L'obésité, mal identitaire, mal sournois
Question de santé publique, objet d’inquiétude, de prévention et de traitement, l’obésité révèle aussi la difficulté contemporaine à vivre avec son corps : si une part de l’identité personnelle se manifeste bien dans l’apparence corporelle, ce corps encombrant est aussi un « autre », qui révèle les incertitudes du rapport à soi.
Devenu épidémie, le mal obésique grandit aujourd’hui selon des chiffres connus de tous : 1, 2 milliard de personnes dans le monde, en 2005, sont en surpoids, 400 millions sont obèses1, 700 millions devraient l’être en 20152. La prévalence s’accroît rapidement, passant en France, pour l’obésité, de 5, 5% des habitants en 1992 à 12, 4% en 2006 et 14, 5% en 20093, alors qu’elle était stable dans les années 1980-1990. Phénomène plus marquant aux États-Unis : la prévalence double entre 1980 à 2000, au point que, dans les années 2000, deux tiers des adultes américains sont soit obèses soit en surpoids4.
Les causes aussi sont connues5, même si elles ne sont pas toujours bien maîtrisées, provoquant des interrogations inédites sur les types de profusion, les concurrences de marques, les publicités, les diffusions industrielles, la déritualisation du repas, les formes de sédentarité… La prévalence du mal, de surcroît, est inversement proportionnelle au niveau de revenus du foyer6. Ce qui bouleverse le traditionnel schéma « bourgeois » d’une obésité spécifique aux dominants. Ce qui renvoie enfin à d’interminables questions sur les nouveaux « défauts » et « insuffisances » de l’alimentation des démunis : calories « faciles », aliments « bon marché », composés médiocres, tous susceptibles d’accentuer les engraissements. Le paradoxe totalement inédit tient à l’accroissement exponentiel d’un surplus pénalisant le pauvre tout en l’« atteignant » très directement : excès partagé par tous, mais excès différemment distribué7. Ce qui profile surtout d’indispensables réflexions sur la décroissance, le contrôle des marchés, la transparence des produits. Le thème de l’adiposité occupe désormais le territoire de la santé publique, avec ses normes et ses règlements. La lutte contre l’obésité se conduit aussi au nom de tous : le mal du « gras » n’est plus un mal « privé ».
Le propos, ici même, n’est à vrai dire pas de reprendre ces enjeux sanitaires aujourd’hui bien connus, ni même de détailler les ripostes possibles, également largement ciblées et débattues. Il est d’insister sur deux impératifs : distinguer tout d’abord les nouvelles stratégies de minceur des stratégies de lutte contre l’obésité, souligner ensuite les difficultés obscures du traitement, ce qui crée une maladie plus complexe qu’il n’y paraît. Ce mal, difficilement « soignable », difficilement « maîtrisable », conduit à vivre un corps dans lequel le sujet se sent trahi, alors même qu’il y trouve aussi son expression ultime : un corps qui est, tout autant, autre et soi. L’obésité semble, du coup, une manière à peine « décalée » de vivre l’enjeu contemporain de la condition corporelle : manifestation de soi donnée en identité absolue, et dès lors susceptible de malaise, de difficulté, sinon de malentendu.
Dynamique de minceur, dynamique d’obésité
Deux problèmes de société, longtemps confondus, peuvent aujourd’hui se disjoindre : la présence croissante de l’exigence du mince, la présence croissante de la dénonciation du gros. La première demeure une norme du paraître social, la seconde devient un indice de menace sanitaire. Leur origine surtout est différente : culturelle pour la première avec son code de silhouette et de tenue, économique pour la seconde avec son repère de risque collectif. Les inquiétudes qu’elles suscitent n’ont pas les mêmes objets. Les conséquences de leurs possibles ratés n’ont pas les mêmes enjeux. Aucun doute bien sûr : l’exigence du « mince » fait davantage apparaître aujourd’hui la présence marquante du « gros ». Elle tend à suggérer sa plus grande fréquence, son « évidence » même. La rigueur exercée sur l’élancement du profil corporel rend plus visible la dérive des formes, suraccentue les échecs de contour. Une disparité en revanche demeure, majeure, indiscutable : la présence marquante de l’obésité dans nos sociétés vient davantage du mode de vie et de ses effets « engraissants » que du contraste suggéré par le mince et son impact. Elle s’impose majoritairement par le changement des comportements, moins par le changement du regard. Nuance centrale encore : les croisades contre l’excès de lipides et de sucre, l’inquiétude accrue sur les risques et les coûts, ne sont pas provoquées par la recherche du mince, mais bien par la crainte d’une atteinte nouvelle, spécifiquement organique, un danger allant du physique au social. Non la vision des sveltesses autrement dit, mais celle des désordres et des dysfonctionnements.
L’aiguisement qui a conduit, durant des siècles, à regarder plus précisément les grosseurs, graduer leurs degrés, nuancer leur diversité n’est pas d’emblée en jeu ici. Seul domine le constat d’un envahissement adipeux inédit, celui de son extension démographique, celui de son dommage public. La distinction est déterminante, permettant seule de comprendre la nouveauté d’une « épidémie ». Elle accompagne plus largement l’interrogation sur les facteurs de risque dans nos sociétés, la croissance des vigilances collectives qu’ils provoquent.
Un univers « plurifactoriel »
Tout change en revanche avec certaines évolutions possibles des surveillances alimentaires, celles provoquant compensations boulimiques ou désordres angoissés. Tout change aussi avec certaines vulnérabilités organiques. La rigueur exercée sur le mince peut, tout paradoxalement alors, provoquer une entrée dans le gros avec désordres digestifs, crises, vulnérabilités. L’« enchevêtrement du psychologique et de l’alimentaire8 » s’avère incontournable dans toute approche de l’obésité.
Une figure totalement nouvelle peut du coup apparaître, identifiée aujourd’hui plus que jamais : l’excès venu de l’exigence elle-même. C’est l’image des déçus du régime : ceux promis aux effets inverses de l’effet désiré, ces grosseurs anomiques, dénoncées depuis que le régime se fait banalité. D’où les constats alarmés : « Je fais des régimes en série, mais ça ne marche pas9 », ou « Je ne restai stable que deux semaines. Très vite, je devins boulimique, phénomène que je n’avais jamais connu10… » Encore fallait-il que s’imposent la fréquence plus grande du régime lui-même, l’inquiétude avivée sur le mince, comme l’approfondissement croissant des analyses psychologiques pour que s’aiguisent ici les prises de conscience. Telle est l’observation habituelle des traités contemporains, l’aggravation cent fois décrite par les diététiciens :
Vers 11-12 ans, juste avant mes premières règles, je m’arrondissais. Aujourd’hui, je sais bien que c’était normal mais pour ma mère c’était le drame… Alors les régimes les uns après les autres, et je crevais de faim, si bien que je grignotais en cachette… C’est comme ça que je suis devenue boulimique. Très vite j’ai grossi au-delà des 60 kg, c’était monstrueux11.
Un « cercle vicieux12 » s’objective : celui où le sujet tend « à manger d’autant plus qu’il avait cherché à manger moins13 ». Les obstacles apparaissent alors autrement. Un « syndrome du jeûne14 » peut l’emporter, avec ses conséquences chaotiques : l’effet « délétère » du contrôle auto-imposé, les grignotages intempestifs, les phases d’accentuation du gras. D’où l’enjeu d’une dérive : l’irrémédiable distance entre ce qui est souhaité et ce qui est réalisé. Reste que ces dispositifs largement connus ne sont pas les plus importants.
Au-delà du psychologique, il faut aussi s’attarder aux gènes. Leur découverte a bouleversé le savoir sur le gras. Elle a également confirmé les limites de ce savoir, tout en multipliant ses complexités sinon ses obscurités : indispensable référence à ce qui peut faire obstacle au traitement. C’est sur cet obstacle qu’il faut insister. C’est lui qui multiplie paradoxes et difficultés.
Les premiers travaux, dans les années 1960, sont d’abord exemplaires : la souris « ob », par exemple, celle dépourvue du gène « leptine », s’alimente au-delà du normal, impuissante à évaluer le seuil du « trop15 ». Cette souris perd le sens des satiétés, insensible aux quantités. Un rôle inverse est joué par le « neuropeptide Y » dont la présence favorise, bien au contraire, les prises alimentaires et son absence favorise leur restriction16. Alors qu’une série de gènes différents agit encore sur la leptine en variant ses seuils17.
Autres gènes, tout aussi nombreux, ceux modulant l’énergie : non plus l’entrée alimentaire mais le fonctionnement physiologique, non plus l’engrangement mais l’oxydation. Le rôle de gènes informant sur le « trop » dans l’organisme lui-même. Des disparités existent ici encore entre des sujets capables d’une « supplémentation calorique importante18 » et les autres. Les premiers sont fortement « brûleurs » face à un accroissement alimentaire, les autres ne le sont pas ; distinction faite, à vrai dire, depuis longtemps19, demeurée obscure, mal cernée, mais expliquée ici par un dispositif d’information interne lié aux gènes eux-mêmes.
Le modèle du corps s’est du coup renouvelé, associant davantage principe énergétique et principe régulateur. Non que le thème du contrôle interne soit inventé. Sa référence est présente depuis la fin du xixe siècle : la découverte des glandes endocrines l’avait développé. Il s’est en revanche définitivement imposé, occupant une place centrale, mêlant le connu et le moins connu. Les gènes « informateurs » semblent d’ailleurs interminablement se décliner : « Signaux sensoriels sur le rassasiement20 », « signaux inhibiteurs de l’estomac21 », « signaux métaboliques hormonaux22 », « signaux émis par les organes de réserve23 », « signal leptine24 »… D’où cette représentation toujours plus nouvelle d’un corps soumettant le dispositif énergétique au dispositif informationnel, celle de « messages » issus des organes pour orienter le brûleur25. La « graisse accrue » est bien ainsi une mise en échec : celle du « système de régulation26 ».
Gènes nombreux, entrecroisés, la conscience d’une complexité des causes s’accroît inévitablement. Les possibilités de combinaison se multiplient aussi : « La majorité des obésités relèvent d’interactions gènes/environnement27. » Le nombre de déterminants possibles côtoie le défi : « L’obésité est un phénomène multifactoriel28. » Ce qui étend inévitablement enfin les zones d’ombre. Point décisif : le traitement est directement concerné avec ses points d’achoppement, ses difficultés. D’autant que plusieurs gènes demeurent peu ou mal cernés, malgré les liens clairement établis entre quelque soixante-dix d’entre eux et l’obésité29. Des « incertitudes30 » demeurent, des obstacles aussi, tant s’est accrue « la diversité des facteurs à prendre en compte31 », tant sont nombreux les mécanismes « restant à élucider32 ». Ce qui laisse quelquefois dominer une rhétorique programmatique, celle d’une connaissance tenant aux espoirs plus qu’aux constats :
Une des tâches futures sera de déterminer les combinaisons des gènes et des mutations prédisposant au développement de l’obésité et dans tel ou tel type d’environnement33.
Le savoir n’est évidemment pas « impossible ». Il est seulement difficile, opaque, hétérogène, quelquefois « inaccessible », laissant une part importante au tact du médecin :
Le problème clinique est de tenter de reconnaître pour chaque patient quels sont les facteurs et les mécanismes qui paraissent prédominer et quels sont ceux qui sont accessibles au traitement34.
Ultime constat : le traitement n’est pas d’emblée assuré, une souffrance accrue peut en résulter.
Le moi, l’épreuve, l’identité
Cette résistance est au cœur du dispositif adipeux. Plus oppressante, sans doute, aujourd’hui, cette résistance se confronte à des attentes renouvelées : un changement dans la vision de l’obèse lui-même, l’insistance mise sur sa négligence à se modifier, par exemple, l’anathème porté sur son abandon supposé, son indifférence aux autres, à soi. La critique ancienne était celle des défauts et faiblesses provoquant l’obésité. La critique actuelle est toujours davantage celle des insuffisances et désinvoltures empêchant l’amaigrissement. L’obèse serait « incapable ». La différence est patente entre hier et aujourd’hui. Critique ancienne : il mange trop, il « abuse ». Critique actuelle : il ne sait pas maigrir, il ne se maîtrise ni ne se corrige. C’est d’abord que la silhouette élancée domine, toujours plus précisée, toujours plus attendue. C’est aussi que le corps est jugé obscurément plus malléable, flexible, semblable à l’univers des techniques contemporaines : lui-même pénétré par les machines, dessiné par les chirurgies, suppléé par les informatisations35. Le sentiment d’une efficacité organique diffuse s’est accru. Le travail sur soi se fait évidence, l’entraînement se banalise, la transformation se valorise et se voit. Alors que l’opinion commune postule l’absence de ce même travail chez l’obèse, accentuant la stigmatisation : « Il est sans volonté36. » Ce que confirment encore les figures de quelques « héros » de périodiques satiriques actuels : le « gros » de Dupuy-Berberian par exemple, personnage sans regard, affalé, tolérant le « sale » et le désordre, préférant l’écran et les jeux numériques à toute autre activité37. Les thèmes convergent : isolement et abandon de soi.
La faille s’accroît, surtout, une fois confrontée à un autre changement survenu plus récemment dans nos sociétés : le renouvellement de la vision du corps. Non pas son importance, bien sûr, ni même son traitement, mais le déplacement de son statut : la manière d’installer ce corps en lieu central d’identité. Déplacement majeur, cent fois étudié déjà, caractéristique des sociétés individualistes38, celles où le « sujet », censé dépendre exclusivement de lui-même, s’identifie de part en part à ce qu’expriment sa présence physique, ses limites, ses traits : le fondement de soi dans un fondement d’expression et de sensibilité. Le changement tient à l’effacement des institutions ayant traditionnellement piloté normes et mœurs. La « grande société39 », avec ses vieilles pédagogies scolaires, militaires ou religieuses, n’a plus à dire à chacun ce qu’il doit être. Les allures, les silhouettes, les tenues par exemple désignent toujours moins les appartenances et origines sociales, traduisant toujours davantage en revanche personnalité et particularité. L’individu n’a plus à représenter un groupe ou un milieu. Sa singularité relève de lui-même et de lui seul. Ses manifestations suggèrent un sujet. La conséquence est décisive : il « est » son apparence40. Plus encore, il trouve au cœur même de sa propre densité organique, avec son histoire singulière, ses traumas, ses durées, le cœur de son identité. D’où ces quêtes nouvelles transformant l’organique en lieu d’« explicitation », ces interrogations sur le passé physique de chacun, ces réflexions aussi sur une intériorité charnelle censée dire une autre intériorité, totalement intime, psychologisée : Le corps se souvient41, Le corps bavard42, Le corps a ses raisons43, Le corps qui parle44. Exploration totalement inédite où le sujet prétend se découvrir lui-même dans ce qu’il éprouve physiquement et ce qu’il ressent :
Nous assistons à l’émergence de ce qu’on pourrait appeler un [cogito corporel] qui remplacerait le [je pense donc je suis] par un [je suis mon corps45].
Affirmation resserrée du sujet : le corps comme premier lieu d’identité. Pierre Pallardy résume le thème dans un livre au titre tout simplement caricatural, une affirmation faussement paralogique à laquelle la société d’aujourd’hui porte à croire : Et si ça venait du ventre ? Fatigue, prise de poids, cellulite, troubles sexuels, problèmes esthétiques, dépression, insomnie, mal de dos46. Une manière d’« identifier » le sujet, son histoire, ses troubles, ses difficultés, à la gestion de son corps.
La conséquence est décisive pour l’obèse lui-même : porté à abandonner un profil qui le trahit, alors même que ce profil, selon une logique plus profonde qu’il n’y paraît, est également celui auquel l’obèse s’identifie. Le « martyre » peut se complexifier. Ses niveaux peuvent même en être clairement recensés, même s’ils ne sont pas, loin s’en faut, ceux de toute obésité.
Premier sentiment de trahison, celui de la désignation : « Le simple fait d’être déclaré en surpoids augmente la dépression et diminue l’estime de soi47. » L’obèse, comme le montrait déjà Henri Béraud dans son Martyre de l’obèse en 1922, est confronté à l’impossibilité d’« habiter » son image. Il est conduit à l’autodépréciation, sinon à la désappropriation. Il est « déplacé ». Alors que mincir serait, au contraire, s’adapter, surmonter l’épreuve sociale, se « réaliser ». Ce que disent très simplement les publicités : « Pour que le poids ne pèse plus sur vous et vos relations sociales48. » Être gros est être « déconsidéré ».
Deuxième sentiment de trahison, celui de la résistance organique : le changement ne s’opère pas, malgré la pratique d’amincissement. Situation familière, nettement plus explicitée aujourd’hui : « Après deux amaigrissements de 20 kg chacun, je suis très vite remontée à 120 kg, poids auquel je me maintiens49… » Situation plus douloureuse aussi, accentuée par cette identité inédite où « chacun est responsable de son état50 ». La stigmatisation s’attarde au « manque de volonté », au « faible contrôle de soi51 ». L’obèse a pour faille de ne pouvoir changer, souffrant toujours davantage de rendre visible cette même incapacité.
Troisième sentiment de trahison enfin, plus complexe, sinon plus profond : « ce » corps est bien celui auquel l’obèse s’est identifié, malgré le désir d’en changer. Les « déchirements » s’ajoutent, avec cette résistance, quasi contradictoire, à « quitter » un corps devenu identité. Refus et révoltes existent d’ailleurs aujourd’hui prétendant s’opposer à cette « injustice ». François Coupry a su, en son temps, faire « l’éloge du gros dans un monde sans consistance52 », valorisant la nécessaire mise à distance du « regard de l’autre », comme la nécessaire volonté de ne pas subir « ses critères53 ». Des institutions se sont créées « luttant contre les discriminations54 ». L’association Allegro Fortissimo a multiplié les initiatives depuis 198955. La visée : aider les « personnes de forte corpulence [à] retrouver l’estime de soi », orienter vers des réassurances, créer des forums et activités partagées, favoriser « la plus grande tolérance à la diversité56 ».
Thématiques marginales sans doute, alors que s’impose inexorablement l’épreuve sociale : la nécessité de la surmonter, celle de répondre aux normes « obligées ». La relation nouvelle entre le corps et l’identité provoque surtout une question plus centrale, comme plus complexe. Elle montre l’identification « sournoise » de l’obèse à sa grosseur, soulignant une des difficultés d’en changer pour cette raison même. Nombreux sont les témoignages creusant le paradoxe, la volonté authentique de se transformer, la résistance obscure à le réaliser : « Je sais, au fond de moi, que ce corps enrobé me donne aussi du plaisir57. » Confidence répétée dans les enquêtes, soulignant la double valence : « J’ai appris à aimer mon corps » et, tout autant, « je souffre de mon obésité58 ». Joëlle Boucher est de celles qui insistent le mieux sur l’« angoisse » à « devenir autre59 » face à l’entreprise d’amincissement, alors même que cette démarche est souhaitée par elle. Son long témoignage reprend les arguments du Martyre de l’obèse de 1922, complétés par une attention psychologique inédite : « Cette obésité a fini par devenir ma signature60. » Elle correspond à des époques comme à des manières d’être où l’auteur prétend avoir « réussi », ou même avoir intensément existé… D’où cette difficulté toute particulière : le désir tenace de changer de corps, le désir tout aussi tenace de ne pas en changer. Joëlle Boucher s’attarde à cette résistance obscure, ce refus mal cerné d’effacer une obésité devenue mode d’existence, adaptation lentement ajustée, équilibre précaire et, quelquefois même, affirmation délibérée : « En maigrissant l’obèse redoute de se transformer61. » Le témoignage est central, mêlant l’acceptation comme le déni : le « malheur » de se reconnaître dans un corps déprécié, l’évidence en revanche d’y être soi et de le revendiquer.
L’obèse pousse à l’extrême un paradoxe central de l’identité contemporaine : être conduit à s’identifier de part en part à son propre corps, alors même que ce corps est à la fois autre et soi.
- *.
Ce texte est un court extrait d’un livre à paraître en mars, Georges Vigarello, les Métamorphoses du gras, histoire de l’obésité, Paris, Le Seuil.
- 1.
R. Peto et G. Whitlock, “Body-Mass Index and Cause-Specific Mortality in 900, 000 Adults: Collaborative Analyses of 57 Prospective Studies”, Lancet, 18 mars 2009.
- 2.
Voir Le Monde, 19 novembre 2009.
- 3.
Voir les enquêtes ObEpi, conduites en France tous les trois ans depuis 1997, site www.lanutrition.fr/ObEpi
- 4.
Voir le discours de Bill Clinton sur le « poids de la nation », le 27 juillet 2009 dans le cadre des conférences des Centers for Disease Control and Prevention.
- 5.
Voir C. Fischler, l’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990, la première étude française. Voir aussi une synthèse récente, A. Basdevant et B. Guy-Grand (sous la dir. de), « Origines des obésités », Médecine de l’obésité, Paris, Flammarion, 2004.
- 6.
M.-F. Rolland-Cachera et F. Bellisle, “No Correlation Adiposity and Food Intake: Why Are Working Class Children Fatter?”, American Journal Clinic of Nutrition, 1986, no 44.
- 7.
Voir J. Sobal et J. Stunkard, “Socioeconomic Status and Obesity: A Review of the Literature”, Psychological Bulletin, 1989, no 105.
- 8.
M. Le Barzic, « Déterminants psychologiques de l’obésité », Médecine de l’obésité, op. cit., p. 62.
- 9.
Voir C. Durif-Bruckert, la Nourriture et nous, corps imaginaire et normes sociales, Paris, Armand Colin, 2007, p. 170.
- 10.
Voir B. Waysfeld, le Poids et le moi, Paris, Armand Colin, 2003, p. 72.
- 11.
B. Waysfeld, le Poids et le moi, op. cit., p. 59.
- 12.
J.-P. Poulain, « Sociologie de l’obésité : facteurs sociaux et construction sociale de l’obésité », Médecine de l’obésité, op. cit., p. 21.
- 13.
M. Le Barzic, « Déterminants psychologiques de l’obésité », art. cité, p. 62.
- 14.
A. Keys et al., The Biology of Human Survation, Saint-Paul, University of Minnesota, 1950, étude pionnière sur ce « syndrome ».
- 15.
Voir J. Winand, Aspects qualitatifs et quantitatifs du métabolisme lipidique de la souris normale et de la souris congénitalement obèse, Paris, Maloine, 1970.
- 16.
J. Nasser, “Taste, Food Intake and Obesity”, Obesity Reviews, 2001, no 2.
- 17.
K. Clément, « Déterminants géniques de l’obésité humaine », Médecine de l’obésité, op. cit.
- 18.
A. Basdevant, « Origine des obésités », art. cité, p. 42.
- 19.
C. Bouchard, dans un livre important, Maladies du ralentissement de la nutrition, Paris, 1883, avait déjà fait cette distinction entre des organismes « diversement » brûleurs.
- 20.
A. Basdevant, « Origine des obésités », art. cité, p. 38.
- 21.
C. Simon, « Alimentation, gain de poids et obésité », Médecine de l’obésité, op. cit., p. 53.
- 22.
A. Basdevant, « Origine des obésités », art. cité, p. 38.
- 23.
Ibid.
- 24.
K. Clément, « Déterminants génétiques de l’obésité humaine », art. cité, p. 85. Voir le gène leptine décrit en « chef d’orchestre », id.
- 25.
Voir en particulier S. C. Woods, R. J. Seeley, “Adiposity Signals and the Control of Energy Homeostasis”, Nutrition, 2000, no 16.
- 26.
A. Basdevant, « Origine des obésités », art. cité, p. 41.
- 27.
Ibid., p. 35.
- 28.
M. Le Barzic, « Déterminants psychologiques de l’obésité », art. cité, p. 60.
- 29.
G. S. Barsh, I. S. Farroqi et S. O’Rahilly, “Genetics of Body Weight Regulation”, Nature Genetics, 2000, no 404.
- 30.
Voir K. Clément, « Déterminants génétiques de l’obésité humaine », art. cité, p. 89.
- 31.
A. Basdevant, « Examen clinique », Médecine de l’obésité, op. cit., p. 95.
- 32.
Y. Schutz, « Dépense énergétique et obésité », Médecine de l’obésité, op. cit., p. 73.
- 33.
K. Clément, « Déterminants génétiques de l’obésité humaine », art. cité, p. 89.
- 34.
A. Basdevant, « Origine des obésités », art. cité, p. 45.
- 35.
Voir un des premiers textes à visée prophétique sur ce point : D. Rrovik, Quand l’homme devient machine, une nouvelle étape de l’évolution, Paris, Albin Michel, 1973 (1re éd. américaine, 1970).
- 36.
J.-P. Poulain, Sociologie de l’obésité, Paris, Puf, 2009, p. 112.
- 37.
Dupuy-Berberian, « Global, Boboland », Libération, 1er septembre 2009.
- 38.
Voir C. Fischler, l’Homnivore, op. cit. « Avec l’avènement triomphal de l’individualisme ce dont témoigne désormais le corps, ce n’est plus tant le pouvoir (social) que la maîtrise (individuelle) », p. 354.
- 39.
F. Dubet et D. Martucelli, Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Le Seuil, 1998, « L’individu se détache de la grande société », p. 75.
- 40.
Voir A. Ehrenberg, le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991, « L’individu est son apparence », p. 281.
- 41.
A. Janov, Le corps se souvient. Guérir en revivant sa souffrance, Monaco, Éd. du Rocher, 1997 (1re éd. américaine, 1996).
- 42.
S. Marinopoulos, le Corps bavard, Paris, Fayard, 2007.
- 43.
T. Bertherat, Le corps a ses raisons. Autoguérison et antigymnastique, Paris, Le Seuil, 1976.
- 44.
J. Doazan, J.-C. Grosse, J. Mathis, C. Pellet, J.-L. Rebora, F. Senent, J. Serena et J. Siccardi, Le corps qui parle. Huit pièces courtes, Paris, Les cahiers de l’Égaré, 2001.
- 45.
M. Gauchet, « Je suis mon corps », Qu’avons-nous fait de la liberté ?, Télérama, 2007, hors série, p. 44.
- 46.
P. Pallardy, Et si ça venait du ventre ? Fatigue, prise de poids, cellulite, troubles sexuels, problèmes esthétiques, dépression, insomnie, mal de dos, Paris, Robert Laffont/Pocket, 2002.
- 47.
M. Le Barzic, « Les déterminants psychologiques de l’obésité », art. cité, p. 64.
- 48.
Mincir zen, 2009, no 2.
- 49.
Voir B. Waysfeld, le Poids et le moi, op. cit., p. 73.
- 50.
Voir C. Fischler, l’Homnivore, op. cit., p. 343.
- 51.
Voir J. Poulain, Sociologie de l’obésité, op. cit., p. 112.
- 52.
F. Coupry, Éloge du gros dans un monde sans consistance, Paris, Robert Laffont, 1989.
- 53.
Ibid., p. 191.
- 54.
Voir, entre autres, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (la Halde), autorité administrative indépendante créée par la loi du 30 décembre 2004.
- 55.
Voir le site allegrofortissimo.com
- 56.
Voir l’interview de Viviane Cacquière, présidente d’Allegro Fortissimo, le 7 octobre 2008, sur le site ma-grande-taille.com
- 57.
Voir B. Waysfeld, le Poids et le moi, op. cit., p. 146.
- 58.
Cécile, Blog, dans allegrofortissimo.com, 11 mai 2009.
- 59.
J. Boucher, la Grosse, Paris, Hachette pratique, coll. « Témoin de vie », 2009, p. 91.
- 60.
J. Boucher, la Grosse, op. cit., p. 149.
- 61.
Ibid.