Les enjeux de la participation
La participation des salariés à la gestion de l’entreprise est demeurée marginale depuis l’après-guerre. Pourtant, les salariés des entreprises participatives abordent plus positivement les relations sociales avec leurs employeurs et sont en meilleure santé que leurs homologues des entreprises hiérarchiques, au caractère pathogène.
Aussi riche qu’ambigu, le terme de participation « désigne une révolution, ou bien il procure un alibi », avertissait François Perroux au début des années 1970[1]. La participation des salariés à l’entreprise peut ainsi représenter une réponse sophistiquée à la grande controverse qui opposait, il y a peu de temps encore, les adeptes du capitalisme aux partisans du socialisme, d’où son caractère de projet inabouti, pris entre deux feux. On peut tout aussi bien la voir comme une focalisation réductrice, quoique utile, sur la meilleure gouvernance d’entreprise possible quel que soit le modèle de société. En tant qu’enjeu politique, elle a fait les frais des controverses partisanes de l’après-guerre en dépit de ses vertus économiques ; mais plus récemment, elle est aussi apparue comme un enjeu sanitaire dont on peut montrer les gains humains et financiers. Comment expliquer, alors, qu’elle reste si marginale ?
Aux origines d’une interpellation
Il y a cinquante ans, le 17 août 1967, le général de Gaulle promulguait l’ordonnance relative à « la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises ». Destinée initialement aux entreprises de plus de 100 salariés (seuil ramené à 50 en 1990), elle représente le premier pas à caractère obligatoire d’un projet bien plus vaste qui s’inscrit dans l’histoire aussi bien du socialisme associationniste que du christianisme social, une histoire déjà longue de plus d’un siècle et demi[2]. Mais, le chef de la France libre y pensait dès la Résistance, au nom de laquelle libération nationale et libération sociale allaient de pair. René Capitant en témoigne dans le préambule qu’il a rédigé pour l’ordonnance du 22 février 1945 instituant les comités d’entreprise. Il y affirme, notamment, que le moteur du grand mouvement populaire qui a libéré la France « a été la nécessité d’associer les travailleurs à la gestion des entreprises et à la direction de l’économie ». L’alinéa 8 du préambule de la Constitution (repris à celle de 1946 et validé dans celle de 1958) dispose quant à lui que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. » Un vœu pieux encore aujourd’hui.
Dans la période d’immédiat après-guerre, qui vit également la création de la Sécurité sociale, l’instauration des délégués du personnel et les nationalisations, émergent différentes propositions de loi comme celle du 26 juin 1946, de MM. Brunhes, July et Legendre, qui prévoit un statut d’« entreprise en participation ». Mais la guerre froide sonne bientôt le glas de l’esprit du Conseil national de la Résistance. Un temps, tolérée par les marxistes en tant que « compromis de classe », la participation est désormais vilipendée comme « collaboration de classe ».
Le Rassemblement du peuple français (Rpf) proposera une loi en 1951, revue et améliorée par Louis Vallon en décembre 1952, comportant des avancées aujourd’hui impensables, comme l’organisation d’équipes autonomes et la création d’un Conseil de l’entreprise où représentants du capital et représentants du personnel auraient siégé ensemble[3]. Mais les socialistes s’y opposent. La presse de gauche fait tout pour discréditer le texte, jugé paternaliste, tandis que, du côté patronal, l’accueil est tout aussi négatif, pour des raisons opposées : « On ne combat pas les soviets en créant d’autres soviets [4]. » L’instrumentalisation électorale de la thématique participative par le Rpf pour concurrencer le Parti communiste français (Pcf) sur le terrain ouvrier achèvera d’en disqualifier l’intérêt auprès des militants du mouvement social.
Les pouvoirs publics n’étaient pourtant pas insensibles à cette thématique. En 1949, le ministère du Travail fait procéder à une enquête sur « les réalisations tendant à assurer une participation plus active des salariés à la vie de l’entreprise ». Parallèlement, le Conseil économique et social est saisi pour réfléchir à la question et formuler son avis sur les diverses propositions de loi. Deux rapports en résultent, l’un en 1948, rédigé par Antoine Antoni, futur président de la Confédération nationale des Sociétés coopératives et participatives (Scop), et l’autre en 1951, par le professeur Georges Lasserre, intitulé la Réforme de l’entreprise.
Durant toutes ces années, cependant, la défense d’une participation des travailleurs à la gestion des entreprises relevait essentiellement de convictions personnelles. Contrairement à la participation aux bénéfices, aucune recherche scientifique n’avait pu en montrer les réels bienfaits[5]. C’est dans cette perspective qu’en 1993-1994 nous avons conduit dans le cadre du Cnrs, au Centre de recherches administratives et politiques de l’université de Rennes 1, une première enquête sur les comportements et opinions des salariés en fonction du management de l’entreprise[6] ; une seconde enquête suivra dix ans plus tard sur la souffrance psychique au travail et son impact sur la santé[7].
L’effet participation
Notre première enquête a révélé des contrastes significatifs entre les entreprises qui privilégient la concertation et l’intéressement (notamment les coopératives) et celles qui sont guidées par une conception autoritaire de la hiérarchie et du contrat de subordination. En termes de choix politiques, de tolérance, de satisfaction dans les relations sociales ou d’activités de loisir, les différences sont presque systématiquement en faveur des salariés des entreprises participatives. Du côté de ces dernières, les salariés se montrent plus ouverts à l’extérieur, plus attachés aux valeurs de la société démocratique-libérale et ont une vision plus positive du monde. Côté entreprises non participatives prévalent au contraire des attitudes de rétraction sur l’espace privé, une vision plus inquiète du présent et de l’avenir, une adhésion plus forte à une mentalité traditionnelle (attachement aux pédagogies directives et à la discipline par exemple). Interrogés sur les réformes à introduire dans l’entreprise, les salariés de ces entreprises privilégient une nouvelle distribution des bénéfices plutôt qu’un renforcement des capacités de contrôle du pouvoir.
En termes de choix politiques,
de tolérance, de satisfaction dans les relations sociales ou d’activités de loisir, les différences sont presque systématiquement
en faveur des salariés
des entreprises participatives.
Autre constat frappant : le niveau contrasté de satisfaction dans les relations sociales selon les deux types d’entreprises. Les relations sociales sont jugées « très bonnes » ou « plutôt bonnes » par 82 % des salariés dans les entreprises participatives, contre 47 % dans les entreprises non participatives – avec, d’ailleurs, de faibles variations selon l’appartenance syndicale.
Dans les entreprises participatives, l’effet de barrière hiérarchique est atténué : leurs salariés se montrent plus ouverts à l’idée d’inviter à leur table leurs supérieurs hiérarchiques ou leurs subordonnés. Les discussions portent sur des sujets impliquant une plus grande confiance entre locuteurs, voire une certaine intimité (tels que les choix politiques et la vie privée). Du côté des entreprises non participatives, la discrétion est plus grande sur la vie hors entreprise (famille, politique, télévision) et les échanges portent plus volontiers sur les problèmes liés à la vie de l’entreprise.
La question de la liberté est également révélatrice. Globalement, les salariés des entreprises participatives se rallient plus volontiers à un ethos libéral en matière de mœurs. Mais surtout ils se montrent plus susceptibles de se mobiliser en vue de défendre les droits fondamentaux ou d’aborder de grandes causes telles que le droit de grève, l’avortement, la liberté d’enseignement, l’aide au développement ou l’écologie. L’engagement associatif apparaît ainsi plus marqué du côté des entreprises participatives. Il en va de même de la sociabilité informelle : la fréquence des pratiques conviviales (invitations à dîner, par exemple) est plus forte dans les foyers appartenant à la première population – de même qu’on invitera plus volontiers, là aussi, un supérieur hiérarchique lors d’une soirée dansante, une chose impensable dans les entreprises non participatives.
L’examen des pratiques culturelles conforte ces résultats : on lit davantage de journaux et de magazines dans les entreprises participatives. Les réponses révèlent un lectorat plus assidu, dans tous les cas de figure, du côté des salariés des entreprises participatives. De même qu’on regarde plus fréquemment, dans les premières, les émissions culturelles, scientifiques et d’actualité. Enfin, on y fréquente plus assidûment les cinémas. À niveau de diplôme identique, le personnel des entreprises participatives vit son rapport au monde de manière plus ouverte, tant sur le plan intellectuel que social.
Restent les pratiques politiques. Leur intensité est en lien étroit avec le degré d’intérêt pour la chose politique. Dans les entreprises non participatives, le taux d’inscription sur les listes électorales est deux fois inférieur et le refus de réponse est trois fois supérieur. 44 % des salariés déclarent ne pas souhaiter participer plus activement à la vie politique ; ils sont 24, 7 % dans les entreprises participatives. La perception même de la chose politique fait l’objet d’une approche différenciée : plus nombreux sont les salariés des entreprises non participatives à la trouver plus complexe et à considérer qu’il faut être un spécialiste pour la comprendre.
Nous nous sommes interrogés pour savoir quel était, de l’entreprise ou de l’origine de la personne, le facteur déterminant. Car après tout, pourquoi ne pas imaginer que les entreprises participatives attirent des individus qui sont déjà plus ouverts, plus libéraux dans leurs mœurs et plus investis dans la vie de leur communauté ? L’enquête a montré que l’effet de modelage était plus tangible que l’effet de recrutement, tant au niveau des représentations que des pratiques.
Une affaire de santé
Une fois prouvée l’existence d’un « effet participation » sur les comportements et les opinions des salariés, il nous a semblé pertinent d’interroger son impact éventuel sur leur santé. On sait désormais, grâce aux nombreuses études sur le stress, et notamment aux apports de Karasek et de Dejours[8], que le climat relationnel dans l’entreprise et le degré d’autonomie et de reconnaissance du salarié sont des déterminants majeurs de la santé au travail. L’apport de notre seconde enquête fut de montrer que de tels effets, jusqu’alors examinés à partir du ressenti individuel des salariés, peuvent trouver une explication en amont, au niveau des logiques collectives et institutionnelles.
Le climat relationnel
dans l’entreprise et le degré d’autonomie et de reconnaissance du salarié sont des déterminants majeurs de la santé au travail.
Les statistiques de la Sécurité sociale relatives aux 30 255 salariés de l’enquête confirment les dires des médecins du travail auprès des cent vingt-huit entreprises étudiées : la santé des salariés est bel et bien liée au type de management. Les résultats globaux, toutes branches confondues, font apparaître un écart moyen de 1, 14 % pour les accidents du travail, de 1, 50 % pour les maladies professionnelles et de 1, 66 % pour les arrêts, toujours aux dépens des entreprises non participatives (la durée des arrêts y est également plus longue).
Résultats en apparence peu contrastés si ce n’est que l’accentuation des écarts varie ensuite selon les branches. Plus les activités sont pénibles ou dangereuses, plus le taux d’accidents ou de pathologies augmente dans les entreprises non participatives, plus l’écart est important par rapport aux entreprises participatives et plus la durée des arrêts s’allonge. À l’inverse, les écarts sont minimes, voire inexistants lorsque la branche relève de secteurs d’activité peu sujets aux accidents du travail (services) ou à la main-d’œuvre hautement qualifiée (industrie de précision). Même observation pour les consultations de médecins généralistes, de rhumatologues, les séances de kinésithérapies, les arrêts maladies et les consommations médicales et pharmaceutiques courantes, notamment en produits psychoactifs susceptibles de trahir une souffrance psychique au travail (somnifères, antidépresseurs, anxiolytiques, psychotropes mais, aussi, antalgiques et anti-inflammatoires). On note un écart sensible aux dépens des entreprises non participatives de l’ordre de 18 % en consommations pharmaceutiques et de 9 % pour les séances de kinésithérapie. Question d’absentéisme, l’écart se creuse de nouveau pour les indemnités journalières d’arrêt pour accidents du travail dont le nombre s’élève à 5 % de plus du côté des entreprises non participatives mais à 36 % en jours d’arrêt et à 45 % en coût. Contre toute attente, on constate que l’accident du travail est peut-être l’indicateur le plus prédictif des variations entre entreprises participatives et non participatives.
Cette seconde enquête souligne que le mode de direction, à travers le statut qu’il concède au travailleur, influe bien sur l’état de santé des salariés. Les médecins spécialisés en environnement au travail sont unanimes pour établir une relation entre le degré d’autoritarisme de la direction et le caractère pathogène de l’entreprise. Une investigation plus avancée a également mis à jour un constat étonnant : il existe une forte disparité femmes/hommes, qui traduit une plus grande vulnérabilité masculine au pouvoir subi, conséquence probable d’une injonction à la virilité confrontée à un déni de reconnaissance[9].
Enfin, nous avons pu évaluer avec des économistes que le management traditionnel et autoritaire représentait, pour la collectivité, un surcoût de 1, 367 milliard d’euros, soit l’équivalent de 17 % du déficit de la branche assurance maladie qui, en 2005, s’élevait à 8 milliards d’euros.
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Comment expliquer alors, malgré les bénéfices attestés de la participation, que la plupart des propriétaires d’entreprises continuent de préférer des modes de gestion à tendance autoritaire ? La réponse tient en partie à l’absence de statut juridique de l’entreprise qui empêche de penser le fonctionnement du pouvoir en son sein. La logique productive de l’entreprise, bien qu’éminemment concrète, reste aujourd’hui une fiction juridique, car seule la logique capitaliste de la société est reconnue. Qu’il s’agisse de fiscalité, d’embauche, de management ou de répartition des profits, c’est la société qui est l’interlocuteur légitime, pas l’entreprise. De tous les acteurs de l’entreprise, seule une catégorie détient le pouvoir : les apporteurs de capitaux. Sans avoir à fournir la moindre garantie de compétence, l’actionnaire bénéficie d’un ticket d’accès au pouvoir tandis que l’employé, lui, signe un contrat de travail qui est un contrat de subordination. En échange de son emploi, il doit renoncer à toute propriété sur son propre travail et à toute voix au chapitre. Aucun gouvernement, de droite ou de gauche, n’a jamais remis en cause ce statu quo. En l’état actuel de la législation, le dialogue dans l’entreprise est donc suspendu au bon vouloir de la direction, tandis que les salariés n’ont souvent d’autre recours que la grève pour se faire entendre. Quiconque a visité les nombreuses coopératives du Québec ou du Pays basque espagnol avec le consortium de Mondragon, les Sociedades Anónimas Laborales, les entreprises participatives suédoises ou les rares et méritoires expériences pilotes en France, sait pourtant qu’il pourrait en être tout autrement.
[1] En guise de présentation d’une série de trois numéros d’Économie et Société sur le sujet.
[2] Patrick Guiol, « La participation dans tous ses états (du xixe siècle à nos jours) », dans « La démocratie dans l’entreprise : une utopie ? », Panoramiques, no 46, 2000, p. 22-44.
[3] « Association capital-travail, projet de loi du Rpf genèse et destinée », Espoir, no 28, 1979, p. 3-25.
[4] P. Guiol, l’Impasse sociale du gaullisme, le Rpf et l’Action ouvrière, Paris, Presse de la Fnsp/ Cnrs, 1985.
[5] Si ce n’est l’étude de Xavier Hollandts, de Zied Guedri et de Nicolas Aubert, dans Aline Conchon et Marie-Noëlle Auberger (sous la dir. de), les Administrateurs salariés et la gouvernance d’entreprise, Paris, La Documentation française, coll. « Études », 2009, p. 93-101.
[6] « Mouvement du management et paysage politique », rapport final pour le Mres, enquête sous la direction de P. Guiol, avec la collaboration de J. Le Goff et P. Portier, 1994. Synthèse publiée dans « Participation dans l’entreprise et comportements socio-politiques », Cahiers de la Fondation Charles de Gaulle, « La participation dans l’entreprise », no 5, 1998, p. 75-108.
[7] P. Guiol et Jorge Muñoz, Management des entreprises et santé des salariés, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. L’enquête concernait plus de 128 entreprises et 30 255 salariés.
[8] Robert Karazek et Tores Theorell, Healthy Work: Stress, Productivity and the Reconstruction of Working Life, New York, Basik Books, 1990 ; Christophe Dejours, Travail. Usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail, Paris, Bayard, 1993
[9] P. Guiol, Aurélie Hess-Miglioretti, Pascale Mériot et Jorge Muñoz, « De singulières disparités de consommations sanitaires : hommes et femmes face au pouvoir dans l’entreprise », dans Delphine Dulong, Christine Guionnet et Érik Neveu (sous la dir. de), Boys Don’t Cry ! Les coûts de la domination masculine, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2012, p. 275-297.