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Portrait d’Ernesto Cardenal, photo de Jorge Mejía peralta | Flickr
Portrait d'Ernesto Cardenal, photo de Jorge Mejía peralta | Flickr
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Ernesto Cardenal (1925-2020), une vie perdue

Ernesto Cardenal, disparu au Nicaragua le 29 février 2020, aura marqué la pensée et l’art de son siècle.

Décédé le 29  février 2020 à l’âge de 95  ans, Ernesto Cardenal restera comme l’une des figures de proue de l’intelligentsia nicaraguayenne et de la poésie latino-américaine.

Sa trajectoire est, à bien des égards, emblématique de l’histoire du Nicaragua. Né en 1925 dans une des grandes familles conservatrices de Granada, il est très tôt au contact du monde des lettres nicaraguayennes et tout spécialement du Movimiento de Vanguardia, dont son cousin Pablo Antonio Cuadra fut, aux côtés de José Coronel Urtecho, l’une des têtes de file. Comme ceux-ci, Ernesto Cardenal oscille entre l’adhésion au thomisme et au franquisme, combinée à une fascination pour les États-Unis et la poésie de Pound, et un ralliement aux idéaux révolutionnaires, plus inspirés du castrisme, d’un réveil de l’indianisme et du mouvement beatnik que du marxisme. Il est ministre du gouvernement sandiniste (1979-1987) et il opte au soir de sa vie pour une défense intransigeante de la démocratie.

Il fait ainsi l’apologie, durant sa jeunesse, du régime du général Franco et de ses visées hispanophiles, avant de participer à un coup de force manqué contre le général Somoza en 1954, ce qui l’oblige à partir en exil. Après des études de lettres à l’université de Columbia, il entre à la trappe du Saint-Esprit dans l’abbaye de Gethsemani dans le Kentucky, où il est un disciple de Thomas Merton. Ordonné prêtre en 1965, il fonde, un an après, une communauté chrétienne dans une île de l’archipel de Solentiname sur le grand lac Nicaragua, où il écrit son célèbre El Evangelio en Solentiname (1975) qui fait de lui une figure de proue de la théologie de la libération. Jusqu’à la fin des années 1960, sa poésie, publiée dans des feuillets, d’éphémères revues ou le supplément littéraire de La Prensa de Managua, dénonce l’aliénation du monde contemporain et participe de toute une veine indigéniste et anticoloniale. Dans l’extraordinaire Oración por Marilyn Monroe (1984), Cardenal fait de la comédienne transformée en sex-symbol l’emblème de la solitude dans un monde marqué par l’aliénation aux images publicitaires. Pensons aussi à El estrecho dudoso (1966), dans lequel il oppose l’Éden de l’époque précolombienne aux ravages de la Conquête puis de la modernisation à outrance et les méfaits de l’impérialisme d’ingérence. Son voyage à Cuba en 1970 et le livre qu’il en tire en 1972, En Cuba, comme la publication en 1972 du Canto nacional dédié au Front sandiniste de libération nationale (Fsln) témoignent de son ralliement aux thèses de cette organisation marxiste léniniste. Cardenal dénonce désormais le «  formalisme  » des libertés bourgeoises et trace un pont entre les aspirations chrétiennes et le projet communiste – voir le poème «  Comunismo, o Reino de Dios en la tierra que es lo mismo  » – qui, à ses yeux, réalise rationnellement l’idéal de la fraternité et de la frugalité chrétienne. Parallèlement, Cardenal évoque avec admiration, non plus la seule personne de Augusto César Sandino, mais sa lutte et celles de ses lieutenants, Pedro Altamirano et Miguel Ángel Ortez, tous stigmatisés comme les «  bandits des Segovias  ».

Cardenal trace un pont entre les aspirations chrétiennes et le projet communiste.

Publié au lendemain du tremblement de terre qui détruisit Managua la nuit du 23 décembre 1972, son Oráculo sobre Managua est lui aussi une ode au Fsln. Il y salue l’apparition du Fsln comme l’annonce de la proximité du règne de Dieu, et compare cette venue à celle de « la cellule séminale masculine [qui] pénètre l’ovule féminin ». « Rendre concret le règne de Dieu est une loi établie par la nature. » La clandestinité équivaut aux catacombes, le révolutionnaire est « un saint militant ». Le célibat, la Sierra Maestra cubaine, la longue marche chinoise, les souffrances de Guevara en Bolivie sont autant de sacrifices. Le peuple est pensé comme une masse qui lève. « L’Église du futur sera seulement celle des révolutionnaires. Un homme nouveau… un temps nouveau… une terre nouvelle… une ville sans classes (sociales)… une Cité libre où Dieu est tous. »

Cardenal définit sa poésie comme une « poésie objective, narrative, anecdotique. Elle est faite avec les éléments de la vie réelle et avec des choses très concrètes, avec des noms propres et des détails précis, des données exactes et des chiffres, des faits et des dits. Elle est une poésie impure  ». Comme l’écrit José Miguel Oviedo, sa poésie n’est pas « réaliste », mais « une poésie du réel, une émanation verbale du monde objectif […], une espèce de fusion de plusieurs discours, d’écrits ou de dits, plus près de la prose que du vers […], éminemment familière, directe et communicative. Cardenal ne chante pas, il dit ; il ne compose pas, il expose1 ». Le paradoxe est que, de 1966 à 1979, ce poète et homme d’Église, rejeton d’une grande famille conservatrice devenu membre du Front sandiniste, mobilise des auras tout à fait traditionnelles, le prestige du poète dans la patrie de Rubén Darío, celle du prêtre dans un pays éminemment catholique et l’appartenance aux meilleurs milieux sociaux pour légitimer l’action révolutionnaire en soulignant les convergences entre christianisme et marxisme. Et c’est à ce titre qu’il devient ministre de la Culture durant la révolution sandiniste (1979-1987).

La décade révolutionnaire est celle du militantisme où il proclame son adhésion aux consignes les moins libératrices : « Direction nationale: ordonne. » La théologie de la libération et la défense des opprimés basculent dans l’adulation du pouvoir du Parti-État qu’a été, dix ans durant, le Fsln. La mise en cause de la hiérarchie et des orientations de la papauté, qui lui vaut la suspension a divinis par Jean-Paul II en 1984, va de pair avec la fétichisation du pouvoir révolutionnaire. Comme l’écrit Oviedo, il « vit les choses au milieu des nuages apocalyptiques et ce avec les lunettes dogmatiques de celui qui est illuminé par la Vérité: son généreux humanisme fut cerné par les dangers de l’absolutisme2 ».

La défaite électorale des sandinistes, en 1990, lui donne l’occasion de retrouver sa liberté de pensée et de renouer avec une parole prophétique critique des pouvoirs en place. Il est du petit nombre des militants sandinistes qui rompent avec Daniel Ortega, dont ils dénoncent dès le début des années 1990 les pratiques et les visées antidémocratiques tant au sein du Fsln que dans la société nicaraguayenne. Il participe ensuite en 1995 à la fondation du Mouvement rénovateur sandiniste afin de créer une organisation politique démocratique en rupture avec la culture caudilliste nicaraguayenne. Ses volumes de mémoires, Vida perdida, qu’il publie à partir des années 2000, portent la marque de son souci de s’interroger de façon critique, peut-être de façon trop timorée, sur les errements politiques de la révolution et de sa bureaucratisation. Le retour au pouvoir de Daniel Ortega en 2007, puis le projet de ce dernier de fonder un régime tyrannique incitent Ernesto Cardenal à renouer, à plus de 80 ans, avec le militantisme qui avait été le sien à l’encontre du régime des Somoza. Son courage et sa liberté de parole lui valent les persécutions systématiques d’une justice nicaraguayenne aux ordres d’Ortega. On tente tout à la fois d’expulser sa communauté chrétienne de l’île de Solentiname comme de le condamner à des amendes faramineuses. C’est dire que le deuil national de trois jours, décrété par le gouvernement Ortega-Murillo à l’occasion de son décès, ne saurait faire illusion. Ce n’est pas un hommage, mais une tentative de récupération de la figure d’un des grands poètes-théologiens du siècle qui a dénoncé ses nouveaux Pharaons.

 

  • 1. José Miguel Oviedo, Historia de la literatura hispanoamericana. 4. De Borges al presente, Madrid, Alianza Universidad Textos, 2005, p. 121.
  • 2. J. M. Oviedo, Historia de la literatura hispanoamericana, op. cit., p. 127.

Gilles Bataillon

Gilles Bataillon est sociologue, spécialiste de l'Amérique latine contemporaine. Il est directeur d'études à l'EHESS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Genèse des guerres internes en Amérique centrale (Belles lettres, 2003), Passions révolutionnaires : Amérique latine, Moyen-Orient, Inde (EHESS, 2011) et Violence politique en Amérique latine (Du Felin Eds, 2019). …

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