Albert Camus : un équilibre des contraires
Le type d’engagement représenté par Jean-Paul Sartre est souvent considéré rétrospectivement comme le rapport à la politique et à l’histoire le plus évident pour un philosophe. Pourtant, il mérite d’être discuté, à la lumière notamment d’autres conceptions, comme celle de Camus, qui mettait au premier plan un art d’éprouver et de décrire. Puisque tout ne se résout pas dans une dialectique qui consacre la souveraineté de la raison sur les événements, l’équilibre, sans résolution des contraires, mérite d’être redécouvert avec Camus.
Quoi de plus facile que de passer de la révolte personnelle à l’idée de révolution ? Quoi de plus profond, au contraire, et de plus persuasif, que ce grand mouvement qui s’opère à l’intérieur d’un homme heureux, équilibré, plein de force et d’une sincère estime de soi-même (marque de la noblesse selon Ortega y Gasset) pour l’amener à la reconnaissance d’une misère commune, où il trouvera à la fois sa limitation et un épanouissement1 ?
Dans ce portrait d’Antoine, l’un des protagonistes des Thibault, qu’il préférait à son frère Jacques, nous serions tentés de croire que Camus se projetait peut-être :
la révolte plutôt que la révolution, c’est l’exigence d’unité de préférence à celle de la totalité. L’une est créatrice, l’autre nihiliste. Car la révolte est, chez l’homme, ce refus d’être traité comme une chose et d’être réduit à la simple histoire ;
la limitation car l’homme, dans sa révolte, pose une limite à l’histoire ;
un homme heureux, équilibré, plein de force : heureux, Camus était sans espoir ; la grandeur de l’homme est dans sa décision d’être plus fort que sa condition, qui est injuste, et la justice est au-dessus de la grandeur ;
équilibré, traversé par deux forces qui se contrarient, la lumière où il est né et la turpitude de son temps, Camus était un philosophe de la mesure : « l’intransigeance exténuante de la mesure… ». Il se forgeait un art de vivre par temps de catastrophe en affirmant une limite, une dignité et une beauté communes à tous les hommes ;
la reconnaissance d’une misère commune : il y a la beauté et il y a les humiliés. La misère l’empêchait de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire, le soleil lui apprit que l’histoire n’était pas tout. Camus voulant n’être infidèle ni à la misère ni aux humiliés de l’histoire se rassemblait dans une double mémoire. Une mémoire en direction du monde extérieur, une autre tournée vers soi-même : un souvenir de Bergson qui avait analysé philosophiquement ce double mouvement de l’être humain ?
Camus ne désirait rien d’autre que de ne rien exclure non plus que de rien déifier, et d’apprendre à tresser de fil blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre. Ce grand mouvement qui s’opère à l’intérieur d’un homme heureux est celui d’une volonté de vivre sans rien refuser de la vie.
C’est que Camus était un homme déchiré, un arc tendu entre l’absence d’espoir et la fidélité têtue à un monde déraisonnable. Il était à mi-chemin de la beauté, dont il ne pouvait se passer, et de la communauté, à laquelle il ne pouvait s’arracher ; il était l’Envers et l’Endroit, un oxymore vivant.
Il faudrait pouvoir s’arrêter sur ce balancement décrit dans Noces :
[…] singulier instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l’absence d’espoir, où l’esprit trouve sa raison dans le corps. S’il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de « oui2 ».
Pour Camus, au cœur de la révolte dort un consentement : consentir le monde précède y consentir. Un chant d’amour sans au-delà devient soudain la plus efficace des règles d’action. C’est que Camus n’a jamais cessé d’être un homme de combats, un résistant. S’il combattait pour la liberté et pour la justice, il se moquait aussi de lui-même – le personnage mystérieux de Clamence, ce juge pénitent dans la Chute, ce Meursault inversé à la recherche d’un juge, est peut-être un écho de ses luttes intérieures – pour tenter de s’approcher au plus près de la vérité d’une condition humaine incarnée par l’acteur, son corps délivrant toute la connaissance et ses contradictions sensibles : « […] l’acteur se contredit : le même et pourtant si divers, tant d’âmes résumées par un seul corps3. » L’acteur, « cet individu qui veut tout atteindre et tout vivre, cette vaine tentative, cet entêtement sans portée », c’était Camus lui-même. Ce qui se contredit toujours s’unit pourtant en lui : il est à cette jointure où « le corps et l’esprit se rejoignent et se serrent, où le second lassé de ses échecs se retourne vers son plus fidèle allié4 ».
Car il n’y a qu’un monde. La voie est tout, le but n’est rien. Hors de ce monde, point de salut. Point de salut, car point de saut.
Il n’a pas été dit que le bonheur soit à toute force inséparable de l’optimisme. Il est lié à l’amour – ce qui n’est pas la même chose. Et je sais des heures et des lieux où le bonheur peut paraître si amer qu’on lui préfère sa promesse. Mais c’est qu’en ces heures ou en ces lieux, je n’avais pas assez de cœur à aimer, c’est-à-dire à ne pas renoncer. Ce qu’il faut dire ici, c’est cette entrée de l’homme dans les fêtes de la terre et de la beauté.
Ne pas préférer la promesse, que ce soit celle de la religion ou celle de la révolution par l’histoire, c’est refuser un absolu transcendant pour s’immerger dans l’absolu immanent des noces de la terre et de la beauté, du soleil, de la mer et de la mort. Le seul univers où « avoir raison » prend sens est limité, et cet univers nous annihile. Mais il n’y a plus qu’à parier sur lui, car il vaut mieux un sens qu’une absence de sens : Camus rejoint Pascal, mais un Pascal agnostique. Cet univers, bien qu’il soit fini, s’échappe aussi à ses deux extrémités, et le désir de se tourner vers l’origine, après un moment de chavirement et de crise (la Chute), hante le Premier Homme, même si ce livre est posthume et inachevé.
Mais comment accorder l’amour et la révolte, la soif de justice avec le refus de la promesse, la transcendance sans Dieu avec la mesure de l’homme ? Camus les accordait en marchant d’un même pas comme artiste et comme homme. Il était les deux côtés, l’envers et l’endroit : cette vieille femme, une mère silencieuse, la pauvreté, la lumière sur les oliviers d’Italie, l’amour solitaire et peuplé, tout ce qui témoigne de la vérité.
Du Mythe de Sisyphe à l’Homme révolté, de l’Étranger à la Peste, il n’y a pas seulement changement de paradigme, passage de la question du suicide à celle du meurtre logique, de l’individuel au collectif : ce n’est pas l’œuvre qui évolue, c’est sa vie. Comme pour Meursault dans l’Étranger ou pour Mersault (synthèse de mer et de soleil) dans la Mort heureuse, on est condamné dès lors qu’on refuse de jouer le jeu, donc de mentir. Or, Camus, à la différence de Sartre, refusait de jouer le jeu, de donner le change, de sacrifier aux codes de la société, de dire plus que ce qui est, et surtout plus que ce qu’on sent. « Le contraire du dialogue est aussi bien le mensonge que le silence », et il n’est de dialogue possible qu’entre des personnes qui restent ce qu’elles sont et qui parlent vrai5. Pauvre et nu, Meursault n’était pas indifférent. C’est le monde qui l’était. « […] Devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. » Meursault était étranger à lui-même sans l’être aux autres ; ou plutôt, s’il était étranger aux autres, c’était parce qu’il était à distance de soi. Mais il était bienveillant, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Il ne cherchait pas à simplifier la vie si simplifier la vie c’est masquer ses sentiments. Ainsi était Camus.
Les rivalités posthumes
C’est dans ce contexte, croyons-nous, qu’il conviendrait de comprendre le malentendu qui a opposé, dit-on, l’agrégé de philosophie à l’écrivain artiste, Sartre à Camus. Tout fut dit, et écrit, sur cette « dispute » (disputatio), qui fut de nature non pas intellectuelle mais politique. Elle fut largement exagérée, et mise en scène, par les sartriens. Les Temps modernes, leur revue, s’en fit l’écho amplifié, voire dramatisé (notamment via Francis Jeanson) à l’occasion de la parution de l’Homme révolté, formidable diagnostic du nihilisme de l’époque par le biais d’une pathologie de la révolte, selon les mots de Paul Ricœur6. Ne rouvrons pas le dossier des faits, déjà épais, non plus que le débat, déjà clos. Suggérons seulement qu’entre Camus et Sartre rien ne pouvait (se) passer, et ce n’est pas parce que l’un était existentialiste, l’autre non. La séparation fut d’origine, dans un engagement au monde, et face au spectacle des humiliés et des opprimés. Il ne faudrait pas réduire cette distance à une simple typologie empirique des caractères non plus qu’à un combat métaphysique d’arrière-monde. C’est surtout par rapport à une façon d’envisager l’histoire, le syndicalisme révolutionnaire, les conséquences des idées dans l’histoire (révolte ou révolution) qu’ils ont divergé plutôt qu’ils ne se sont opposés. Il est vrai que Sartre n’était sensible au sensible que s’il pouvait le dialectiser en le transformant en conceptuel. Son cogito est un « j’écris, donc je suis » ; celui de Camus un « je me révolte, donc nous sommes ». Chez Camus, c’est d’abord le corps qui fait sentir le monde : consentir au monde est d’abord le sentir par tous les sens. Il y a une évidence sensible, son cogito est un sentio, il y a accord de la terre et du pied d’où naît un bonheur solaire éclairant les premiers écrits, en résonance profonde avec le livre les Îles de son professeur de philosophie, Jean Grenier, auquel il vouait une admiration sans faille – « Deux heures passées avec lui m’augmentent toujours7 ». Ce livre contrastait curieusement à ses yeux avec celui de Gide, les Nourritures terrestres, qui faisait pourtant une apologie du contact avec la terre et du plaisir des sens : « Cette apologie de la sensation… n’est jamais qu’une intellectualisation des sens8. » Il lui faut dompter sa sensibilité, qu’il déclare « trop vive, trop prodigue, importune, inopportune9 ». Un texte publié dans Sud (1931-1932) sur la musique commence ainsi : « Montrer que la musique, parce qu’elle est le plus complet des arts, doit être sentie plutôt que comprise10… » Mais c’est le rapport au monde, à la violence, à l’Histoire, au communisme, au stalinisme, qui les divise. Il reposait chez Sartre sur une théorie préalable, et sur une philosophie de la conscience et de la liberté, de la conscience comme liberté. Chez Camus, il reposait sur le beau risque de vivre. Et il n’y a nulle opposition entre la vie et l’art, même si celui-ci a vocation à lutter contre la mort, alors que la vie est transitoire. « Au-dessus de la vie, au-dessus de ses cadres rationnels, se trouve l’Art, se trouve la Communion11. » Mais il nous faut vivre d’abord, il faut être sincère, à tout prix, même en désespoir de cause.
Le métier d’écrivain, l’activité d’artiste, étaient envisagés tout autrement, et même diamétralement, par Sartre et par Camus : pour Sartre, les mots étaient à la fois moyen et fin, voie et but. Le logos doit être ample, débridé, faisant retour dialectiquement sur lui-même et s’enchaînant sans fin. À l’inverse, pour Camus, les mots sont moyen, jamais fin ; ils sont au service de la cause des hommes, et d’abord de ceux qui se battent pour plus de justice, ceux qui ont été bannis de l’humanité parce qu’ils préféraient la grandeur de l’homme aux compromis et aux compromissions : souvent les mêmes. Sartre s’intéressait plus à ce qui lui répugne dans l’homme, au dégoût subtil. Camus fonde sur la douleur et le désespoir des raisons de croire en sa grandeur. D’un côté, l’homme seul face à lui-même, et au vertige du libre-arbitre (Sartre) ; de l’autre, l’homme face à la vie et à l’art, pour autant que l’art est une manière d’assumer la vie en la dépassant à l’intérieur de ses propres limites (Camus). D’un côté, l’art au service de l’analyse et de l’explication (Sartre) ; de l’autre, l’art d’éprouver et de décrire, au service de la vérité. D’un côté, une dialectique des opposés, par où ils se dépassent (Sartre) ; de l’autre, un équilibre des contraires, par où ils se composent (Camus).
Pour Sartre, les idées remplacent les hommes, et penser vient avant jouir. Pour Camus, les hommes ne remplacent pas les idées, ils les incarnent, et jouir vient d’abord. Camus ne pouvait pas exprimer ce qu’il n’eût pas d’abord éprouvé. La connaissance chez lui passe toujours à travers les sens. Il lui arrive même de préférer ce qu’il sent à ce qu’il croit. Le reste en découle : le jugement du corps qui vaut plus que celui de l’esprit, le bonheur du théâtre, de la danse, d’un corps nu sur le sable chaud et dans l’eau, le dépassement de l’absurde par l’innocence, le sentiment que toute vraie connaissance est impossible, que les apparences ont une moralité, qu’exclure la raison est aussi excessif que de n’admettre qu’elle (Pascal ne lui était pas éloigné), qu’il y a une alliance, et même une fraternité (mot camusien), entre l’intelligence lucide, celle de la mesure et non celle de la spéculation infinie comme chez Sartre, l’art de vivre et l’art tout court. Pensait-il à Sartre lorsqu’il écrivait dans le Mythe de Sisyphe : « Le roman à thèse, l’œuvre qui prouve, la plus haïssable de toutes, est celle qui le plus souvent s’inspire d’une pensée satisfaite. La vérité qu’on croit détenir, on la démontre. Mais ce sont là des idées qu’on met en marche, et les idées sont le contraire de la pensée » (p. 298) ? Sartre était l’homme des idées ; sa cérébralité, si brillante fût-elle, le limitait et l’aveuglait. Camus était l’homme d’une pensée en mouvement, complexe et simplifiée à la fois parce qu’elle est stylisée, contradictoire. Loin de chercher à prouver, il était du parti de ceux qui ne sont jamais sûrs d’avoir raison. Ce n’est pas la logique qu’il réfutait, mais l’idéologie qui substitue à la réalité vivante une succession logique de raisonnements, comme il le reconnaît lui-même dans un entretien de 1952 avec Pierre Berger sur la révolte.
Le théâtre est un bon révélateur de ce qui oppose ces deux démarches, celle du brillant professeur et celle de l’artiste. D’un côté, un théâtre d’idées mais sans idée de théâtre, de l’autre un théâtre qui porte au jour l’ambiguïté et les contradictions de la nature humaine. Si les idées générales ne sont pas indispensables aux réalisations théâtrales, celles-ci imposent parfois des idées générales. Mais « le théâtre est un art de chair qui donne à des corps vibrants le soin de traduire ses leçons, un art en même temps grossier et subtil, une entente exceptionnelle des mouvements, de la voix et des lumières12 ».
Chez Camus, les personnages doivent être vivants, c’est-à-dire contradictoires, en tension permanente, et jamais séparés (la séparation est un produit de l’abstraction). La question est de savoir les faire agir, non de les faire penser. Les faire agir : des ombres passionnées, ou inspirées, tracent sur une scène un commentaire gesticulant d’une réflexion sur l’absurde, la révolte ou la culpabilité. Le désir fou d’absolu chez Caligula, la rage de destruction chez Martha dans le Malentendu – « je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu » –, la passion de la justice chez Kaliayev dans les Justes, en allant jusqu’au bout de l’impossible, dénoncent le mécanisme d’un délire logique cherchant à mettre à son service un pouvoir sans limite.
Leur posture face à l’histoire n’était pas non plus la même : Camus ne voulait pas que l’homme, vivant et souffrant, fût sacrifié à l’histoire. Pour Sartre, à l’inverse, l’homme n’est pas essentiel à l’histoire. Celle-ci absorbe tout, y compris l’homme comme sujet éthique. L’histoire est un effort de totalisation qui enveloppe l’homme et le conditionne du dehors par une infinité de rapports. Cette totalisation est définie comme « une praxis se donnant à elle-même son unité à partir de circonstances déterminées et en fonction d’un but à atteindre13 ». L’histoire avance ainsi selon des schémas d’intelligibilité dialectique, définie comme la « logique vivante de l’action ». Les conflits et la violence lui appartiennent donc par essence ; prendre parti pour le Parti et pour la Révolution, c’est épouser, et exprimer, le mouvement même de l’histoire. Camus, au contraire, n’envisageant pas l’histoire comme une unité totalisante dépassant les hommes et atteignant son but dans cette totalisation même, la concevait à partir des actions humaines et non à partir d’un principe qui décharge les hommes de toute responsabilité, et surtout de toute révolte contre l’injustice. Camus connaissait les limites de l’histoire : « S’il est vrai que nous naissons dans l’histoire, nous mourrons en dehors d’elle. » Certes, l’histoire existe, il ne s’agit pas pour Camus de le nier, mais elle n’est pas l’essentiel, il y a autre chose, « le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle… ». Ni Dieu ni la nature ni l’histoire n’exonèrent l’homme de sa capacité maîtrisée de résistance. Or, résister, c’est chercher non pas ce qui est universel mais ce qui est vrai, c’est prendre la création non au tragique mais au sérieux ; résister, c’est s’éloigner de deux tentations extrêmes : promettre le bonheur, ou sombrer dans le nihilisme. Se tenir sur la crête de la révolte, c’est ne pas se laisser entraîner par la logique non plus que par le lyrisme de la Révolution (un romantisme nihiliste). C’est refuser le suicide comme le crime, mais aussi les discours les légitimant l’un et l’autre. C’est se méfier des grands élans mystiques et mystificateurs le plus souvent destructeurs d’hommes, des programmes de salut collectif auxquels on adhère d’autant plus volontiers que l’on cherche à devenir dieu en exaltant le visage d’un homme prêt à sacrifier l’humanité pour prétendre à l’héroïsme rédempteur : s’il y a dans tout héroïsme un peu de mauvaise littérature, il y a dans toute bonne littérature un peu d’héroïsme. En jongleur de mots et de concepts, en homme décrivant la « mauvaise foi » qu’il transforme aussitôt en théorie – l’acte premier de la mauvaise foi est de fuir ce qu’on est, le mode d’être de la réalité humaine consiste à être ce qu’elle n’est pas et à ne pas être ce qu’elle est –, Sartre était bardé de certitudes métaphysiques, convaincu d’avoir toujours raison ; il osait ne pas oser conseiller à Camus de se reporter à la lecture de l’Être et le Néant, au prétexte que sa lecture paraîtrait inutilement ardue « à quelqu’un qui déteste les difficultés de pensée ». En artiste modeste, n’ayant pas le goût du meurtre, champion de la sincérité, Camus était riche de ses seuls doutes. Habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, il était pourtant homme de dialogue, y compris avec lui-même, toujours prêt à reconnaître qu’il s’est trompé dans ses jugements.
L’art est révolte
« L’arc se tord, le bois crie. » L’art est révolte : il conteste le réel. Car les exigences de l’art furent la grande affaire de Camus : « Je ne puis vivre personnellement sans mon art. » Dans son discours de réception du prix Nobel, le 10 décembre 1957, il s’explique sur son métier. Nous pourrions résumer sa pensée en quatre points :
L’art est un travail, non un amusement.
C’est un travail collectif, et non individuel, car « l’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher » ; c’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien : ils s’obligent à comprendre au lieu de juger.
Les valeurs priment les idées (encore une différence avec Sartre). L’art s’enracine dans « deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression » ; l’artiste doit servir en même temps la douleur et la beauté.
L’art est un combat : dans un monde menacé de destruction, et par temps de catastrophe, il faut lutter contre l’instinct de mort qui mine notre histoire. Nous dénoncerons ainsi « l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque ». Le droit au déshonneur, voilà la lâcheté suprême ; le nihilisme, c’est le règne du jugement remplaçant les forces actives de la création.
De ces exigences découle directement la tâche de l’écrivain : il ne peut se mettre au service de ceux qui font l’histoire, mais il est au service de ceux qui la subissent. Le silence d’un prisonnier inconnu, à l’autre bout du monde, le sort de sa retraite, et il fait retentir ce silence de l’humiliation par la voix de l’art. Mais il faut rester lucide, donc mesuré : si chaque génération se croit vouée à refaire le monde, celle à laquelle Camus appartient sait qu’elle ne le refera pas. Aussi sa tâche est-elle plus grande : empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où l’intelligence s’est faite la servante de la bêtise, de la haine et de l’oppression, cette génération, pour tenir son double pari de vérité et de liberté, doit restaurer sur fond d’anéantissement et de dissolution ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde où « nos grands inquisiteurs – Camus admirait Dostoïevski, dont il a adapté les Possédés au théâtre – risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, cette génération sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance ».
Dans une conférence du 14 décembre 1957, Camus complète, et précise, la fonction de l’art au milieu des combats. Deux esthétiques, qui se sont longtemps affrontées, ont fait du mensonge l’essence de l’art : l’une recommande un rejet total de l’actualité, l’autre prétend tout rejeter de ce qui n’est pas l’actualité. Elles finissent par se rejoindre, loin de la réalité, dans la suppression de l’art. Pour Camus, à l’inverse, l’art ne peut ni se démettre du réel ni s’y soumettre. Ni refus de ce qui est ni consentement à ce qui est, l’art est en même temps refus et consentement. Il ne peut donc être, comme Camus lui-même, qu’un déchirement renouvelé. L’artiste se trouve toujours dans une ambiguïté : incapable de nier le réel, il est voué à le contester dans ce qu’il a de toujours inachevé.
Pour faire une nature morte, il faut que s’affrontent et se corrigent réciproquement un peintre et une pomme. Et si les formes ne sont rien sans la lumière du monde, elles ajoutent à leur tour à cette lumière.
L’œuvre la plus digne sera ainsi, comme chez les tragiques grecs (Eschyle surtout), chez Tolstoï, Dostoïevski ou Molière, celle qui tiendra en balance le réel et le refus que l’homme lui oppose, « chacun faisant rebondir l’autre dans un incessant jaillissement qui est celui-là même de la vie joyeuse et déchirée ». C’est peut-être ce qui s’appelle être responsable. Au milieu même de la bataille, dans le grand vacarme des empires et des nations, nous pouvons entendre, en prêtant l’oreille, « comme un faible bruit d’ailes, le doux remue-ménage de la vie et de l’espoir ».
Cette attitude face à l’art se retrouve en politique : l’art et la révolte ont partie liée. En luttant tous deux contre l’injustice et la souffrance, ils ont vocation à réparer dans la création tout ce qui peut l’être. La révolte prouve qu’elle est le mouvement même de la vie, l’art est un mouvement de révolte contre l’insécurité, et les mensonges, du réel. Mais il y a un équilibre à trouver entre la folie de la démesure dont témoignent tous les déchaînements de l’Histoire, et la sagesse qui fait naître de la connaissance de la limite, la mesure des choses. Car tenir en balance consentement et refus, c’est avoir le sens de la mesure, comme l’entendaient les Grecs. La révolte est la mesure de la révolution, et inversement. La mesure n’est rien que l’affirmation de la contradiction, et la décision de s’y tenir. Or, la contradiction ne se résout pas dans une synthèse ni dans un compromis logique, mais dans une création. Cette création, ce fut l’Homme révolté (1951). L’analyse de la révolte qui y est conduite est celle de la découverte d’une limite par le révolté lui-même et, à l’intérieur du mouvement même de rébellion, d’un passage au-delà duquel la révolte se nie elle-même. Il faut en conclure que la révolte, loin d’être une négation sans limites, se définit par l’affirmation de cette limite. Franchir cette limite, c’est rétrograder vers l’indifférence ou vers la servitude, dernier recours du nihilisme contemporain. Mais, si la révolte sans la révolution s’achève dans un délire de destruction où le révolté se retrouve seul contre tous, inversement la révolution privée du contrôle de l’esprit de révolte se précipite dans un nihilisme de l’efficacité débouchant dans la terreur. Là encore, comme en art, il faut maintenir l’ambiguïté : être responsable, c’est accepter toutes les contradictions. C’est lorsque la tension est la plus extrême qu’elle se révèle aussi la plus féconde. À la frontière précise où le nihilisme se retourne contre lui-même, la contradiction permet d’apercevoir l’existence et la dignité des autres hommes en même temps que la sienne propre.
Si l’on cherche à comprendre ce que peut être la frontière, il faut relire ces lignes de la Pensée de Midi, qui mènent au-delà du nihilisme et concluent l’Homme révolté :
L’absolu ne s’atteint ni surtout ne se crée à travers l’histoire. La politique n’est pas la religion, ou alors elle est inquisition… La société et la politique ont seulement la charge de régler les affaires de tous… L’histoire ne peut plus alors être dressée en objet de culte. Elle n’est qu’une occasion, qu’il s’agit de rendre féconde par une révolte vigilante.
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. » Si le temps de l’histoire n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est en effet qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part… Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le même poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure.
Au midi de la pensée, heure de la plus grande tension et de la plus grande fragilité, le révolté refuse toutes les divinités transcendantes pour partager les luttes et le destin communs. Il faut revenir aux soldats dont parle Xénophon. Arrivés épuisés au sommet d’une colline d’où l’on apercevait la mer, jetant leurs armes, et oublieux de la défaite, ils se mirent à danser devant les vagues éclatantes où souriaient les dieux. Cette danse devant la mer qui consacre la beauté et la poésie vivante comme les seules vérités d’une vie d’homme, c’était le programme que s’était fixé Camus. Il fallait réaliser la vie et l’expérience d’un artiste, seulement celles-là. Ainsi son œuvre serait faite par sa vie, et non le contraire.
Les facettes d’un homme entier
Ce programme, Camus l’a accompli en trois étapes :
J’avais un plan précis quand j’ai commencé mon œuvre : je voulais d’abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut l’Étranger. Dramatique : Caligula, le Malentendu. Idéologique : l’Homme révolté. J’entrevoyais déjà une troisième couche autour du thème de l’amour14.
La première étape, c’est l’image négative de sa pensée, qui apparaît sous ces trois formes. Mais « un parfum d’athéisme » qui s’en dégage contrarie ses intentions, et entre en contradiction avec la conviction que la grandeur de la vie est de servir celle de l’homme, et que la grandeur de l’homme est d’accepter ce qui peut l’abaisser ou la menacer. Une nouvelle inflexion de sa pensée liée à l’incertitude qui prélude aux grandes simplifications tout en les reculant, manifeste un goût de l’énergie et de la conquête. Au temps de la conscience isolée, mais jamais séparée des autres, succède celui des engagements militants, qu’ils soient littéraires ou politiques. Des articles et des causeries, un roman la Peste, un essai, l’Homme révolté, deux drames l’État de siège et les Justes, réfutent que nier les dieux ce soit abaisser les hommes. Le génie de Nietzsche est d’avoir compris que ce qu’on ne peut demander à Dieu, on le demande à l’homme (le surhomme est l’homme qui a le sens de la terre). Mais l’homme lui-même doit être surmonté : ce dépassement, c’est la création artistique. À l’inverse, ce qui abaisse les hommes, ce sont les totalitarismes et le goût pour la servitude.
Une troisième étape est celle d’une pacification après des moments de crise dont témoigne par exemple la Chute, celle d’un retour à une jeunesse qui se lève, avide de la lumière dont elle s’était elle-même privée ; retour à l’infini calme et blanc et au ciel d’Algérie, retour à l’Envers et l’Endroit, Noces à Tipasa, Noces. « Dans ma jeunesse, mon ambition était d’écrire l’histoire d’un homme heureux15. » Retour au bonheur : ce n’est pas par hasard que le théâtre l’occupe alors tout entier : « Sur un plateau de théâtre…, je suis naturel, c’est-à-dire que je ne pense pas à l’être ou à ne l’être pas… » (Pourquoi je fais du théâtre, 12 mai 1959). L’acteur est comme le danseur, comme le nageur : il ne pense pas à penser, c’est la danse qui s’accomplit, c’est l’eau qui nage.
Donc, premier cycle : l’absurde, le contraire de l’irrationnel ; deuxième temps : la révolte ; troisième temps : l’engagement militant, l’action, le travail du reportage et du témoignage (le nationalisme, le colonialisme, l’injustice sociale et l’absurdité de l’État moderne provoquent sa colère de journaliste), tous fondés sur un « Nous sommes ». Le non du monde à l’homme (l’absurde), le non de l’homme au monde (la révolte), enfin le oui ultime à tout, y compris à ces deux non, comme l’a relevé André Comte-Sponville16. Un quatrième temps était prévu pour un livre sur l’amour.
Mais cette classification est arbitraire. Ce rythme ternaire, voire quaternaire, trahit les constantes transformations d’un travail toujours en chantier. Il se conforme au schéma d’une image préalablement définie. Or, l’essentiel est de ne rien refuser :
Non pas en refusant de choisir, car cette position implique une échelle de valeur qualitative (il vaut mieux ne pas choisir), mais en accueillant pêle-mêle tous les visages de la vie, l’amour et le désir, le désir et les désirs17.
Camus a ainsi voulu être un acteur parfait, celui qui est fait par sa vie et non celui qui fait de sa vie une expérience. C’est lui l’expérience, et c’est la vie qui le dirige.
« Ce que vous ne comprendrez jamais, c’est que je suis un homme simple », s’écrie Caligula. Camus fut cet homme simple, et secret, de cette simplicité de l’immédiat qui se saisit comme toujours double, ainsi que l’avait compris Maurice Blanchot. Car elle s’inscrit dans deux traditions :
L’une dit le silence du monde souffrant, l’autre la beauté du monde silencieux ; l’une découvre l’impossible qui est l’injuste misère et l’injuste malheur des hommes ; l’autre dévoile l’impossible dans « la nature sans hommes », l’aride immobilité du paysage, le présent de lumière qui nous destitue de tout projet et de tout espoir. Des deux côtés, une indifférence muette, une passion à la mesure de l’indifférence, une parole au niveau du mutisme. Et chaque fois il y a refus, chaque fois assentiment : refus de ce qui nous refuse, le rocher, le vent nu, le désert de souffrance, refus qui se renverse en affirmation, dès que l’homme prend à son compte et prend au mot ce qui le nie : lumière vide du jour, lucidité inflexible de l’homme ; volte du rocher, révolte de Sisyphe18.
Blanchot fait de l’exigence du retournement le principe qui anime le Mythe de Sisyphe, l’Étranger et l’Homme révolté. Il fait de la fuite, et de la fuite devant la fuite, le principe qui anime la Chute :
Dans le vide, dit-on, les corps lourds et les corps légers tombent ensemble d’un mouvement égal, et par conséquent ne tombent pas. C’est peut-être cela, la chute, qu’elle ne puisse plus être un destin personnel, mais le sort de chacun en tous19.
Avec la Chute, Camus nous a appris qu’il fallait savoir parler contre soi-même lorsque la vérité de tous est en jeu. Mais savoir parler contre soi-même, ce n’est pas parler contre ce que l’on pense.
Dans ces milliers de pages que nous offre la « Bibliothèque de la Pléiade » dans une nouvelle édition, il ne faudrait pas chercher des leçons de sagesse ni même de bonheur, une métaphysique non plus qu’une morale. Ces pages, à l’exception peut-être des articles dans Alger républicain ou dans Combat, n’engagent pas de jugements : Camus n’aimait pas juger ; il voulait comprendre.
L’amant, le séducteur, le comédien, le danseur, l’aventurier, le professeur jouent leur vie ou leurs idées. Mais aussi bien, s’ils le veulent, le chaste, le fonctionnaire ou le président de la République. Il suffit de savoir, et de masquer. Le saut sous toutes ses formes, religieuse, politique ou morale, la précipitation dans l’éternel, dans l’absurde ou dans le tragique, l’abandon aux illusions, aux servitudes, aux petites lâchetés et aux facilités du quotidien ou des idées, tous ces écrans cachent une faiblesse de l’homme. Le saut est un refus de l’attachement aux êtres et au monde. Or, les dieux de Camus n’étaient pas transcendants. Ils s’appellent le corps, le soleil, la nuit, la mer. Ce sont des dieux non de puissance, mais de jouissance. Ils ouvrent à un art de vivre où l’esprit trouve sa substance dans le corps et le bonheur dans l’absence d’espoir : « Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens20 ? »
Sartre était d’abord professeur, même s’il était philosophe. Chez Camus, la pensée est au travail, en continuel devenir, épousant l’expérience d’une vie et s’y façonnant, animée par la seule vraie passion de l’homme déchiré entre son appel vers l’unité et la vision claire qu’il peut avoir des murs qui l’enserrent :
Un moment vient où la création n’est plus prise au tragique : elle est prise seulement au sérieux. L’homme alors s’occupe d’espoir. Mais ce n’est pas son affaire. Son affaire est de se détourner du subterfuge21…
Prendre au sérieux la création, c’est aussi prendre au sérieux les objections faites au créateur. En témoigne une lettre du 18 mars 1943 à Pierre Bonnel, qui fut dans les années 1960 un professeur de philosophie solitaire et exceptionnel : philosophe avant d’être professeur, et pour pouvoir l’être, inséparablement doué du « goût de l’évidence et du sens de l’ambiguïté », selon les mots de Merleau-Ponty22. Or, un philosophe professeur se reconnaît à ce que sa réflexion, sans cesse dirigée vers l’absolu, se tourne vers de jeunes esprits, mais il sait que l’absolu, par définition, est inatteignable : il s’agit seulement de nous mettre en rapport, et même en contact, avec lui. Ainsi l’histoire pour Camus n’est-elle pas un absolu parce qu’il y a des hommes qui souffrent. Relation paradoxale d’un absolu relatif ou d’une relation à l’absolu, augmentant notre être propre. Paradoxe commun à Camus et à Bonnel. Pour son correspondant, Camus s’explique davantage sur l’absurde dans le Mythe de Sisyphe, et sur son goût pour les paradis perdus. Et de conclure ainsi sa réponse :
[…] je me refuse seulement à croire que dans l’ordre métaphysique, le besoin d’un principe nécessite l’existence de ce principe23.
Ce refus d’hypostasier des entités, cette décision de pouvoir s’écarter de toute décision du sens caractéristique de la métaphysique, ce refus de dépasser la limite, mesure de l’humain (« L’irrationnel limite le rationnel qui lui donne à son tour sa mesure », Mesure et démesure dans l’Homme révolté) : là se trouve le secret de sa philosophie. Il la rend à jamais inutilisable par tous ceux qui manquent d’honneur ou de dignité, ceux qui refusent la vie ou condamnent les autres. Sur la crête de cette limite se tient un « Nous sommes ». Ce « Nous sommes » nous libère de la morale, non de la justice. Si un seul homme révolté est un homme qui dit à la fois non et oui dès son premier mouvement, la longue complicité d’hommes aux prises avec leur destin et en lutte contre le mensonge et la terreur, est une force supérieure. En se mettant au diapason de cette vibration secrète, les hommes ensemble font résonner la corde sensible de l’art. Or, le véritable artiste est un militant. Parlant des déserts, il n’a pas d’ennemi autre que lui-même.
Ainsi était Camus. Homme de la contradiction et de la mesure. Homme de l’équilibre et des contrastes. Homme du non et du oui : l’homme révolté.
Cet univers désormais sans maître ne nous paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de chaque pierre, chaque éclat minéral d’un monde sans horizon (notion métaphysique), mais non sans zénith, à lui seul appelle à la grandeur. Si « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme24 », sur ces hauteurs souffle un vent fort tout parfumé des essences de la terre et secrètement empli d’un grand bruit de soleil et de vagues.
Là-haut, il faut imaginer Camus heureux.
- *.
Philosophe, a publié dans Esprit : « Jean-Pierre Vernant. Soi-même comme un Grec », juin 1998.
- 1.
Albert Camus, « Préface », dans Roger Martin du Gard, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. XX.
- 2.
A. Camus, Noces, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 136.
- 3.
Id., le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 275.
- 4.
Ibid., p. 275-276.
- 5.
A. Camus, Fragments d’un exposé fait au couvent des Dominicains de Latour-Maubourg en 1948, Œuvres complètes, t. I1, p. 471.
- 6.
Paul Ricœur, l’Homme révolté (1956), Lectures 2, Paris, Le Seuil, 1992, p. 123.
- 7.
A. Camus, Œuvres complètes, t. 1, Notes de lecture, p. 957.
- 8.
Ibid., p. 959.
- 9.
A. Camus, Œuvres complètes, t. I, Notes de lecture, op. cit., p. 955.
- 10.
Ibid., p. 522.
- 11.
Ibid., p. 961.
- 12.
A. Camus, « Manifeste du Théâtre de l’Équipe » (octobre 1937), Théâtre, récits, nouvelles, t. I1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 1692.
- 13.
Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectique, t. II : l’Intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 11.
- 14.
Roger Grenier, Albert Camus, Soleil et ombre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 10.
- 15.
A. Camus, Albert Camus parle avec Nicola Chiaromonte, Œuvres complètes, t. I1, p. 718.
- 16.
André Comte-Sponville, Laurent Bove, Patrick Renou, Albert Camus de l’absurde à l’amour, Tournai (Belgique), La renaissance du livre, avril 2001, p. 33.
- 17.
A. Camus, Œuvres complètes, t. 1, Appendices de « La Mort heureuse », p. 1202.
- 18.
Maurice Blanchot, l’Amitié, chap. XXI : « Le détour vers la simplicité », Paris, Gallimard, 1972, p. 218-219.
- 19.
M. Blanchot, l’Amitié, chap. XXII : « La Chute : la fuite », p. 232-233.
- 20.
A. Camus, L’Été, p. 861 Essais.
- 21.
Id., Œuvres complètes, t. 1, p. 315, le Mythe de Sisyphe, l’Espoir et l’Absurde.
- 22.
Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1953, p. 10-11. Il s’agit de la leçon inaugurale de Merleau-Ponty prononcée au Collège de France le 15 janvier 1953.
- 23.
A. Camus, Œuvres complètes, t. 1, p. 322.
- 24.
Ibid., p. 304, le Mythe de Sisyphe.