Former l’élite. L’École nationale des cadres de l’État français, Uriage, 1940-1942
Musée de la résistance et de la déportation de l’Isère, Maison des sciences de l’homme-Alpes. Du 17 novembre 2017 au 21 mai 2018 Uriage : de l’École des cadres à l’héritage culturel, Journée d’études, Grenoble, 1er mars 2018
C’est dans la salle de l’ancien tribunal de Grenoble, sous les plafonds ornés des mots Lex et Jus, que s’est tenue le 1er mars 2018, dans le cadre de l’exposition présentée au Musée de la résistance et de la déportation de l’Isère, la journée d’études « Uriage : de l’École des cadres à l’héritage culturel[1] ».
Le public était nombreux, installé aussi bien sur le banc des accusés que sur ceux de l’accusation. Il ne s’agissait pourtant pas de faire à nouveau le procès de cette école, comme en 1981 au temps de la parution de l’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy, mais d’envisager tous les Uriage, puisque trois écoles de cadres furent fondées dans ce château de l’Isère entre 1940 et 1945.
Parler d’Uriage, c’est donc nécessairement parler d’expériences variées, voire opposées, qui se sont succédé dans un même lieu et dans un laps de temps très court. Le risque de confusion, toujours présent, nécessite de mettre en place une chronologie fine et des études biographiques précises des participants à ces expériences de temps de guerre.
La première école d’Uriage, fondée par Pierre Dunoyer de Segonzac en 1940 et dissoute par Vichy en janvier 1943, est la plus étudiée. Elle servit d’appui aux analyses de l’historien Zeev Sternhell quand il la considéra comme le lieu où s’incarna la collaboration d’un certain nombre d’intellectuels issus de la revue Esprit avec Vichy[2]. Une fois cette école fermée, à la demande de Pierre Laval, une école de cadres de la Milice prit sa place ; à son tour elle fut remplacée, à la Libération, par une école de cadres Ffi (Forces françaises de l’intérieur).
Les historiens présents se sont attachés à définir précisément la nature de chacun de ces projets. Jean-Marie Guillon, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille, a tenu à se démarquer d’une école historique qui a pensé la possibilité d’être à la fois vichyste et résistant. Il a ainsi affirmé que Vichy n’était pas un bloc et avancé que cette première école d’Uriage, fondée dès la défaite de 1939 et très inspirée de la pensée d’Emmanuel Mounier, montrait la complexité de la Résistance et du processus qui y conduisit. Point de « vichysto-résistants » dans ce premier Uriage, selon Jean-Marie Guillon, mais des individus qui passèrent progressivement d’un soutien à la Révolution nationale du Maréchal à la Résistance. Car c’est bien de cette expérience que naîtront en 1943 et 1944 des vocations de résistants.
De son côté, l’historien Tal Bruttmann analysa le rôle de l’école de la Milice, qui s’installa dès février 1943 dans ce même château. Contrairement au premier Uriage, cette école rassemble d’anciens militaires, dont elle doit faire des cadres destinés à devenir les chevaliers du Maréchal. Influencée à la fois par la SS et par l’organisation des Croix-de-Feu d’avant-guerre, Uriage veut créer une élite capable de gouverner mais n’en a pas les moyens. L’analyse de Tal Bruttmann montre précisément la distinction entre les ambitions affichées et les capacités réelles de formation de cette école, qui se trouvait à la tête d’un réseau de formation de l’élite milicienne.
L’après-midi, Gil Emprin et Guy Saez présentèrent quelques destins d’après-guerre de ceux qui avaient vécu la première expérience de l’école de cadres entre 1940 et 1942 mais aussi la tentative d’une école de cadres Ffi installée dans le même lieu entre 1944 et 1946, qui voulait passer par-dessus l’école milicienne pour faire le pont avec la structure fondée en 1940.
Philippe Franceschetti détailla une expérience voisine et semblable à celle voulue par Dunoyer de Segonzac, lancée par Antoine Mauduit au château de Montmaur dans les Hautes-Alpes. C’est là qu’il crée une structure pour prisonniers de guerre, La Chaîne, à la fois communauté marquée par l’image des moines-soldats et filière d’évasion et d’accueil de réfractaires et de prisonniers de guerre. Philippe Franceschetti note les nombreux liens qui unissent le premier Uriage et Montmaur, tant à propos du charisme du chef que dans la primauté du spirituel en rupture avec le « Politique d’abord » de Charles Maurras. À Montmaur passent aussi bien François Mitterrand que des enseignants de la première école d’Uriage, qui pensent tous la France comme une communauté à rebâtir.
Cette journée d’étude, organisée par la Maison des sciences de l’homme-Alpes sous la direction d’Olivier Vallade, petit-fils de Lucie et Raymond Aubrac, a montré combien l’expérience d’Uriage, dont l’étude fut d’abord commencée par Bernard Comte, pouvait encore aujourd’hui ouvrir de pistes de recherches et de réflexion, en l’élargissant par exemple à une comparaison avec les autres expériences du même type qui naissent en Europe à la même période, ou encore à une analyse approfondie des trajectoires biographiques des anciens de l’École des cadres fondée par Pierre Dunoyer de Segonzac. La plupart d’entre eux, notait en effet Gil Emprin, ne se sont pas engagés dans des partis politiques après-guerre, ni plus tard : faut-il y voir une méfiance envers les organisations partisanes, ou la volonté de privilégier d’autres modes de transformation de la société, plus diffus, passant par le service de l’État (Paul Delouvrier), le journalisme (Hubert Beuve-Méry), la direction de revue (Jean-Marie Domenach) ou l’action culturelle (Joffre Dumazedier) ?
Emmanuel Laurentin
[1] - C’est aussi le titre du catalogue de l’exposition, publié par le département de l’Isère.
[2] - Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 1983.