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Milan Kundera en 1980 | Wikimédia
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Les testaments à nouveau trahis de Milan Kundera

décembre 2020

Une biographie publiée cet été à Prague accuse Milan Kundera de compromissions avec le régime communiste tchèque, sans autres preuves qu’une analyse contestable de son œuvre. Retour sur une habile opération de communication réalisée aux dépens d’un monument littéraire.

Au début de l’été, flottait comme un parfum de procès politique à Prague. Rien de judiciaire, comme au bon vieux temps du communisme. On s’était adapté. Le tribunal était l’opinion ; le procureur, un hebdomadaire ; le témoin à charge, un auteur de second rang. Quant aux organisateurs, des communicants de l’industrie du livre. Un non-événement en somme, n’eût été la figure de l’accusé, Milan Kundera.

Les empires totalitaires ont disparu mais l’esprit du procès est resté comme héritage. Milan Kundera

Il y a près de trente ans, Kundera nous avait prévenus : « Les empires totalitaires ont disparu avec leurs procès sanglants mais l’esprit du procès est resté comme héritage1. » Et voilà qu’en cette fin de mois de juin 2020 on publiait à Prague une biographie – Kundera : une vie tchèque en son temps (non traduit) – qui devait ouvrir son procès ! Fini le « privilège d’intouchabilité » dont il avait jusque-là bénéficié, on allait (enfin !) connaître « la vérité », on serait (enfin !) en mesure de juger.

L’auteur, Jan Novák, était surtout connu pour une biographie romancée de deux frères qui avaient combattu le communisme les armes à la main. Rien ne le prédisposait à se faire biographe d’un écrivain si ce n’est, dans le cas de Kundera, son anticommunisme qu’on aurait, de mon temps, qualifié de primaire et viscéral. Novák avait travaillé quatre ans à ce qu’il considérait manifestement comme l’œuvre de sa vie : une somme de neuf cents pages qui lui permettait désormais d’en découdre avec un écrivain qui avait eu le front de devenir célèbre à l’étranger alors qu’il avait si longtemps soutenu le communisme dans son pays.

Le livre avait trouvé des éditeurs. Mais comment vendre pavé pareil ? La solution vint du magazine Respekt2. Cet hebdomadaire de forte audience et de bonne réputation avait des comptes à régler non seulement avec le communisme, mais avec Kundera. En 2008, il l’avait accusé d’avoir dénoncé à la police un opposant au régime. L’accusation avait fait du bruit jusqu’au-delà des frontières, mais le dossier s’était finalement révélé plus que douteux et Respekt, qui n’était pas sorti grandi de cette affaire, avait une revanche à prendre. Et voilà que, divine surprise, Novák se disait convaincu que Kundera était bien « une balance » ! Respekt mit toute sa force de frappe au service de la cause.

Son numéro du 14 juin lança la polémique : longue interview de Novák au titre éloquent : « Pour moi, la culpabilité de Kundera ne fait aucun doute » et article du responsable culturel du magazine intitulé : « L’être insoutenable de Milan Kundera, une lecture pour caractères bien trempés. » L’effet fut immédiat. Du jour au lendemain ce livre, qui n’était même pas encore sorti en librairie, devint l’événement de l’année. On s’arrachait Novák. Et Novák parlait de l’écrivain qui n’avait jamais parlé de lui-même : de sa vie sexuelle, de ses relations avec son père, de son manque d’imagination littéraire, de l’art où il aurait véritablement excellé, pas celui du roman, celui de la gestion de sa propre carrière (ce que Novák appelait le « Kundera business ») et, surtout, de son communisme qui avait fini par faire de lui un délateur.

Une interrogation pourtant demeurait. En dépit de ses quatre ans de recherches, Novák ne versait pas le moindre élément nouveau au dossier. D’où lui venait donc sa certitude ? De l’étude des faits ? Non, de celle de l’œuvre, de cette « grande vérité littéraire » qui ne trompe pas. Qu’on en juge : dans le roman de Kundera La Vie est ailleurs, le personnage principal dénonce un ennemi de classe à la police. Or la description de cette scène est saisissante de vérité. Elle ne peut donc avoir pour auteur qu’un homme ayant lui-même vécu cette expérience. Conclusion : « Dans son propre livre », Kundera « révèle et avoue ce qui s’est passé ». On laissera aux critiques littéraires le soin de juger.

Ayant sans doute prévu les objections que sa méthode pouvait susciter, Novák s’était préparé un argument incontestable : cette méthode interprétative lui venait de… Marcel Proust ! Celui-ci n’avait-il pas écrit que « le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres » ? Certes, mais Novák n’avait pas trouvé cette phrase dans Proust – qu’à l’évidence il n’avait pas lu. Il l’avait extraite d’une citation du Contre Sainte-Beuve que mentionne Kundera dans Les Testaments trahis et dont le texte complet est : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ; le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres » Novák s’était avisé qu’en ne reprenant que le dernier membre de phrase, il pouvait faire dire à Proust le contraire de ce qu’il avait écrit. Pour mieux accabler Kundera, Novák trahissait aussi Marcel Proust.

Que ni ses éditeurs qu’on dit de qualité, ni le responsable de la culture d’un magazine qui se veut de référence, n’aient relevé – ni même sans doute vu – pareille imposture se passe de commentaire. Il semble que l’opération de communication ait réussi et que ce livre connaisse un certain succès. Novák va proclamant qu’on lui fait des procès d’intention si on n’a pas lu son livre. C’est mon cas. Je ne me suis intéressée, justement, qu’à ses intentions et à ses méthodes, telles qu’elles se sont révélées au cours de l’opération de marketing destinée à lancer l’ouvrage. Elles me navrent pour mon ancien pays et je veux en garder trace.

On aurait tort de penser, toutefois, que cet épisode n’est qu’un symptôme de plus de cette « misère des petits États d’Europe centrale  » qu’avait diagnostiquée l’historien hongrois István Bibó dès 1946 et que quarante ans de communisme suivis de trente ans d’anticommunisme n’ont pas fait disparaître. Populisme, anti-intellectualisme, rejet des élites… les vents qui soufflent aujourd’hui à l’Ouest attisent les braises à l’Est. Lorsqu’il avait écrit, il y a trente ans, que nous avions reçu « l’esprit du procès » en héritage, Kundera avait ajouté que ce procès-là n’aurait pas pour objet de « rendre justice mais d’anéantir l’accusé ». En 2020, on ne peut que lui donner raison.

Milan Kundera n’a pas réagi et ne le fera pas. Il n’a jamais consenti à se prêter aux joutes médiatiques et ce n’est pas à 90 ans passés qu’il descendra dans l’arène, une arène aux relents de caniveau de surcroît. Novák et ses éditeurs le savent. Ils savaient qu’ils pourraient impunément traiter d’opération de marketing la moindre interview accordée par Kundera, tout en poursuivant la campagne de promotion haineuse d’un livre qui ne doit son succès qu’à la célébrité de celui qu’il dénigre. On a appris fin juillet 2020 que Milan Kundera et son épouse ont décidé le transfert de leurs archives en République tchèque. Ils n’en font pas don à Prague, mais à la bibliothèque de Moravie. Il ne s’agit pas d’une réponse à la cabale, mais d’une marque de fidélité à Brno, la ville natale de l’écrivain, capitale de cette province de l’Est dont venait aussi Leoš Janáček, le compositeur qu’il admirait et auquel il avait consacré de si belles pages dans Les Testaments trahis.

  • 1.Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993.
  • 2.Issu de la dissidence, Respekt devint en 1996 la propriété de Karel Schwarzenberg, chancelier de Vaclav Havel. Depuis 2006, il appartient à l’oligarque Zdeněk Bakala.

Hélène Bourgois

Juriste et traductrice, Hélène Bourgois est née à Prague en 1940 et vit en France depuis 1948. Parallèlement à sa vie professionnelle, elle a eu de nombreuses activités dans le monde associatif, notamment lors de la guerre en ex-Yougoslavie.

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