Bioéthique et anonymat des dons : le projet Bachelot esquive l'essentiel (entretien)
Esprit – Pourquoi la question de l’anonymat des dons est-elle à ce point centrale dans les débats actuels sur la bioéthique ?
Irène Théry – L’anonymat n’est pas une question comme les autres parce qu’elle joint deux questions cruciales pour tout débat sur la bioéthique, celle des droits fondamentaux de la personne et celle du sens et de la valeur que nous donnons aujourd’hui à l’assistance médicale à la procréation (Amp) avec tiers donneur.
Commençons par les droits de la personne, en l’occurrence des droits des enfants nés grâce à un don. Ils ont été les grands oubliés de toute la problématique médicale qui a pensé les dons de gamètes par analogie avec les dons du sang, alors qu’ici le don est fait pour aboutir à une naissance, ce qui n’est pas rien ! Juridiquement, cela implique de penser avant toute chose au sort et aux droits des enfants. Il y a quarante ans, on ne pensait pas que l’intérêt de l’enfant puisse être différent de l’intérêt des parents tel qu’on le définissait alors : pouvoir garder secret le recours au don et permettre au mari stérile de devenir un « vrai père » en passant pour le géniteur. On ne s’est pas rendu compte que l’anonymat, plus encore le secret, fabriquait de toutes pièces une catégorie d’enfants à part, la seule dont la loi avait décidé qu’elle ne pourrait pas obtenir de réponse à la question qui pour tous les autres est si importante : « À qui dois-je d’être né ? » Beaucoup ne comprennent toujours pas pourquoi cette privation de principe, imposée par une puissance tutélaire qui détient l’information comme un secret d’État dans des dossiers cadenassés, est grave. Ils nous disent « mais tout le monde ne connaît pas ses géniteurs… ». Certes, mais ce qui est en jeu ici est très différent, c’est le fait qu’on prétende que vous êtes né d’un « matériau interchangeable ». Ce discours repose sur une ubris médicale inouïe : prétendre que les médecins donnent la vie – en utilisant des gamètes-médicaments en stock dans leurs cuves d’azote liquide – alors qu’ils ne font que contribuer à la transmettre. Cette prétendue création médicale vous transforme en origine de vous-même, vous prive de bénéficier du sens que l’on accorde dans toutes les sociétés humaines à la condition commune de mortalité en mettant en valeur et en signification la chaîne de la transmission de la vie qui lie les vivants, les morts et les non-encore nés…Et tout cela inutilement, car derrière le don, il y a le donneur, et que l’enfant est né non pas d’un matériau mais d’une personne, comme tous les autres êtres humains.
Pour prendre la mesure de ces enjeux, pensons simplement à l’interdit de l’inceste. Qui peut croire, à l’heure des adoptions et des recompositions familiales, que le sentiment d’interdit de l’inceste s’arrête aux seules personnes qui ont un statut juridique dans la filiation ? Il n’y a rien de plus légitime que de vouloir et pouvoir ne pas coucher avec son donneur, ou sa donneuse, ou son demi-frère ou sa sœur biologique…Le sentiment d’être mis à part de la commune humanité commence là, quand on vous dit : « Oui, mais rassurez-vous, il y a peu de chances statistiquement. » Mais depuis quand l’inceste est-il une question de statistiques ? Comment ne voit-on pas que c’est une aberration d’instituer ces engendrements par Amp avec tiers donneur et ensuite de priver les individus qui en naissent de toute possibilité de s’identifier mutuellement, parce qu’un Big Brother doté des meilleures intentions dirige leur vie à leur place et fait des statistiques ? Comment l’individu va-t-il alors s’inscrire dans la dimension fondamentalement relationnelle de la vie humaine ? C’est la question que soulève l’anonymisation des donneurs, qui est un peu le comble de la tentation tutélaire en droit : on reconnaît l’enjeu de l’inceste, puisqu’on limite le nombre d’enfants qui peuvent être conçus à partir d’un même donneur, et on refuse aux gens concernés toute possibilité de régir eux-mêmes leurs relations. Pour eux, chacun est par définition une énigme : est-ce lui, est-ce elle ? En transformant les donneurs en fantômes errants, ni morts ni vivants, sans nom ni visage, on prive les enfants de la possibilité de s’approprier leur propre vie, d’intégrer personnellement la façon particulière dont la vie leur a été transmise. Pour leur propre bien, voire pour les défendre contre eux-mêmes et leur prétendu « biologisme », on veut les maintenir éternellement en enfance et leur ôter, comme aurait dit Tocqueville, « le trouble de penser et la peine de vivre ». Où sont les valeurs fondamentales de la démocratie ? Où sont les droits de l’homme ?
La grande nouveauté, que j’explique de façon détaillée dans mon livre, est que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a changé. Il y a seulement dix ans, les notions de filiation et d’identité personnelle étaient encore mal distinguées et cette confusion empêchait d’entendre ce qu’il y avait de neuf dans les revendications des enfants nés de dons, et revendiquant l’accès à leurs origines. Ils avaient beau clamer qu’ils avaient déjà des parents, les aimaient et n’en voulaient pas d’autres, mais qu’ils refusaient d’être privés de l’accès à leur propre histoire par un pouvoir tutélaire abusif, on les accusait immanquablement de chercher des « vrais » parents et de vouloir « biologiser la filiation » ! Désormais, la jurisprudence de la Cedh consacre un véritable droit à l’identité personnelle, nettement distinguée de la filiation, comme l’explique la juriste Laurence Brunet dans un remarquable article de synthèse1. C’est dans cet esprit que tant de pays démocratiques ont changé. Désormais l’enfant aura de droit, à sa majorité, accès à l’identité de son donneur. À lui seul de décider s’il souhaite ou non la connaître, ce choix lui appartient. En lui accordant ce droit fondamental de choisir, on reconnaît qu’il n’est pas né d’un « matériau de reproduction interchangeable » mais bien d’une personne qui, par son geste, a permis à ses parents de l’engendrer. Cet enfant cesse alors d’être traité en passager clandestin du système occidental de parenté, il redevient « un humain comme les autres ».
Vous disiez qu’il y a deux grands enjeux à l’anonymat ; on comprend bien celui des droits de l’enfant, plus largement des droits la personne. Quel est l’autre ?
Le second point essentiel est que l’anonymat n’est pas un simple enjeu intersubjectif. Selon qu’on le maintient ou l’abolit, l’Amp avec tiers donneur change de sens. Il y a quarante ans, les pays qui ont organisé les premiers dons de sperme ont adopté spontanément un modèle Ni vu ni connu, conforme aux représentations familiales de l’époque. L’anonymat permettait d’oublier le don, d’effacer le donneur, et d’organiser une pseudo-procréation charnelle où tout était fait pour faire passer le mari stérile pour le géniteur. Mais peut-on continuer de sacrifier à une conception désuète de la virilité ou de la bienséance matrimoniale à l’heure de l’égalité des sexes, de la diversité des parcours biographiques et quand l’enjeu est d’instituer un droit de la famille à la fois commun et pluraliste ?
Les nombreux pays européens qui ont abandonné le principe d’anonymat (Suède, Suisse, Autriche, Islande, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Finlande, Belgique…) ont décidé d’en finir avec ce vieux modèle, ses dénis et ses mensonges et de lui substituer une autre idée de l’Amp, considérant qu’il revient au droit de fixer la règle du jeu, pour que chacun puisse désormais assumer sa place et répondre de ses actes. Un nouveau modèle de responsabilité se profile alors. On ne veut plus que le recours au don soit traité par la société comme une façon plus ou moins honteuse de faire des enfants. On valorise les donneurs et donneuses pour le sens de leur geste, au lieu de les réduire au rôle de fournisseurs anonymes de matériau pour laboratoires. On assume de passer d’une logique du ou (le parent ou le donneur) à une logique du et (l’enfant a des parents et un donneur), autrement dit d’une logique de la rivalité à une logique de la complémentarité des rôles et des places. On revendique enfin d’avoir su répondre à la détresse des couples en inventant, entre la procréation et l’adoption, une troisième voie pour devenir parent : l’engendrement avec tiers donneur.
On comprend alors pourquoi ces mêmes pays ouvrent aussi très souvent l’Amp aux couples de même sexe : leur demande n’est jugée « impossible » qu’aussi longtemps qu’on maquille le recours au don en pseudo-procréation charnelle. Cette question est capitale, c’est pourquoi j’ai consacré tout un chapitre de mon livre à l’homoparentalité, en critiquant de façon assez vive les thèses du psychanalyste Jean-Pierre Winter dans son livre Homoparenté2 paru il y a quelques mois. Il prétend que les lesbiennes qui vont en Belgique pour obtenir une Amp avec don de sperme auraient le fantasme d’imposer à l’enfant l’idée qu’elles ont pu « se faire faire un enfant » en « se passant de l’autre sexe ». Mais c’est lui qui ne voit pas qu’il inscrit toute sa réflexion dans un seul horizon, le modèle français de pseudo-procréation charnelle, modèle pseudo-thérapeutique qui pour cette raison même est réservé aux couples hétérosexuels souffrant d’une stérilité pathologique ! Il transforme les couples homoparentaux en boucs émissaires des contradictions du modèle français, et ce qu’il nomme gratuitement des « fantasmes homosexuels », ce sont en réalité les montages de l’Amp à la française, qui permet aux couples hétérosexuels, et à eux seuls, de prétendre qu’un enfant fait à trois aurait été fait à deux… La Belgique, comme bien d’autres pays, reconnaît au contraire qu’on a créé une manière nouvelle de faire des enfants, par la collaboration de deux parents et d’un donneur. Pour penser cette collaboration, je propose dans mon livre une distinction que je crois utile, entre « engendrer » et « procréer ». Le couple des parents qui reçoivent le don engendre bel et bien l’enfant, puisque c’est à eux deux qu’il devra de venir au monde, alors même que l’un procrée et l’autre pas. Le donneur, de son côté procrée (il est le géniteur, sans son concours l’enfant n’aurait pu être conçu et ne serait pas l’individu qu’il est), mais il n’engendre pas : il n’a fait don de sa capacité procréative que pour permettre à d’autres d’engendrer, il a fait au sens propre un « don d’engendrement ». C’est un don sans abandon ni adoption, et en reconnaître la spécificité est capital pour la pensée des droits, comme l’explique très bien le rapport rédigé par Geneviève Delaisi de Parseval et Valérie Depadt-Sebag pour la fondation Terra Nova3. Mais je crois aussi que prendre en compte la spécificité du don d’engendrement change le regard que l’on peut avoir sur l’accès des couples de même sexe à l’Amp avec tiers donneur.
En effet, dès lors qu’on assume la réalité de cette pratique sociale, on admet que l’enfant a été fait à plus de deux personnes : au minimum trois, un couple et un donneur, assistés de l’institution médicale et encadrés par des règles de procédure permettant l’inscription de l’enfant dans sa filiation sans aucune ambiguïté. Comment ne pas comprendre qu’un couple de lesbiennes (par exemple) qui, par définition, ne peut pas procréer ensemble mais qui néanmoins souhaite engendrer ensemble, pense que cette possibilité existe dans les moeurs de nos sociétés, puisque c’est déjà ce que font les couples de sexe opposé qui recourent à l’Amp avec donneur ? C’est en fait dans des cadres sociaux déjà inventés et déjà tracés pour les couples hétérosexuels, mais ne requérant pas en eux-mêmes que la sexualité du couple soit potentiellement procréative, qu’a pu naître et croître un imaginaire de l’engendrement à deux parents de même sexe. On perçoit bien, alors, le rapport étroit qui existe entre le modèle français et le rejet de la demande des couples de même sexe : c’est paradoxalement, parce que l’on maquille en procréation à deux un engendrement qui a supposé le concours d’un tiers, qu’on peut s’appuyer ensuite sur cette falsification pour décréter « folle » la demande de ceux qui ne peuvent pas procréer, comme le fait Jean-Pierre Winter.
Le projet de loi va bientôt être en discussion, pourquoi les propositions de Roselyne Bachelot sur l’anonymat ne vous paraissent-elles pas satisfaisantes ?
Le projet de loi bioéthique est fermé à presque tous les changements importants proposés ces dernières années, que ce soit sur l’accès des couples homosexuels à l’Amp, sur la gestation pour autrui encadrée, etc. Sur l’anonymat, c’est vrai qu’il aurait pu être pire, car il existe à droite un courant très conservateur, hypertradionaliste en matière familiale, et qui s’est beaucoup investi sur la bioéthique en la personne du député Jean Leonetti. On ne peut pas imaginer d’adversaire plus acharné de la levée de l’anonymat. Il s’appuie avant tout sur un courant psychanalytique lacanien très dogmatique (Christian Flavigny, Pierre Lévy-Soussan…) pour lequel lever l’anonymat, c’est la mort de la famille, la destruction du symbolique, le triomphe du « biologisme » ! Pour contrer le spécialiste des Secrets de famille, son collègue Serge Tisseron qui avait parlé de « rapt des origines » pour soutenir les jeunes qui revendiquent la levée de l’anonymat, Lévy-Soussan a même défendu l’idée que sortir le donneur de l’ombre serait un « kidnapping des origines », car celles-ci ne sont, bien entendu, que dans le « désir » des parents. En opposant en permanence « l’amour » (qui est bien) et « les gènes » (qui sont mal), Leonetti a joué de façon très habile sur la confusion entre le débat sur l’identité nationale, où la notion d’origine selon Mariani et Hortefeux était scandaleuse car elle mélangeait complètement la filiation et la procréation (uniquement pour les étrangers candidats à l’immigration), et la revendication des jeunes adoptés ou nés de dons qui, exactement à l’inverse, emploient le mot « origine » pour bien dire qu’ils ne cherchent pas des « parents » – la confusion a parfois été hallucinante. Et le débat politique préparatoire à la révision des lois de bioéthique en a plongé plus d’un dans la confusion, même à gauche… Roselyne Bachelot n’est pas si naïve. Elle appartient à l’aile la plus ouverte de la majorité aux évolutions de la famille, on l’a vu dans le passé sur le Pacs. Elle est forcément informée sur ce qu’ont fait les autres démocraties comme sur la jurisprudence de la Cedh. Mais quoi qu’elle pense, elle doit composer avec son aile traditionaliste. Son projet de loi ne s’élève à la hauteur d’aucun de ces grands enjeux de sens et de valeurs en matière d’accès aux origines. Il n’assume pas que le rôle du droit est d’abord d’énoncer pour tous la règle du jeu, mais s’en lave les mains et remet aux individus le soin de se débrouiller entre eux comme ils pourront. Il n’admet pas que le droit à l’identité personnelle est un droit fondamental de la personne, puisqu’il ne touche pas à la règle mais se contente d’en tempérer les effets. Il ne construit pas un nouveau modèle de responsabilité, mais conserve le vieux modèle Ni vu ni connu et adoucit une règle injuste, au lieu de chercher la justice. En somme, il ne lève pas l’anonymat.
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Voir supra (p. 32-54) son article sur « Les ambiguïtés du modèle bioéthique français », extrait de son livre à paraître : Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, Éditions de l’Ehess, 2010.
- 1.
Laurence Brunet, « Le principe de l’anonymat du don de gamète à l’épreuve de son contexte-analyse des conceptions juridiques de l’identité », dans P. Jouannet et R. Mieusset (sous la dir. de), Donner et après ; la procréation par don de spermatozoïdes avec ou sans anonymat ?, Paris, Springer, 2010, p. 235-252.
- 2.
Jean-Pierre Winter, Homoparenté, Paris, Albin Michel, 2010.
- 3.
Geneviève Delaisi de Parseval et Valérie Depadt-Sebag, Accès à la parenté : assistance médicale à la procréation et adoption, Paris, Fondation Terra Nova, 2010.