
Picasso. Chefs-d'oeuvres !
Le projet Picasso Méditerranée (2017-2019) a tissé un réseau international de partenaires pour explorer le colossal fonds d’archives du musée Picasso (plus de 200 000 documents). En contrepartie de prêts du musée parisien, une soixantaine d’institutions méditerranéennes ont joué le jeu du kaléidoscope, chacune avec son angle d’approche.
Dans ce contexte d’émulation scientifique et pédagogique, le parcours chronologique « Picasso. Chefs-d’œuvre ! » est scandé par ces moments-clés où la question du chef-d’œuvre se pose et évolue, pour Picasso et ses critiques contemporains. Science et charité (1897) l’impose parmi ses pairs espagnols dès l’âge de seize ans. Quelle distance entre cette prouesse académique et les Demoiselles d’Avignon, geste inaugural et fracassant du cubisme ! La comparaison des études préparatoires respectives suffit à prendre la mesure de la révolution accomplie entre 1897 et 1907. Que s’est-il passé entre-temps pour que le jeune prodige renonce à l’aisance technique ? Quel besoin a-t-il eu de conquérir un langage neuf, au goût de « pétrole », selon le mot de Braque ? Présentée dans une exposition simultanée, « Picasso bleu et rose » au musée d’Orsay, la décennie 1900-1906 est celle des recherches et des galères. « Nous ne faisons pas des chefs-d’œuvre, nous, nous nous moquons de faire des chefs-d’œuvre, nous faisons des études, des exercices, nous travaillons. »
Dans « Picasso. Chefs-d’œuvre ! », les séquences continuent de surprendre après 1907, tant Picasso déjoue toute possibilité d’une œuvre définitive. Les trois Baigneuses par exemple, réalisées en février 1937, et Les Femmes à leur toilette, daté de l’hiver 1937-1938, explorent deux modes plastiques distincts : le travail en série et le papier peint, version collage monumental. Ces deux puissantes expressions répondent à un même moment hanté par la menace et l’inquiétude : la vie quotidienne est tourmentée par trois femmes aimées (Olga, Marie-Thérèse et Dora) et la guerre gronde en Espagne. La même année que Guernica (réalisé au printemps), elles apparaissent aussi comme ses deux envers complémentaires. Quel est le chef-d’œuvre ? « Picasso ne refuse pas les morceaux de bravoure mais il ne s’y limite pas », explique Émilie Bouvard, la commissaire de l’exposition.
La séquence des papiers déchirés, capsules et autres fils de fer, ces objets quotidiens et dépourvus d’aura, dégage une poésie poignante. En demandant à Brassaï de venir les photographier, Picasso souhaitait manifestement que nous leur prêtions toute notre attention. Capable de relever le défi Guernica à la demande des républicains espagnols, Picasso s’amuse à conjuguer le « petit rien » et le magistral. L’inventivité de Picasso se révèle fertile parce que vivante, instable et tâtonnante. Rien n’y est jamais acquis, ni passé, ni futur : « l’art qui n’est pas dans le présent ne sera jamais », disait-il.
À le regarder travailler, cette confiance qu’il fait au présent impressionne. C’est à la fois parce qu’il s’y tient résolument ancré et parce qu’il doute que son langage d’artiste est aussi percutant ; la détermination et l’incertitude sont aussi nécessaires l’une que l’autre à l’acuité de son œil. Cette œuvre dépasse son propre contexte et vient secouer le nôtre : son élan créatif est un véritable moteur désirant pour explorer nos possibles et impossibles contemporains.
Hélène Mugnier