliorables », efficaces, adaptés ? Un extraordinaire corpus d’images sera mis au service, non seulement d’une représentation du corps, mais, plus directement, d’une mise en acte du corps. Le résultat en devient presque paradoxal dans un siècle où, apparemment, la machine prend la place de l’ouvrier…

Ce dernier phénomène me frappe particulièrement : le monde des machines à feu est un monde suppléant, dans une certaine mesure, le corps de l’ouvrier. Il est aussi un monde multipliant les références de représentations « organiques », celles censées rendre plus efficace ce même corps de l’ouvrier. D’où ce constat répété : l’univers technique des engins nourrit souvent celui des représentations du corps, celui de ses mises en acte, celui de ses efficacités comme de ses états.

Dans votre restitution, la machine à vapeur est avant tout une machine à calculer. Peut-elle déjà préfigurer les autres types de machines à venir, comme les calculateurs électroniques et les ordinateurs ?

Certainement, mais il y a des intermédiaires. Pour arriver aux ordinateurs de nos jours, il faut non seulement que la machine soit capable de calculer, il faut aussi qu’elle soit capable de communiquer, d’échanger. Je pense à Émile Souvestre qui a écrit Le monde tel qu’il sera en 1845. Le milieu qu’il met en scène est agi par une immense machine à vapeur installée dans une excavation au cœur de la ville. Un engin « unique » anime les mouvements urbains : les flux de l’eau, des transports… Souvestre conduit à l’extrême les modèles de son temps. Il fait de la machine à vapeur le totem de la ville. Il pense même la distribution des journaux à partir d’elle : acheminés sur d’inextricables tapis roulants, innombrables, précis, enchevêtrés. Il pense, autrement dit, la « machine à communiquer », mais ne parvient pas à s’affranchir de la machine à vapeur. Le « monde tel qu’il sera » de Souvestre, imaginé en 1845, pour « demain », demeure celui de la machine à feu.

Le vrai changement de l’imaginaire technique concernant le corps intervient en revanche entre la fin du xixe et le début du xxe siècle : il se fonde sur la nouveauté du rapport à l’électricité, au réseau, au télégraphe, au téléphone. Ostensiblement, un nouveau modèle s’impose ici, tout en ne faisant pas disparaître le précédent. Le livre de Jules Amar, par exemple, le Moteur humain publié en 1914, semble magnifier encore le « modèle vapeur », tout en suggérant autre chose. Le fonctionnement « corporel » suppose ici la référence à l’électricité, la mise en communication des différentes parties de l’organique, leur mise en réseau. D’où aussi l’apparition de nouvelles qualités corporelles, celles qui l’emporteront bientôt sur d’autres, plus traditionnelles. Les qualités de coordination, d’ajustement, de dépense nerveuse vont s’imposer par exemple dans le monde du travail, comme dans d’autres milieux : l’obsession portera sur la synchronisation des gestes, leur équilibre, leur ajustement, leur mise en harmonie. L’arrière-plan devient ici l’image de la machine nerveuse. D’où le titre même de l’ouvrage de Louis Lapicque reprenant l’expression (1943). Ce qui doit, bien entendu aussi, être mis en rapport avec des changements portant sur les espaces de travail eux-mêmes, leur exigence accrue de réglage et de précision.

Cette « étape », on le voit, n’est pas encore celle des micro-ordinateurs. Le dispositif demeure ici dominé par la commande : celle censée coordonner les gestes, les impulser, les diriger. Cette machine ne fait que rendre circulables les instructions d’un système nerveux central : elle privilégie la dynamique allant du centre vers la périphérie. Le micro-ordinateur, en revanche, comporte une valence supplémentaire : il fait remonter l’information, il centralise ce qui vient de la périphérie pour mieux le faire remonter vers le centre. Il incarne une dynamique n’apparaissant que dans les années 1970-1980.

S’écouter, écouter l’ordinateur

C’est à ce moment-là qu’on peut observer une tournure informatique des représentations du corps, calquées désormais sur le modèle de l’ordinateur qui gère l’information et exécute des tâches immatérielles ?

L’une des grandes originalités des micro-ordinateurs, qui suggère un nouveau type d’intérêt pour le corps, est toute centrée sur la notion de flux : flux de la commande et de l’information. Un thème fort : des flux d’information innombrables viennent vers nous et il faut les gérer. Le changement porté par le modèle actuel est alors visible : si dans le système de la coordination nerveuse nous devions parvenir à adapter une gestualité pour répondre à une stimulation, dans le système informationnel nous devons « prendre conscience » des messages avant de réagir pour mieux s’adapter. Il faut relire le livre de Georges Friedmann, le Travail en miettes, un grand ouvrage de 1956, pour mesurer ce qu’il en était dans ces années-là de l’exigence de coordination des gestes ouvriers. Le livre de Friedmann porte sur le travail dont l’objet est la mise en coordination des gestes. Tout change avec les livres d’ergonomie des années 1970-1980 où le problème devient le suivant : comment gérer au mieux les informations venant de la situation concrète ou de l’écran ? Comment intégrer et réagir aux messages ? Ce qui favorise les métaphores suggérant un corps mis en situation d’« écoute ». Ce qui favorise les « assimilations » : l’imaginaire d’un corps devenu machine « ordinateur ». Autant de changements qui ne sont pas indépendants − faut-il le redire ? − des transformations des situations de travail elles-mêmes.

L’essayiste américain Alvin Toffler parlait de cognitariat, le prolétariat de la connaissance. Nombre d’auteurs ont voulu reprendre cette expression pour annoncer la naissance d’un nouveau sujet politique. Sommes-nous face à des nouvelles formes d’exploitation, à travers l’information, du corps au travail ?

Cela va plus loin, parce que les types de représentation du corps sont différents, mais aussi les types de fatigues. Dans un contexte hautement informatisé, la fatigue devient insaisissable, tout en se déplaçant. L’individu ne la cerne plus, alors qu’elle est présente pourtant. La charge de travail devient une charge mentale et la fatigue devient une sorte de no man’s land, fait d’épuisement mental et de questions sur soi. Interminables questions sur « ce que j’ai », sur des symptômes impalpables et « menaçants ». Un malaise peut émerger, aussi pesant que flou.

J’en reviens aux deux convergences : premièrement, le fait qu’un nouveau type de machine vient au cœur du travail ouvrier ; deuxièmement, le fait que l’ouvrier est du coup conduit à se représenter autrement son propre corps et sa propre gestualité.

L’image véhiculée par les grands textes de l’ergonomie des années 1980 ne montre plus un ouvrier confronté à un engin qu’il doit manipuler, elle le montre confronté à un écran qu’il doit interpréter. Voilà ce que devient l’ergonomie : réagir face à un écran. Le problème posé à ceux qui organisent l’efficacité travailleuse devient double : premièrement, il faut (pour l’informateur) fournir des flux qui soient les plus fluides, les plus perceptibles, les plus distincts possibles ; deuxièmement, il faut (pour l’ouvrier) la possibilité de réagir dans les meilleures conditions de confort et de sécurité possibles. L’enjeu devient celui de gérer au mieux un maximum de flux informationnels. Il est aussi de les gérer avec le maximum de sécurité : la réponse donnée à l’écran n’est-elle pas quelquefois porteuse de risque, la moindre erreur n’est-elle pas quelquefois affreusement dommageable lorsque cette réponse vise la gestion de transports – par exemple celle d’aiguillages ou de couloirs aériens, de conduites électriques, d’énergies atomiques, ou même celle de flux immatériels et financiers ? D’où la centration, toujours plus grande et toujours plus travaillée, sur l’écoute.

Jusque-là nous avons parlé du corps producteur. Pouvons-nous également discerner une évolution dans le corps consommateur ? Après tout, les années de l’essor de la « micro-informatique pour tous » sont aussi celles du culte du corps…

Oui, je suis d’accord. Et d’ailleurs ce changement, de la micro-informatique « pour calculer » à la micro-informatique « pour se divertir » pouvait être trompeur… Contrairement à ce que moi-même j’avais écrit dans l’introduction pour le numéro d’Esprit que nous avions consacré, il y a très longtemps, à la micro-informatique2 après la sortie du livre de Joël de Rosnay, Branchez-vous l’ordinateur en tête-à-tête (1984), l’ordinateur a été susceptible de changer nos existences en intervenant y compris dans nos modes d’achat, dans nos modes de connaissance, d’information. À cette époque, j’étais plutôt resté à une idée : « C’est amusant, c’est du jeu, c’est ludique. »

Mais je crois que trois changements se sont produits : le premier est que l’ordinateur est perçu comme devant nous informer de plus en plus et en particulier sur notre quotidien. Les usagers utilisent les ordinateurs sur un mode, à mon avis, assez fou mais qui, en même temps, est révélateur de ce qui était attendu de ces technologies. Ils s’en servent pour savoir où ils sont, ce qui s’est passé. Bien sûr, les ordinateurs vont aussi l’informer sur ce qu’ils doivent faire, comment ils doivent être, à quels types de critères ils devront obéir. Donc, premier constat, cette technologie nous informe sur ce que nous devons faire.

Le deuxième changement est que le « culte du corps » est lié au fait que les individus sont de plus en plus caractérisés par leur propre existence physique au sens le plus étroit, le plus ramassé du terme. Ils sont moins qu’auparavant des représentants de grands collectifs, de grandes références généralisées. Ils sont de plus en plus déterminés par la limite de leur corps. C’est bien la formule d’un individualisme défini par l’incarnation éminemment concrète et charnelle de chacun. Ces limites représentent de plus en plus ce que l’individu « est » : d’où un travail, bien évidemment plus important qu’auparavant, sur l’entretien de soi et la définition « physique » de soi. Dans la mesure où le sujet se réduit de plus en plus à ce qu’il est physiquement, travailler sur le moi, c’est travailler sur son corps.

Le troisième changement porte sur la révision du travail sur soi. Il faut dire, qu’à cet égard, la machine, le micro-ordinateur, nous inspire : travailler sur soi, c’est s’écouter, distinguer, désigner les messages venus du « dedans ». L’enjeu n’est plus forcément le fait de faire des efforts importants en dépensant de l’énergie. L’enjeu est plutôt le fait de soigner l’univers des sensations et de l’intime. Et ce, même quand il s’agit d’améliorer l’énergie. N’est-il pas curieux de constater qu’aujourd’hui même ceux qui parlent d’effort n’abandonnent pas la référence au sensible ? Le but est toujours de « trouver » ou de « retrouver » les bonnes sensations. L’univers corporel est devenu massivement celui de l’écoute. Question récurrente : que ressent-on au cœur même du travail ? Qu’éprouve-t-on au cœur même de l’effort ?

Technologies, sensibilité et « mieux-être »

N’y aurait-il pas une perte d’attention vis-à-vis de la sensibilité, dans ce nouveau régime de métaphores du corps ?

Justement, non. On discerne plutôt la recherche de sensations de plus en plus subtiles, fines, distinguées. Ouvrons le débat, celui d’une vague inquiétude : les machines informatiques risqueraient de prendre la place du corps. Ou, vision médiane, celui-ci nous deviendrait étranger. Nombre de textes existent sur le sujet. Nombre de remarques s’attardent, fort justement d’ailleurs, aux performances physiques réalisées par des individus dont les membres sont modifiés, adaptés, prolongés. Nombre de discussions portent sur le fait que ces membres intégreront d’innombrables puces électroniques, agiront grâce à des nanomachines, seront quasi télécommandés.

Reste pourtant qu’à mes yeux, il serait erroné de conclure à un « adieu au corps ». J’aurais même le sentiment du contraire. Notre culture est plutôt confrontée à la tentative de percevoir les messages du « dedans », les percevoir de mieux en mieux, les percevoir jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’illusion sans doute même. Autant dire qu’en filigrane de ces attentes, les modèles des micro-ordinateurs ont joué leur rôle.

Si, comme vous l’affirmez, dans le contexte actuel, les individus sont réduits à leurs « limites physiques », comment expliquez-vous l’envie de repousser ces limites, omniprésente dans la culture du numérique ? Des sources d’ethnographie visuelle, tel Alter Ego, de l’Anglais Robbie Cooper mettent en scène les usagers de jeux vidéo à côté de leurs personnages virtuels3. Ces avatars représentent immanquablement la version améliorée des joueurs : plus mince, plus viril, plus jeune ou plus sexy.

C’est évident que si une nouvelle dimension imaginaire est rendue possible et semble pouvoir être exploitée, c’est bien dans le sens d’une amélioration « physique ». Il est intéressant de voir que les utilisateurs de ces avatars s’incarnent, quand même. Certes, leurs personnages numériques ont quelque chose de plus, mais ils représentent cette amélioration en tant qu’incarnation. Ce n’est donc pas une vie totalement non physique, ce n’est pas la vie des anges sans corps.

D’ailleurs, les modèles qui sont proposés, en dehors des projections individuelles dans le virtuel, sont toujours relativement éloignés, un peu plus ambitieux que le sont les corps réels. Les modèles du corps changent parce qu’ils épousent les changements culturels et sociaux. Et leur statut de modèle leur impose d’être toujours quelque peu accentués sinon excessifs. Par conséquent, je ne suis pas surpris de constater qu’à notre époque où la minceur est largement privilégiée, les modèles soient définis par une « ultra »-minceur.

Ce recours à des images non réalistes pour représenter les idéaux corporels du temps n’est d’ailleurs pas nouveau. Dans les années 1920, par exemple, quand la figure de la « garçonne » a été pensée pour la première fois, le recours aux photographies s’avérait impossible parce qu’il n’y avait pas suffisamment de femmes susceptibles de jouer le modèle. D’où le triomphe du dessin pour proposer des représentations féminines répondant à des critères « masculins », c’est-à-dire le corps svelte, élancé, avec bassin relativement peu marqué… Les dessins des « garçonnes » des années 1925 sont d’ailleurs d’un fuselé inouï. Il s’agissait déjà d’une « fureur » du mince.

Il se passe quelque chose de semblable dans la culture du numérique : le modèle actuel est tellement exigeant que le recours aux images de synthèse s’impose pour le mettre en scène. L’utilisateur se projette au-delà de ce qu’il est, parce qu’il ne peut pas l’atteindre. En même temps, les images qu’on lui propose sont aussi au-delà de ce qu’il peut être.

D’un autre point de vue, les nouveaux canons de perfection physique proposés dans les médias numériques transforment aussi la façon dont nous nous représentons la masculinité et la féminité. Lara Croft, sur laquelle j’ai travaillé dans mon ouvrage sur la beauté4, a des mensurations qui sont extrêmement éloignées de la réalité des femmes actuelles. De même, Trinity, le personnage féminin du film Matrix, saute, bondit, se bat. La beauté féminine dans le monde du numérique est tout sauf fragile et immobile. Elle est codée, associée aussi aux qualités de force, d’endurance, d’énergie. Ces qualités ne sont plus forcément masculines. Elles deviennent des qualités plurielles. Je pense d’ailleurs que c’est une raison pour laquelle la beauté masculine peut, du coup, être valorisée comme telle. La beauté n’est plus du tout codée par les critères traditionnels que sont la passivité, le décor, l’accueil, l’arrondi. Elle est désormais codée par des qualités extrêmement variées. Par conséquent, l’homme peut aussi y accéder.

Vous affirmez que ce recours au virtuel ne représente pas une tentative de fuir le corps en se désincarnant. Toutefois, ce besoin de se rapporter constamment à un modèle, à un idéal inatteignable, pourrait à juste titre être lu comme un abandon de la dimension immanente de la « chair » dont parlait Merleau-Ponty.

Il me semble que non, pour plusieurs raisons. Le modèle projeté, ne l’oublions pas, est profondément lié à notre chair. L’échappée ne consiste pas à abandonner les sensations. Il s’agirait même de les interroger davantage. Ce que favorise encore l’univers technique de l’information et de la communication. Le sujet, faut-il le redire, c’est son propre corps. Et c’est son propre corps qu’il recherche à travers ces technologies. Justement les textes de Merleau-Ponty constituent à mon sens une étape dans cette dynamique.

Que dire en revanche de ces utilisateurs de « numérique » qui, attachés nuit et jour aux micro-ordinateurs, branchés dans des réseaux de jeux ou de messageries, se laissent aller parfois, négligent leur alimentation, leur apparence physique… ? Je pense que c’est un sous-groupe. Je ne le considère pas comme révélateur des pratiques génériques. Bien entendu, la consommation de produits informatiques croît. Mais ces personnes qui jouent à longueur de nuit, les accros du micro-ordinateur, les « emmurés », sont-ils vraiment représentatifs ? Ne s’agit-il pas avant tout d’un groupe de personnes livrées à une passion ?

En effet, très tôt, le psychologue américain Philip Zimbardo avait montré que ces attitudes ne sont pas spécialement distinctives des passionnés d’informatique, qu’elles sont repérables chez les artistes, les écrivains et même les étudiants en médecine5. Cependant, le sens commun considère encore ces pratiques comme des formes de l’oubli de soi, oubli de la santé et du corps. Serait-il, à votre avis, possible d’y lire plutôt une volonté de dépassement de soi ? Oublier de dormir, de manger, de sortir deviendrait alors un exploit physique, comparable à celui d’un athlète qui veut établir un nouveau record…

Pour ce qui est du dépassement de soi, ce que je peux dire simplement c’est que les individus sont aujourd’hui habités par une dimension du « mieux-être ». Et il faut méditer sur le mot. Il veut dire que chacun ne se satisfait pas de la situation dans laquelle il est. Le sens ? Chacun pourrait améliorer ce qu’il est, aller au-delà, prolonger, aviver. Mais, comment cette démarche a-t-elle lieu vis-à-vis de l’écran ? Je pense qu’elle a lieu lorsque les joueurs se projettent sur des individus améliorés, plus minces, plus efficaces.

Dans le « réel » du hors écran, cette exigence de « mieux-être » passe par le fait de transformer éventuellement son apparence, user de cosmétiques, d’artifices, de consommations en tous genres. Les jeux vidéo et les autres activités qu’on peut réaliser sur un écran d’ordinateur, pour moi, ce sont d’autres manières d’impliquer son corps dans la façon dont les objets fonctionnent, répondent, etc. Ils participent alors à cette même notion de transformation, d’amélioration visant à un état de « mieux-être ». L’information qui est donnée à travers les réseaux entraîne une réaction de soi, et cette réaction est physique, parce que l’acteur est physiquement devant l’écran de l’ordinateur.

Il ne faut pas entretenir, à l’égard de cette nouvelle génération de machines, une attitude forcément négative. Bien au contraire, puisque la machine est inspiratrice de représentations du corps. Mais il ne faut jamais oublier en même temps que ce qui est inspiré reste physique, le corps et la psychologie du sujet.

  • *.

    Historien, il a codirigé récemment Histoire du corps aux éditions du Seuil avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine.

  • 1.

    Georges Vigarello, « “Science du travail” et imaginaire du corps », Communications, n° 81, « Corps et techniques », 2007, p. 61-70.

  • 2.

    G. Vigarello, « La passion de l’informatique », Esprit, février 1985, p. 5.

  • 3.

    Robbie Cooper, Alter Ego. Avatars and Their Creators, Londres, Chris Boot, 2007. Pour un examen de cet ouvrage et de sa signification pour la représentation du corps dans la culture du numérique actuelle, voir la contribution de Patrice Flichy dans ce même dossier, p. 163-174.

  • 4.

    G. Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004.

  • 5.

    Philip Zimbardo, “Hacker Papers”, Psychology Today, vol. 14-8, août 1980, p. 62-69.

Georges Vigarello

Spécialiste de l'histoire de l'hygiène, de la santé, des pratiques corporelles et des représentations du corps.   L’ensemble du travail de Georges Vigarello porte sur l’histoire des représentations et pratiques du corps. Il obéit à un projet bien particulier : montrer combien ces représentations et pratiques révèlent, dans leurs trajets historiques, des changements majeurs de culture sinon de…

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