
Chirac, Assad et les autres. Les relations franco-syriennes depuis 1946, de Manon-Nour Tannous
Préface de Henry Laurens
Que peuvent apporter les relations bilatérales à la connaissance des pays, de leur histoire et, plus généralement, de la science politique ? Manon-Nour Tannous s’attache à démontrer comment cette approche permet de saisir, dans un même mouvement, les administrations de la diplomatie, l’histoire immédiate ou très récente d’États peu connus et les relations régionales (en l’occurrence celles du Moyen-Orient). La documentation accumulée, d’une rare richesse, donne à l’exercice une très grande saveur, plongeant le lecteur dans les coulisses des grandes affaires du temps. Des derniers déclassements d’archives aux témoignages de protagonistes variés (directeur d’institut, diplomate onusien, représentant de la société civile syrienne, etc.), tout type de source est mobilisé. Regrettera-t-on le moindre volume de documents en langue arabe ou de témoignages d’officiels syriens ? Il est douteux que ces derniers n’amènent pour le cœur de l’étude – la présidence de Jacques Chirac – des informations autres que celles, bien officielles et fortement stylisées, de la propagande officielle du régime syrien. Détachée d’un style journalistique ou sensationnaliste, cette étude regarde froidement une longue décennie d’histoire d’Orient et d’Occident.
Après une introduction analytique, la première partie de l’ouvrage reprend les points saillants de ces relations bilatérales avant la présidence de Jacques Chirac. Apparaît la manière dont le mandat demeure plus un legs mémoriel qu’un cadre d’action et surtout, dont le Liban devient le terrain d’interaction de puissances pendant la guerre civile. L’originalité de la démonstration tient d’abord à la déconstruction de l’idée d’un lien continuel entre mandat et relation privilégiée entre France et Syrie, ensuite, au refus de présumer la stabilité du régime d’Assad ou les intérêts français à son adresse, restituant une histoire des possibles.
Le second temps fait entrer le lecteur au cœur de la thèse. De manière minutieuse, autour de trois grandes affaires – la guerre israélo-libanaise de 1996, la succession et la dette –, l’auteure montre l’engagement de Jacques Chirac en faveur de la Syrie puis de Bachar al-Assad, qu’il porte au-devant de la scène internationale. Par ce biais, il souhaite réintroduire la France dans les jeux moyen-orientaux, peser face aux États-Unis et apporter des solutions concrètes aux grands enjeux du moment. En retour, les dignitaires syriens trouvent dans le soutien français un appui monnayable pour contrebalancer l’omniprésence américaine et ainsi rebattre les cartes de la région. Néanmoins, cette combinaison ne dure pas. À la différence, par exemple, de Saddam Hussein, Bachar al-Assad se détourne bien vite de celui qui l’avait adoubé sur la scène internationale.
Le troisième moment interroge la rupture autour de l’affaire libanaise. S’il ne fallait retenir qu’un point du livre, ce serait cette admirable remise en cause par Manon-Nour Tannous d’un ensemble de présupposés sur les actions de Jacques Chirac à partir de 2003. L’auteure traque les négociations, reconstruit les univers mentaux de chaque acteur, suit les dénouements multiples et ponctue le récit de grandes césures, que ce soit les lendemains de l’invasion américaine de l’Irak, les premières opérations pour établir une résolution onusienne ou l’assassinat de Rafic Hariri. L’intransigeance française n’est plus, sous la plume de Manon-Nour Tannous, le fruit d’une amitié et d’émotions, mais bien le produit d’une politique voulant donner aux peuples l’occasion de secouer le joug du despote, sans recourir à l’intervention armée et à l’occupation militaire.
L’ultime chapitre, épilogue et conclusion, revient sur la manière dont Nicolas Sarkozy réintroduit Bachar al-Assad dans le concert des dirigeants internationaux, rompant avec la politique de son prédécesseur avant de faire face aux soulèvements arabes de 2011. L’auteure souligne alors comment les jeux d’oscillation sont réactivés, accélérés par la crise révolutionnaire, faisant de la France de Nicolas Sarkozy le meilleur allié, puis l’ennemi farouche de la Syrie. Une fois encore, le levier du bilatéral joue.
Les mérites de ce livre qui imposent sa lecture sont nombreux. Il demeure, en premier lieu, une histoire très contemporaine de la Syrie de Bachar al-Assad. À l’image des travaux de David Lesch sur les années 1950[1], Manon-Nour Tannous parachève la démonstration que l’étude des relations bilatérales offre un regard unique sur les trajectoires nationales méconnues des États. Ensuite, l’auteure révèle par ce biais les dynamiques qui sous-tendent l’action publique en matière de diplomatie, en sortant des schémas conspirationnistes, émotionnels ou conjoncturels. Elle montre ainsi comment des orientations se forment et s’infléchissent au gré des résultats obtenus. La lecture révèle, une fois encore, comment la cohabitation en France ne minore pas le rôle central du président à l’adresse des partenaires étrangers. Au mieux, elle complexifie la prise de décision. Enfin, cet ouvrage démontre l’utilité de sortir des schémas bilatéraux construits exclusivement sur les grandes puissances (les États-Unis et la Russie, par exemple) pour saisir les multiples niveaux de lecture pratiqués par les acteurs dans leur relation à leur environnement politique.
Quelques attentes demeurent à la fin de la lecture. La première tient à la contradiction entre titres et sous-titres. Si clairement l’ouvrage se centre sur la présidence de Jacques Chirac, pourquoi les relations syro-françaises doivent-elles faire l’objet d’une enquête depuis 1946 ? Pourquoi encore l’auteure se force-t-elle à remonter au xixe siècle ? Il semble parfois que les contraintes éditoriales nuisent à la pertinence du propos. La relation chiraquienne à l’Orient arabe est en elle-même très riche et le volume de l’ouvrage le démontre amplement. Ensuite, le lecteur pourrait attendre parfois des cadrages plus généraux, montrant par exemple que les Assad ne s’intéressent vraiment qu’aux États-Unis, mais acceptent de jouer avec des partenaires de puissances moyennes comme la France. Il demeure que le livre de Manon-Nour Tannous constitue dorénavant le point de départ pour qui veut comprendre la Syrie contemporaine, sa relation à la communauté internationale et, plus largement, pour qui veut saisir la complexité et la richesse des relations entre acteurs occidentaux et orientaux. L’aisance du style, la finesse des appréciations et le rythme soutenu ne font que rendre cette découverte des plus agréables.
[1] - David W. Lesch, Syria and the United States: Eisenhower’s Cold War and the Middle East, -Boulder, Westview, 1992.