
Tunisie : la révolution trahie
Juriste, ancien doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis (1993-1999), Yadh Ben Achour connaît aussi bien le droit public que les théories politiques islamiques. Ancien membre du Conseil constitutionnel tunisien (1988-1992) et ancien président de la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique (2011), il est également un observateur avisé de la vie politique tunisienne. Il vient de publier L’Éthique des révolutions (Maison des sciences de l’homme, 2023).
En 2019, vous écriviez que la liberté politique était sortie triomphante de l’épreuve révolutionnaire tunisienne, mais que la justice sociale peinait à se réaliser1. Le diriez-vous encore aujourd’hui ?
Sans hésitation, au sujet de la justice sociale. Hélas, pour la liberté politique, le triomphe s’est transformé en cauchemar. Ni les régimes qui l’ont précédé, ni le régime actuel ne sont arrivés à résoudre ce problème de la justice distributive. On en parle abondamment, on construit des projets parfois chimériques, on prononce des discours, on trace des perspectives nouvelles, ou prétendument nouvelles, comme « l’édification par la base » (Al Binâ al Qâ’idi), on accuse « les prévaricateurs, les corrompus, les traîtres », coupables d’affamer le peuple, on promet monts et merveilles, mais la distance entre la parole et l’action est sidérale. La précarité de la condition sociale des plus défavorisés, le chômage, l’inflation à deux chiffres, la déscolarisation, le surendettement de l’État, le désespoir de la jeunesse et la recherche de l’exil à tout prix, y compris celui de la mort, les pénuries de produits de première nécessité et de médicaments, la situation calamiteuse des infrastructures et des services publics de transport, de santé et d’éducation, l’écœurante malpropreté des cités et des forêts, la gestion des déchets et la protection de l’environnement sont dans un état perpétuel d’aggravation. Il faut concéder que la solution de ce problème est bien plus complexe que celle de la liberté. Quand la dictature tombe, la frayeur prend la fuite avec elle, et la liberté fleurit. Cela peut se passer du jour au lendemain comme dans la Tunisie du 14 janvier 2011. En revanche, les questions d’infrastructures et de justice distributive nécessitent des politiques à long terme sur le plan de l’investissement, de l’éducation, de la culture et de la santé. Et la plupart des révolutions échouent sur cette question. À ce niveau, par conséquent, le problème reste entier.
Mais le malheur, c’est que tout ce que nous avons réalisé grâce à la révolution du 14 janvier 2011, nous sommes en train de le perdre par un retour pervers et programmé de la dictature. Les choix du président actuel sont entièrement dirigés vers un seul objectif, l’instauration d’un pouvoir personnel absolu. Cela a commencé par le coup du 25 juillet 2021 et s’est poursuivi avec cet hallucinant décret no 117 du 22 septembre 2021, qui donne au président de la République tous les pouvoirs, exécutif, législatif et même constituant. Sur le plan juridique, ce décret est l’une des plus effroyables monstruosités de l’histoire du droit constitutionnel. La plupart des juristes de notre pays l’ont condamné fermement, parce qu’il porte toutes les potentialités de la dictature. Ces potentialités sont devenues réalité. Certains intellectuels tunisiens n’ont pas senti ou pas compris ces risques dès le début. Ils ont signé en octobre 2021 une pétition pour affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une dictature, oubliant que dès qu’un homme accapare des compétences juridiques d’exception, la dictature est dans la salle d’attente. C’est irrémédiable. Parmi les grandes victimes de cette régression, se trouve la liberté de la presse, directement visée par le décret-loi scélérat no 54 du 13 septembre 2022, dont la substance est de museler la presse. L’arrestation de Noureddine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM, qui suit une ligne éditoriale indépendante et critique, constitue un témoignage frappant de cette politique répressive.
Dans notre pays, l’État de droit a totalement disparu.
Malgré des échecs répétés, Kaïs Saïed a poursuivi son œuvre de démembrement de l’État, pièce par pièce, en vue de le mettre sous sa seule autorité : dissolution de l’Assemblée des représentants du peuple, mise sur pied d’une nouvelle instance électorale acquise au régime, création d’un nouveau conseil supérieur de la magistrature, dont les nominations dépendent du président, limogeage de cinquante-sept magistrats pour divers motifs de corruption ou de mœurs qui se sont avérés totalement injustifiés pour la majorité d’entre eux. En fait, cette majorité refusait de se mettre au garde-à-vous. Ces révocations injustes ont provoqué une réaction très ferme de l’Association des magistrats tunisiens et une grève générale de la magistrature qui a duré un mois (juin 2022). Le Tribunal administratif a prononcé le sursis à l’exécution de quarante-neuf des cinquante-sept révocations. Leur illégalité était manifeste. La Cour africaine des droits de l’homme a jugé que le décret no 117 violait aussi bien le droit interne tunisien que le droit international. Aucune suite n’a été donnée à toutes ces décisions de justice. Dans notre pays, l’État de droit a totalement disparu. Nous sommes dans le régime du fait accompli et du coup d’État permanent.
À cela, on oppose l’argument de la légitimité. On rétorque que le président bénéficie d’une légitimité incontestable pour la raison que la majorité du peuple soutient sa politique. Tout d’abord, il faut rappeler que cette division de la légitimité et de la légalité est une idée fallacieuse. Seul un esprit superficiel peut séparer ces deux concepts fondamentaux de l’institution démocratique. La légitimité donne à la démocratie sa forme et son fondement ; la légalité lui donne sa substance. La légalité, c’est la moralité de l’État démocratique. Par ailleurs, de quelle légitimité s’agit-il ? Il s’agit en vérité d’une légitimité supposée, purement hypothétique, jamais démontrée. Pour le comprendre, il faut interroger les faits et, en particulier, les résultats électoraux. En 2019, Kaïs Saïed a été élu au second tour avec plus de 70 % des voix. Sa légitimité était alors incontestable. Mais que s’est-il passé depuis ? Entre janvier et mars 2022 est organisée une consultation populaire électronique, engagée par le président, sur les questions politiques et sociales. Malgré les pressions et les manipulations, seulement 500 000 personnes ont participé à cette consultation, d’après les chiffres officiels. Il s’agit d’un échec. Mais qu’à cela ne tienne ! Kaïs Saïed poursuit sa route. En mai 2022, il crée une commission nationale consultative pour la fondation de la nouvelle république. Elle est chargée, en principe, de préparer un projet de constitution qui serait soumis au référendum. Les deux comités de la commission nationale (affaires économiques et sociales et affaires juridiques) sont contestés. Le comité des affaires économiques réunit quelques rares représentants des partis ou organisations nationales. Le comité juridique a été boycotté par les doyens des facultés qui devaient y figurer, et cela à la demande de leurs collègues qui ont signé une pétition en ce sens. Cette commission consultative nationale a donc été une coquille ridiculement vide. Malgré cela, elle a poursuivi son travail, préparé une constitution et l’a soumise à Kaïs Saïed. Il n’en a cure et rédige lui-même un projet de constitution, d’une étonnante faiblesse technique, de goût et de rédaction, agrémentée de certaines contre-vérités historiques dans le préambule. Ce texte est publié au Journal officiel le 30 juin 2022, avec des erreurs si grossières qu’il a fallu le corriger voire l’amender. Une deuxième version est alors publiée quelques jours plus tard, le 8 juillet, avec quarante-six modifications ! Admirons, au passage, le sérieux et la rigueur du travail accompli. À ce stade, nous avons quitté toute rationalité, nous sommes dans le pathologique. Le projet est soumis au référendum le 22 juillet 2022. Moins de 30 % du corps électoral participe à ce référendum. C’est encore un échec. Mais le chiffre qui sera évidemment retenu par les autorités est celui des 94 % de « Oui ». Le comble est atteint avec les dernières élections législatives pour l’Assemblée des représentants du peuple : à peine 11 % du corps électoral participent aux deux tours. Encore un échec ! Mais là encore s’ouvre la corne d’abondance de l’interprétation présidentielle : les 90 % d’abstentions ne constituent pas un désaveu, mais l’expression d’une hostilité à l’égard du parlementarisme ! Pourtant, ce parlementarisme n’était que celui du seul président et de sa constitution. Je vous laisse juger la contradiction.
La nouvelle Constitution prétend garantir les objectifs de l’islam. Une telle clause menace-t-elle la liberté de conscience et les droits des femmes ?
La partie consacrée à la garantie des droits et libertés dans la nouvelle Constitution, largement inspirée de celle de 2014, ne pose pas de problème. En effet, la nouvelle Constitution garantit expressément aussi bien la liberté de conscience que les droits des femmes. Il existe en revanche un souci au sujet du nouvel article 5. Ce dernier dispose : « La Tunisie constitue une partie de la nation islamique. Seul l’État doit œuvrer, dans le cadre d’un régime démocratique2, à la réalisation des préceptes de l’islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté. » Cet article, directement inspiré des ouvrages de « téléologie charaïque » (maqâsid al Sharia), risque de provoquer des interprétations remettant en cause certains acquis, comme les droits des femmes, ou remettant en selle une nostalgie juridique identitaire. Cela pourrait, malgré la disposition constitutionnelle (article 27), toucher la liberté de conscience. Mais le problème qu’il faut soulever n’est pas véritablement d’ordre constitutionnel, mais d’ordre politique et culturel : il s’agit de l’ambiance générale ou du climat « intégriste » qui caractérise le régime actuel.
Pouvez-vous préciser ce point ?
Les droits des femmes étaient déjà menacés, avant même la Constitution de 2022. En août 2020, Kaïs Saïed avait stoppé les avancées réalisées par la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), lancée en 2017 par le président Béji Caïd Essebsi, notamment l’égalité successorale entre hommes et femmes. D’après Kaïs Saïed, cela était contraire à des dispositions claires du Coran. Ces positions doivent être comprises à la lumière des idées générales du président, extrêmement conservatrices. Sa culture en matière philosophique et de droits de l’homme est limitée. Sur la peine de mort, les droits des minorités sexuelles, l’égalité entre les hommes et les femmes, la laïcité, l’identité, la culture, la nation, l’État, l’exercice du pouvoir, on peut, en simplifiant, affirmer que ce sont des idées régressives.
Il vient récemment d’en donner une preuve par ses positions sur la présence des minorités subsahariennes en Tunisie. Je ne conteste nullement le droit pour chaque État de réglementer, limiter ou conditionner, au vu de ses intérêts nationaux, la présence des étrangers sur son sol. Ce qui est choquant, c’est que, dans sa déclaration du 21 février 2023, Kaïs Saïed a clairement affirmé qu’il existait en Tunisie, depuis le début du siècle, une entreprise criminelle qui visait à changer la composition démographique de la Tunisie, pour l’éloigner de son identité arabo-islamique. Dans cette déclaration, il a précisé que des parties – lesquelles ? – auraient reçu des fonds afin d’introduire en Tunisie des immigrés subsahariens en dehors du cadre légal en vue de transformer la Tunisie en un pays uniquement africain, au détriment de son appartenance aux deux nations arabe et islamique. Dans cette même déclaration, il a dénoncé ces « hordes de migrants clandestins », responsables de violences et de délits. Cela a évidemment suffi pour déclencher des attitudes hostiles et même une vague de violences à l’égard des migrants subsahariens. Le plus regrettable, dans cette affaire, c’est qu’elle nous révèle l’existence d’un racisme latent en Tunisie qui ne s’exerce pas à l’égard des seuls subsahariens, mais des Tunisiens de peau noire également.
C’est une faute inexcusable de la part d’un État qui, au lieu d’éduquer son peuple et d’élever son niveau de valeurs et de culture, l’enfonce dans ses instincts primaires et son « beuglement sauvage ». Les effets culturels du populisme sont dévastateurs. Pour ma génération qui a pleinement vécu l’époque bourguibienne, l’expérience actuelle ressemble à une descente aux enfers. Bourguiba était un éducateur qui appelait le peuple à se débarrasser des tendances obscures qui l’enchaînaient au sous-développement et à l’arriération morale et culturelle. Actuellement, le pouvoir cultive ces tendances : l’identité frileuse et repliée sur elle-même, la vengeance, la haine de l’étranger, la souveraineté illusoire. Sur ce dernier point, il est comique de constater que, dans le même temps qu’il chante l’opéra de la souveraineté, le pouvoir n’arrête pas de crier famine auprès des organisations internationales et des États étrangers, les priant de lui accorder quelques subsides !
La nouvelle Constitution ne mentionne plus la neutralité des forces de sécurité. Les récentes arrestations d’opposants politiques ne font-elles pas craindre une dérive autoritaire du régime ?
En avril 2021, bien avant le coup du 25 juillet 2021, l’actuel président avait mis l’accent sur le fait que, d’après lui, toutes les forces armées, civiles et militaires, ne pouvaient relever que du seul président de la République, ce qui est, du point de vue du droit public à l’époque, à moitié faux. C’était le signe annonciateur d’un projet d’embrigadement de l’État sous les ordres du président, soutenu par les forces armées. Ce projet correspond tout à fait à la méfiance viscérale de Kaïs Saïed à l’égard des partis politiques, des corps constitués, des organisations de la société civile et du régime représentatif. Après le coup d’État contre la Constitution, Kaïs Saïed a révélé une sorte de prédilection surprenante pour s’adresser au peuple tunisien souvent tard dans la soirée, à partir des locaux du ministère de l’Intérieur et, plus récemment, des casernes de la garde nationale, ce qui est le symbole d’un chef qui n’est à l’aise que dans le cadre sécuritaire. Appelons les choses par leur nom : cela s’appelle un État policier. Nous pouvons fort bien convenir que, pour mettre à exécution des réformes visant à lutter contre la corruption, à assainir les rouages de l’État, notamment la justice et les administrations, un responsable politique doit disposer d’un État ayant une forte autorité morale et matérielle. De là à démembrer les institutions de l’État, pour les remplacer par un État policier, il y a un pas qu’on ne peut franchir.
Les récentes arrestations d’un certain nombre de figures de l’opposition, accusées d’être des conspirateurs contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État, et pour crimes terroristes et tentatives d’assassinat du chef de l’État, en sont une parfaite illustration. En effet, tout d’abord, alors même que ces arrestations ont eu lieu depuis plus d’un mois, aucune preuve tangible n’a été soumise au débat judiciaire, ni mise entre les mains des avocats. Les interventions des différents avocats soutiennent avec des arguments convaincants que les dossiers sont vides et n’ont d’autres motifs que politiques. Face à cela, les autorités judiciaires sont mutiques. Ensuite, les arrestations ont eu lieu dans des conditions de précipitation, et parfois de violence, qui sont contraires aux règles de procédure les plus élémentaires, y compris celles de la loi sur le terrorisme, artificiellement mise en application, dans le but évident de recourir à des procédures allégées. De plus, Kaïs Saïed s’est permis d’affirmer publiquement que tous ceux qui innocentent les auteurs de ces supposés crimes deviennent ipso facto leurs complices : la présomption d’innocence est bafouée. Les menaces et pressions sur les juges et les procureurs sont devenus le quotidien de la justice, qui est terrorisée. Enfin, toujours d’après les avocats des opposants politiques embastillés, ces derniers se trouvent dans des conditions de détention indignes et inhumaines. Cela est contraire aux engagements de la Tunisie en matière de droits de l’homme et à la Constitution. Tant que le pouvoir et ses autorités judiciaires n’auront pas apporté un contrepoint sérieux et convaincant aux allégations de la défense, on ne peut faire autrement que de les tenir pour véridiques.
Voilà où en est la Tunisie de la révolution. Aujourd’hui, les autorités demandent des comptes. Mais elles le font dans des conditions tellement scandaleuses que, demain, ce sont elles qui devront en rendre compte.