
L’Europe, un patrimoine culturel
Quand on voit la nouvelle Commission de l’Union européenne proposer un portefeuille de « protection des modes de vie européens », alors même qu’il n’existe pas de portefeuille spécifique pour la culture, le patrimoine et l’éducation, on est en droit de s’interroger. Au moment de renforcer la vocation européenne, au nom d’une culture de paix, de respect mutuel et de défense d’un patrimoine commun, il faut éviter les équivoques et être clair en ce qui concerne l’adoption d’une culture ouverte et d’une identité plurielle. Comme l’indique la convention-cadre du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine pour la société contemporaine, signée à Faro en 2005, le patrimoine culturel doit être un thème de paix et dialogue.
Des sociétés plurielles
Le patrimoine culturel est une réalité complexe et vivante, qui éclaire notre rapport à la citoyenneté comme nos existences individuelles. Il nous faut aujourd’hui en Europe assumer la responsabilité de préserver l’héritage que nous avons reçu des générations qui nous ont précédés. À la suite de l’incendie de Notre-Dame de Paris, une discussion s’est ouverte sur de nouvelles formes de financement de la sauvegarde du patrimoine culturel, pour prévenir les destructions et reconstruire ce qui est en danger. L’idée d’un loto pour le patrimoine est intéressante, mais il faut créer également des réseaux d’institutions de la société civile pour assurer un partage des responsabilités en matière de défense du patrimoine, et affirmer le choix d’une mémoire ouverte et créatrice.
Sans compréhension de nos valeurs culturelles, nous n’aurons que des simplifications dangereuses. Le patrimoine culturel n’est pas un thème du passé, mais une question du présent et du futur, qui considère les dynamiques sociales dans leur complexité. On ne peut ainsi parler d’une identité européenne unique, mais d’une réalité plurielle, où se conjuguent différences et singularités. L’identité culturelle doit être ouverte et enrichie par le dialogue. Une identité nationale figée est condamnée d’emblée à la désuétude. Il faut avoir une attitude médiatrice, cohérente avec la subsidiarité, où le respect de ce qui est singulier doit permettre d’accueillir ce qui est différent et complémentaire.
La préservation de la mémoire, dans le débat européen, doit être comprise comme un facteur de compréhension de l’autre.
Le patrimoine culturel considère ainsi les monuments, les documents, les villes, l’architecture et l’archéologie, c’est-à-dire le patrimoine matériel ; mais aussi les traditions, les mœurs, les langues, les modes de vie, c’est-à-dire le patrimoine immatériel ; et enfin la nature, les paysages, aussi bien que l’émergence des nouvelles technologies numériques et la création contemporaine. Il s’agit bien de mettre en perspective la complexité du présent : la préservation de la mémoire, dans le débat européen, doit être comprise comme un facteur de compréhension de l’autre.
Le rôle des arts
La dangereuse fragmentation européenne est le résultat de l’incompréhension de la notion de patrimoine commun. La peur de la différence, l’illusion économique, l’égoïsme, le primat du court terme, le désintérêt pour les ressources internes de la société et de la citoyenneté (notamment le rôle des fondations et des organisations de la société civile dans une conception élargie de la philanthropie) conduisent aussi à la déconsidération du patrimoine et de la mémoire, en tant qu’œuvres ouvertes.
Les problèmes contemporains, depuis les émissions de CO2 et la destruction environnementale jusqu’à la peur des réfugiés, exigent une conscience claire de la culture et du patrimoine en tant que réalités humaines. Dans un texte important sur Le patrimoine artistique, l’esprit européen et la liberté, publié par l’Institut Jacques Delors, Thierry Chopin explique l’importance de penser les identités européennes en tant que réalités diverses et complémentaires. Or l’art en donne des expressions exemplaires, comme le montre par exemple le cycle de fresques qu’Ambrogio Lorenzetti a peint, entre 1337 et 1340, dans la salle des Neuf du Palazzo Pubblico à Sienne.
Le cycle de Lorenzetti offre des représentations iconographiques de concepts politiques abstraits : la Paix, la Concorde, la Sécurité ou les formes opposées de la Guerre, de la Division et de la Peur. Et comme l’a montré Quentin Skinner, l’allégorie du Bon Gouvernement doit être interprétée comme la traduction visuelle d’une idéologie : celle de l’idéal de citoyenneté et de l’autonomie républicaine, qui s’est développée dans les cités-États en Italie au début de la Renaissance. Dans cette perspective, « Lorenzetti ne se contente pas d’illustrer une idéologie de la vie civile. Il contribue, simultanément, à produire cette idéologie, et cela de la manière la plus spectaculaire ». Il s’agit donc d’une démonstration picturale des formes du gouvernement injuste et tyrannique, à l’opposé de celles du Bon Gouvernement qui agit en faveur du bien commun comme bien du peuple et garantie des libertés des citoyens.
Des valeurs communes
La sauvegarde du patrimoine culturel n’est donc pas un thème théorique ou rétrospectif, mas un chemin concret de défense des valeurs communes à travers la reconnaissance de la mémoire, en tant que facteur actif et créatif de cohésion, de qualité de vie et de paix. Partage de valeurs et solidarité sociale sont ainsi des facteurs de consolidation démocratique – assurant la liaison entre la légitimité d’origine et d’exercice, le vote et la responsabilité, la participation des citoyens, le respect pour leur voix et une affirmation d’humanité et de justice.
Patrimoine à préserver ou à exploiter ? Ces choix ne s’opposent pas, car préserver revient à assurer la valeur pour la société d’un monument ou d’une œuvre. Exploiter signifie créer les conditions pour que le public puisse bénéficier de cette valeur, sans que la qualité et les conditions de préservation ne soient affectées. Il y a un équilibre fondamental à garantir entre la protection et sauvegarde du patrimoine culturel, d’un côté, et son rôle économique, de l’autre. Pensons au cas d’œuvres d’art très populaires auxquelles le grand public veut avoir accès : préserver et exploiter sont des réalités naturellement complémentaires. C’est au fond la conséquence de leur valeur pour la société contemporaine.
Prenons l’exemple du palais et monastère de Mafra, au Portugal, qui vient d’être intégré à la liste du patrimoine de l’humanité de l’Unesco, après une campagne civique appuyée par Europa Nostra, qui a permis l’investissement de l’État pour sauver le système de carillons du xviiie siècle, qui est absolument unique. On a obtenu ainsi la reconnaissance au plus haut niveau d’un monument baroque extraordinaire en Europe – palais, église, bibliothèque, orgues et carillons –, qui, de plus, a inspiré le roman Le Dieu manchot (Memorial do Convento) de José Saramago, prix Nobel de littérature.
En 2019, les Journées européennes du patrimoine se sont développées autour du thème « Arts et divertissements » fixé par le Conseil de l’Europe et la Commission européenne et repris par les États signataires de la Convention culturelle européenne. Il s’agit d’un appel pour que la culture, l’éducation et la science soient des facteurs d’enrichissement de la démocratie, en liant la création artistique, l’histoire et l’humanisme, le divertissement étant envisagé comme disponibilité d’esprit et sauvegarde de la liberté. Parler d’Europe et construire une société ouverte fondée sur la liberté et la dignité humaine universelle aujourd’hui signifie bâtir la paix et la démocratie, mobiliser les citoyens, faire comprendre que la mémoire doit aider la compréhension mutuelle et la création d’une société consciente du primat de la loi et du droit, de la légitimité citoyenne et de la justice. La Paix, la Concorde et la Sécurité de Lorenzetti sont à l’ordre du jour !