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Le mariage a déjà changé. À propos du mariage de même sexe et de la filiation

février 2013

À propos du mariage de même sexe et de la filiation

S’il est concevable d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c’est qu’il a déjà profondément changé de sens et se définit comme un engagement de vie commune. Les règles de la filiation, qui doivent être les mêmes pour tous les enfants, se délient du cadre matrimonial. Ce qui aura un impact sur l’adoption plénière et le secret sur lequel elle repose.

Dans le Chevalier, la femme et le prêtre, l’historien Georges Duby écrit :

C’est par l’institution matrimoniale, par les règles qui président aux alliances, par la manière dont sont appliquées ces règles, que les sociétés humaines – celles mêmes qui se veulent les plus libres ou qui se donnent l’illusion de l’être – gouvernent leur avenir, tentent de se perpétuer dans le maintien de leurs structures, en fonction d’un système symbolique, de l’image que ces sociétés se font de leur propre perfection1.

Ces mots de Georges Duby ne se réfèrent en aucune manière à une sorte d’essence intemporelle du mariage. Bien au contraire, son travail d’historien a montré que s’il est une institution qui a changé dans l’histoire, qui a connu des métamorphoses et même des révolutions, c’est bien l’institution matrimoniale. Et c’est justement au moment où sa tâche est de nous aider à comprendre un mariage du Moyen Âge dont nous n’avons plus aucune idée, que G. Duby médite cette capacité particulière à l’institution matrimoniale d’être vivante et de se perpétuer en se transformant toujours dans le temps historique. Pour lui, cette mobilité a une forte raison d’être. Le mariage ne cesse de changer justement parce qu’il a la charge d’incarner, à chaque moment de l’histoire, plus que lui-même : un idéal social, une certaine image que les sociétés se font de leur propre perfection.

La nouvelle majorité, en s’engageant à métamorphoser le mariage, avait certainement conscience de placer les enjeux symboliques extrêmement haut. Elle l’a fait tout d’abord dans un souci d’égalité. Égalité entre les couples, égalité entre ces deux groupes qu’on convient d’appeler aujourd’hui « les homosexuels » et « les hétérosexuels ». Je suis tout particulièrement consciente, moi qui travaille sur la famille, du sentiment d’injustice et même de discrimination que ressentent aujourd’hui des personnes homosexuelles qui ne peuvent pas épouser leur compagne ou leur compagnon, ou qui sont face à des difficultés particulières dans l’exercice de leurs responsabilités à l’égard de leurs enfants, quand ils/elles ont fondé une famille homoparentale.

Mais en même temps, si je veux rendre compte de ce sentiment très réel d’être traité injustement, je ne peux pas me contenter de la rhétorique antidiscriminatoire qui est habituelle en politique, parce que mon rôle de sociologue est surtout d’être capable de comprendre pourquoi ce sentiment, si répandu aujourd’hui, n’existait pas sous cette forme il y a seulement vingt ou trente ans. Mon rôle est de comprendre pourquoi les homosexuels, naguère encore, protestaient contre le sort qui leur était fait, mais n’auraient pas eu l’idée de demander à se marier. On peut se demander pourquoi le phénomène très important du développement de configurations familiales homoparentales a pris de l’ampleur, surtout depuis une quinzaine d’années en France, alors qu’autrefois les personnes dont l’orientation sexuelle les amenait à désirer et aimer des personnes du même sexe qu’elles avaient certes très souvent des enfants, mais dans le cadre d’un mariage traditionnel avec quelqu’un de l’autre sexe, comme l’a rappelé Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu.

On sait en effet que l’un des personnages principaux de l’œuvre de Proust, Robert de Saint Loup, l’ami du narrateur, est à la fois un militaire, héros de la guerre de 1914-1918 et dreyfusard, un aristocrate du faubourg Saint-Germain, un époux heureux de son mariage avec la fille de Swann, un père de famille comblé et un homosexuel. Marcel Proust posait déjà la question du rapport entre être homosexuel et être parent. Mais il la posait dans un contexte historique où la contrainte sociale était, si l’on voulait avoir des enfants, de les engendrer dans le cadre d’un mariage traditionnel, quitte à scinder sa vie en deux en séparant d’un côté la dimension officielle de sa vie familiale, et de l’autre la clandestinité absolue de sa vie sexuelle.

Des couples « comme les autres »

Si l’on veut expliquer véritablement les changements contemporains, on ne peut pas se contenter de reproduire la partition de la société entre homosexuels et hétérosexuels qui semble aller de soi dans la rhétorique de l’égalité, il faut partir de ce qui transcende les deux groupes identitaires que l’on veut égaliser : notre commune condition humaine, sexuée et mortelle. Et c’est pourquoi il est capital, à mon sens, que dans le débat qui entoure le projet de « mariage pour tous » une place soit faite, par-delà l’« égalité des sexualités », à la question qui nous est commune à tous, la question des sexes. Quelle que soit notre orientation sexuelle, nous sommes tous hommes et femmes, et tous concernés très directement dans nos manières d’être et d’agir par la distinction sociale de genre (masculin/féminin) et ses évolutions contemporaines.

Cette question est posée en particulier par ceux qui, ayant dépassé des préjugés anciens sur l’homosexualité, continuent de s’interroger sur l’adoption, ou sur l’assistance médicale à la procréation (Amp). Ils se demandent au fond : « Mais qu’est-ce qu’on est en train de nous dire avec la filiation homoparentale ? Qu’il n’y a plus ni hommes ni femmes ? Qu’il n’y a plus de pères et de mères ? »

Pour ne pas laisser libre cours aux manœuvres de ceux qui exploitent des interrogations pour désigner les homosexuels à la vindicte, il faut commencer par reconnaître que, à gauche comme à droite, il existe des gens qui, tout en soutenant fermement les droits des familles homoparentales, sont plongés dans la perplexité par la façon dont ces familles interrogent nécessairement ces catégories qu’on croyait les plus évidentes, les plus assurées : un père, une mère. Il faut donc avoir, sans passion et jusqu’au bout, la discussion sur le fait de savoir si oui ou non le projet de loi met en péril la différence des sexes.

La question est de savoir si nous allons traiter ces questions en suivant la voie que certains veulent que nous empruntions et qui consiste, encore une fois, à spécifier les homosexuels, en particulier en les considérant comme des personnes qui, par définition, « n’accèdent pas à la différence des sexes » (selon l’expression de Toni Anatrella pendant les débats sur le Pacs2) ou bien si au contraire nous allons vraiment remettre en question cette vieille tentation de la « spécification » des homosexuels, dénoncée autrefois avec tant de force par Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité3. L’expression la plus souvent entendue de la part des personnes homosexuelles, des couples de même sexe, des homo-parents, c’est « comme les autres » : elle signifie le refus d’être spécifié, la revendication d’être traité comme tout le monde l’est, ou devrait l’être.

« Comme les autres », c’est le mot-clé. Cela suppose tout d’abord de rappeler que la distinction masculin/féminin n’est pas une sorte de privilège hétérosexuel ! Les couples de même sexe ne sont pas constitués d’individus improbables, sans sexe, sans référence aux distinctions de genre, ce sont des hommes et des femmes comme les autres, des époux et des épouses comme les autres, des pères et des mères comme les autres. Comprendre la revendication du mariage de même sexe et de la filiation homoparentale suppose d’interroger à nouveaux frais ces mots, qui ne peuvent plus avoir tout à fait le même sens social que celui qu’ils avaient autrefois quand le principe d’organisation de la société démocratique moderne était encore la complémentarité hiérarchique des sexes, et non pas leur égalité comme c’est le cas aujourd’hui.

La sociologie peut apporter sa pierre à la discussion, car les changements dont il est question aujourd’hui s’inscrivent dans le temps long de l’histoire, alors que certains prétendent qu’il n’y aurait pas de véritables racines à la revendication d’un mariage de même sexe, que ce serait une affaire de « lobby », une décision politicienne qu’on pourrait prendre un jour, puis effacer le lendemain à la faveur d’un changement de majorité… Une telle idée est fort naïve et ne permet en rien de comprendre la puissance du mouvement qui a lieu aujourd’hui non seulement en France, mais en Europe et dans les démocraties occidentales en général.

Pourquoi j’ai changé d’avis

Sur la question du mariage, je pense utile de dire quelques mots du changement de mon analyse de sociologue car cela permet d’expliciter un problème parfois peu compris sur la définition même de l’institution. Il y a quinze ans, au moment où on lançait en France la discussion sur le couple de même sexe après un célèbre arrêt de la Cour de cassation (réitérant la définition légale du couple comme formé uniquement d’un homme et d’une femme), j’avais été dès le départ favorable à la solution des pays du Nord et qu’allaient adopter peu après le Royaume-Uni et l’Allemagne. Par une union civile (dite aussi « partenariat enregistré »), ces pays avaient donné aux couples de même sexe 100 % des droits des mariés, sans ouvrir cependant à la filiation. L’égalité en matière de solennité de l’union, de droit à la protection lors d’une séparation, de droits du conjoint survivant : toutes choses que le Pacs, solution très particulière à la France, ne donne pas. Malgré mon attachement à l’égalité des droits des couples, à l’époque, je dois le dire, je n’étais pas favorable au mariage de même sexe. Pourquoi n’étais-je pas d’accord naguère et pourquoi ensuite – depuis déjà dix ans, en réalité – ai-je changé d’avis ?

Je n’étais pas d’accord pour l’emploi du mot « mariage » pour des raisons uniquement juridiques, parce que j’avais été formée à l’école du doyen Jean Carbonnier, immense juriste et réformateur du droit de la famille, dont je n’ai jamais oublié la formule : « Le cœur du mariage, ce n’est pas le couple, c’est la présomption de paternité. »

Mon argument était assez simple, au fond : l’enjeu historique, il y a treize ans, était de changer la définition pluriséculaire du couple en droit. Et c’est bien ce que nous avons fait finalement avec la loi sur le Pacs et le concubinage, quand nous avons, selon l’expression de Robert Badinter, fait entrer les couples de même sexe dans le droit « par la grande porte du Code civil », ce qui n’était pas gagné au départ. Contre ceux qui affirmaient que le seul vrai couple est le couple de sexe opposé, nous avons changé le sens de cette catégorie juridique. Depuis lors, en droit civil deux hommes, deux femmes qui s’aiment et partagent une vie commune forment un couple, sans que personne – soulignons-le avec force – ait l’idée saugrenue de dire que cela aurait « aboli la différence des sexes »…

Si le mariage n’était qu’une affaire de couple, disais-je à cette époque, il n’y aurait pas de problème pour créer un mariage de même sexe. Mais les choses se présentent autrement si on admet que le mariage est d’abord l’institution de la paternité en référence à la célèbre formule du droit romain Pater is est quem nuptiae démontrant (« Le père est celui que les noces désignent »). La présomption de paternité est directement liée à l’asymétrie des sexes dans la procréation, et n’a aucun équivalent pour les femmes. C’est une présomption de procréation, par laquelle le mari est désigné à l’avance comme le géniteur des enfants que l’épouse met au monde dans le cadre du mariage. Je ne voyais pas comment appliquer une présomption de paternité à des couples de même sexe, qui par définition ne procréent pas d’enfants ensemble. Voilà pourquoi parler de mariage pour ces couples ne me semblait pas possible, sauf à vider l’institution matrimoniale de son sens juridique. Mais ayant soulevé cette question, je ne m’en suis pas tenue là. J’ai réfléchi, étudié et fini par penser que la formule de Jean Carbonnier, qui avait été extrêmement juste et utile pour comprendre le sens du mariage civil, ne l’est plus aujourd’hui, tout simplement parce que le mariage a connu, au tournant des xxe et xxie siècles, un bouleversement majeur quand la paternité, et plus largement la filiation, s’est autonomisée à tel point du mariage que l’on a fini, en 2005, par supprimer purement et simplement en droit la distinction qui autrefois organisait entièrement le monde familial et social en opposant l’honneur d’un côté et la honte de l’autre : filiation légitime/filiation naturelle.

Le mariage civil créé par la Révolution française a une histoire longue, et il est capital de comprendre pourquoi au départ, l’idée qu’il soit « l’union d’un homme et d’une femme » était d’une telle évidence que cela allait sans dire. En avril 1792, les députés ont cherché une définition du mariage civil qu’ils venaient de créer. Il y eut une longue séance à ce sujet à l’Assemblée législative, et de nombreux orateurs proposèrent chacun sa définition. Pourquoi finalement n’y en a-t-il pas dans notre droit ? Parce que les députés n’ont pas pu, à ce moment-là, se mettre d’accord sur un point qui aujourd’hui ne fait vraiment plus aucun débat, le caractère dissoluble ou indissoluble du lien matrimonial. Toutes les définitions proposées en disaient un peu trop sur cette question épineuse, jusqu’au moment où un député, Lequinio, proposa la définition vraiment la plus minimale possible : « Le mariage est un contrat civil qui unit pour vivre ensemble deux personnes de sexe différent. » Et l’Assemblée de s’esclaffer… Alors, si on en est à dire que le mariage est l’union de « deux personnes de sexe différent », si on en est à écrire noir sur blanc de telles évidences, mieux vaut surtout éviter de se ridiculiser ! L’Assemblée décida derechef qu’on pouvait, après tout, se passer de définition, « chacun étant censé savoir ce qu’est le mariage ».

Pourquoi le fait que le mariage soit l’union d’un homme et d’une femme était-il une telle évidence hier ? C’est là que la référence au doyen Carbonnier est importante. Il a eu raison de le dire, si le mariage civil était « par définition » l’union d’un homme et d’une femme, ce n’est pas parce qu’il mimait le mariage religieux (qui assure à l’un et l’autre sexe le salut de leur âme, par une limitation de la sexualité à sa fonction procréative), mais parce que son cœur d’institution civile était la présomption de paternité.

Changement de définition par étapes

Pour comprendre ce que cela voulait vraiment dire, il convient de contraster rapidement mariage et non-mariage. Pendant plus d’un siècle, de 1792 à 1912, il y eut, en regard de la présomption de paternité en mariage, son envers aujourd’hui bien oublié, l’interdiction de recherche en paternité hors mariage. En dehors du mariage, il faut bien le voir, les enfants n’avaient pas de père et pas de famille. Les jeunes filles et les femmes non mariées qui se retrouvaient enceintes portaient seules le poids de la réprobation sociale, alors très forte, et elles ne pouvaient jamais se tourner vers le géniteur de leurs enfants pour réclamer une aide, ne serait-ce qu’un secours financier. On a du mal à imaginer jusqu’où allait l’asymétrie entre les sexes à cet égard : responsabilité totale des femmes, irresponsabilité totale des hommes. Celles qu’on appelait les « filles mères » et ceux qu’on appelait les « bâtards » étaient des parias sociaux. Alors qu’un couple marié sans enfants était considéré comme une famille, une femme non mariée et son enfant n’étaient pas considérés comme une famille. L’enfant naturel n’avait pas de famille au sens de la transmission du patrimoine : il n’héritait pas de ses grands-parents.

Comment cet ordre matrimonial de la famille, fondé sur un principe de complémentarité hiérarchique des sexes, dans et hors mariage, a-t-il été peu à peu mis en question, et pourquoi cela a-t-il transformé le sens même de la présomption de paternité ? Ce changement est une véritable « révolution tranquille », qui s’est faite en trois mouvements :

égalisation des droits des enfants que leurs parents soient mariés ou non mariés (1912 : fin de l’interdiction de recherche en paternité pour les enfants nés hors mariage. 1972 : réforme de la filiation par une grande loi sur l’égalité des enfants légitimes et naturels). La notion de famille se détache ici de celle de mariage. À partir de la loi de 1972, la famille hors mariage (dite aussi « naturelle ») existe juridiquement et l’enfant naturel s’inscrit dans la transmission entre les générations : il hérite de ses grands-parents ;

égalisation des droits des enfants, que leurs parents soient unis ou séparés (1978 : création de l’autorité parentale conjointe post-divorce, 2002 : inscription dans le droit du principe de coparentalité post-divorce). Cela est central pour détacher la paternité du mariage ou même de l’union. Alors qu’auparavant la mise en pointillé du père était considérée comme une « fatalité » du divorce, la coparentalité remet en cause l’asymétrie des sexes au profit d’une responsabilisation accrue et de droits mieux assurés aux pères divorcés ou séparés ;

enfin, en 2005, effacement pur et simple dans notre droit civil de la distinction qui organisait tout l’univers de la famille du Code Napoléon : la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle.

Désormais, la filiation ne repose plus sur le socle du mariage. Elle a été refondée sur son propre socle, elle est commune à tous et indépendante du fait que les parents soient mariés ou non mariés, unis ou séparés.

Sans disparaître, la présomption de paternité a radicalement changé de sens. Elle n’est plus « le cœur du mariage » parce qu’elle n’est plus ce qui sépare l’univers des vraies familles de l’univers des non-familles. Elle demeure comme un simple effet du mariage. Cette présomption, aujourd’hui comme hier, est une présomption de procréation qui peut être contestée par tous moyens – y compris les tests génétiques – à certaines conditions procédurales. Mais désormais, il s’agit simplement d’une reconnaissance anticipée de ses enfants par l’homme marié, qui trouve son sens dans le fait que l’engagement de vie commune est assorti d’un devoir de fidélité (alors que l’homme non marié devra reconnaître chacun de ses enfants l’un après l’autre).

Il est capital d’avoir en tête à quel point le sens du mariage civil a d’ores et déjà changé, si nous voulons comprendre pourquoi la raison juridique principale que l’on pouvait donner, hier encore, pour considérer le mariage comme étant par définition l’union d’un homme et d’une femme, la présomption de paternité, ne tient plus : la formule de Carbonnier a été juste, mais aujourd’hui, surtout après 2005, on peut rétrospectivement saisir le mouvement historique qui m’amène à l’inverser et à dire : le cœur du mariage, ce n’est plus la présomption de paternité, c’est le couple.

De là, au fond, un consensus assez large des Français en faveur de l’institution d’un mariage de même sexe : sans forcément connaître l’histoire longue du mariage civil, nos concitoyens ressentent à quel point l’institution a changé et adhèrent à son sens actuel, qui est d’être l’institution d’un lien de couple4. Et après tout, dans une même famille, où certains enfants adultes sont mariés et d’autres non, tout le monde sait bien que cela ne change strictement rien au plan de leur filiation, car leurs droits et devoirs de parents sont exactement les mêmes (et chacun sait qu’aujourd’hui plus de la moitié des enfants naissent de parents non mariés). Ce que change le choix plutôt du mariage, ou du Pacs, ou de l’union libre, c’est le statut social que les individus souhaitent donner à leur lien de couple, selon un choix relevant éminemment de leur liberté de conscience personnelle car chacune des trois solutions est comprise aujourd’hui comme ayant son sens et sa valeur propre.

Il fallait revenir rapidement sur l’histoire longue du mariage civil pour mesurer à quel point il a d’ores et déjà connu une véritable mutation sous l’apparence de rester le même, et comprendre pourquoi les évidences d’hier n’en sont plus aujourd’hui. En réfléchissant à cette histoire longue, j’ai aussi pris conscience d’un autre aspect que je ne percevais pas bien il y a treize ans, à une époque où les tout premiers militants qui revendiquaient le mariage le faisaient « pour le principe » et ajoutaient que c’était une institution « bourgeoise », qu’ils n’en voudraient surtout pas pour eux-mêmes, etc. Cette dernière décennie, le mariage a beaucoup changé. Libre, égalitaire, dissoluble par la commune volonté des parties, il n’est plus ce symbole d’un ordre familial machiste et hypocrite, confit dans ses certitudes, contre lequel ma génération s’est souvent révoltée dans les années 1960 et 1970. Il est redevenu désirable parce qu’il a changé de contenu et n’est plus socialement obligatoire. Beaucoup de couples de même sexe l’attendent impatiemment.

De ce fait, la cérémonie civile en mairie a retrouvé une fonction symbolique un temps moins perçue, qui est d’honorer le couple qui vient s’engager civilement, entouré de ses parents et amis, chacun sur son trente et un. Et si on donnait aujourd’hui aux couples de même sexe les droits du mariage sans leur accorder le mot, ce serait comme les refouler de la salle des mariages de nos mairies, comme les renvoyer vers l’étage non noble de la maison commune. Il en va désormais d’une question d’égale dignité, et pas seulement d’égalité des droits. C’est pourquoi proposer aujourd’hui en France une « union civile », au moment où les pays qui l’avaient créée perçoivent ses limites et instituent le mariage de même sexe, ce n’est pas seulement se tromper d’époque, c’est se tromper d’enjeu.

Le droit de la famille et la revendication de filiation

Je ne prétendrai pas traiter ici de l’immense sujet de la filiation, mais seulement en dire quelques mots. Soulignons d’abord que l’évolution des attitudes des homosexuels est en lien direct avec celle du mariage et de la filiation. Autrefois, le mariage était pour eux comme pour tous l’institution de la paternité et elle fut le moyen pour ceux qui, tout en désirant les personnes du même sexe, ne sont pour autant ni stériles, ni insensibles aux joies de la maternité ou de la paternité, ni indifférents aux responsabilités de la filiation et de la transmission, d’avoir des enfants en épousant une personne de l’autre sexe. Puis le temps d’environ une génération (la mienne, celles des enfants du baby boom), ce qu’on a appelé la « sortie du placard » a entraîné une rupture avec les coutumes passées, qui sont apparues à beaucoup comme une comédie sociale hypocrite et lâche. Au nom de l’authenticité et du courage d’être soi-même, de très nombreux homosexuels de ma génération ont vécu loin du mariage et ont intériorisé la fatalité de rester sans enfants. Mais cette situation n’était pas durable et n’a pas duré : le désir de paternité, de maternité, s’est réaffirmé dès la génération suivante et cela dans tous les pays démocratiques. À ceci près que l’enjeu nouveau est maintenant d’avoir des enfants sans cacher son homosexualité, sans la renvoyer dans les placards du social, autrement dit en menant une vie de famille homoparentale ouvertement, et en couple.

Pourquoi ces situations nous obligent-elles à – et nous permettent-elles de – revenir sur le sens des mots père, mère, parent ? Et pourquoi éclairent-elles en réalité un pan obscur de nos évolutions à tous, de nos manques, tensions et contradictions communes en matière de filiation ?

Nous ne sommes pas seulement les héritiers d’une conception du mariage comme socle de la seule « vraie » famille, aujourd’hui dépassée. Nous avons hérité aussi d’un modèle matrimonial de filiation, dont l’idéal peut être résumé par la formule : « Un seul père, une seule mère, pas un de moins, pas un de plus. » L’idéal du mariage traditionnel, en effet, était que les trois grandes composantes de la filiation (biologique, sociale/éducative et juridique/ symbolique) soient en quelque sorte rassemblées sur une seule tête masculine, le père, et une seule tête féminine, la mère. Chacun des deux parents devait être à la fois le géniteur de l’enfant, celui qui le soigne et l’élève dans sa maison, celui enfin que le droit désigne en lui accordant, selon des procédures codifiées, le statut de « parent » dans notre système symbolique de parenté.

Bien sûr, la réalité n’était pas toujours conforme à cet idéal – bien des maris et pères n’étaient pas les géniteurs de leurs enfants – mais dans ce cas on faisait « comme si ». Et autant la procréation hors mariage était vilipendée, autant le mariage se devait d’abriter un modèle procréatif de filiation, plaçant la valeur suprême du côté du lien de sang. Ainsi, alors même que la paternité reposait sur une fiction juridique de première grandeur : « Le père est celui que les noces désignent », elle était censée reposer sur une réalité factuelle : « Le père est celui que le sang désigne. »

Un tel modèle matrimonial est mis en difficulté dans tous les cas où par hypothèse il n’y a pas de coïncidence entre les composantes biologiques, sociales et juridiques qui faisaient naguère ce qu’on nommait un « vrai parent ». C’est le cas de l’adoption (où il y a des parents de naissance et des parents adoptifs), de l’assistance médicale à la procréation (Amp) avec tiers donneur (où le donneur est un géniteur mais certainement pas un parent), et enfin des recompositions familiales après séparation où coexistent les parents séparés et leurs nouveaux conjoints, les beaux-parents de l’enfant de la première union.

Cependant, la force du modèle matrimonial procréatif était telle qu’il a pu attirer dans son orbite aussi bien l’adoption plénière que l’Amp avec tiers donneur. L’une et l’autre ont été conçues au départ pour mimer à leur tour ce modèle, et cela alors même que dans ces cas les notions de parents et de géniteurs ne peuvent pas se recouvrir. Pour réussir cela, on a tout simplement effacé les personnages « en trop » afin que la famille adoptive et la famille issue de l’Amp avec tiers donneur passent pour des familles fondées sur la procréation du couple.

Dans l’adoption plénière, on a tout fait pour effacer l’histoire antérieure de l’enfant, pour considérer l’adoption comme une seconde naissance, parfois en faisant passer les parents adoptifs pour les géniteurs en ne révélant pas à l’enfant qu’il avait été adopté. Dans l’Amp avec tiers donneur, on est allé encore plus loin en mettant en place un modèle « ni vu ni connu » permettant d’escamoter purement et simplement le recours à un don. En droit français, ce modèle pseudo-procréatif est verrouillé par un véritable système juridique de falsification de la filiation permettant que rien ne divulgue les conditions de la conception non seulement aux yeux du public, mais à ceux de l’enfant lui-même, permettant au parent stérile de passer pour le géniteur de l’enfant5.

Cependant, tout en enjoignant à ces familles de passer pour des familles fondées sur la procréation, notre société les a longtemps considérées aussi comme de la fausse monnaie, supposées à jamais incapables d’atteindre à la perfection du modèle de référence… d’où l’inquiétude et le sentiment de manque de légitimité qui taraude tous les parents qui ne sont pas des géniteurs. Fort heureusement, ces dernières décennies ont été celles de la remise en cause, par les premiers intéressés, de ce modèle pseudo-procréatif. Parents, enfants adoptés, enfants nés d’un engendrement avec tiers donneur ont revendiqué que leur famille puisse exister et être valorisée pour elle-même, sans devoir se couler de force dans un modèle unique. De nombreux pays démocratiques ont abandonné le modèle « ni vu ni connu » en matière d’Amp et ont fait droit, dans la même logique, à la demande de l’enfant devenu majeur de pouvoir connaître ses origines. En 2002, avec la création du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop), la France s’était inscrite prudemment mais avec détermination dans cette nouvelle donne sociale et morale. Elle avait entendu la plainte des nouvelles générations, celle de ces enfants devenus adultes qui protestaient contre un système qui les avait privés de droits fondamentaux. Elle avait accru les droits des enfants, en montrant qu’il est possible et nécessaire de ne pas confondre « filiation » et « origine » quand les deux ne se recouvrent pas.

Mais depuis, force est de reconnaître que nous n’avons pas avancé, mais plutôt reculé, comme l’a montré le rejet des demandes de droits formulées par des jeunes issus d’Amp avec tiers donneur, à l’occasion de la discussion des lois de bioéthique, alors que tant d’autres grandes démocraties, et la Cour européenne des droits de l’homme elle-même, ont compris depuis longtemps qu’avec le libre accès à son propre dossier médical, avec le droit de ne pas être privé par une omnipotente raison d’État de savoir de qui on est né, il en va de droits fondamentaux de la personne humaine.

Si nous acceptions de revenir vers ces questions non résolues, et de cesser de penser que le mot « parent » ne vaut que s’il peut, comme disait Napoléon, « singer la nature », alors l’engagement parental serait au centre des modes d’établissement de la filiation adoptive, ou de la filiation par Amp avec tiers donneur, et le fait que deux hommes ou deux femmes puissent prendre ensemble un tel engagement et être nommés les « mères » ou les « pères » d’un enfant cesserait de paraître choquant.

L’homoparentalité est ici un révélateur de l’évolution inachevée de notre droit, de nos conceptions de l’adoption et surtout de l’Amp, et des problèmes que nous léguerons aux générations futures, si nous ne réagissons pas rapidement. Parce que les couples de même sexe ne sont jamais tentés par le mensonge auquel nos institutions ont poussé et contraint tant de couples de sexe opposé en leur enjoignant de passer pour les géniteurs qu’ils n’étaient pas s’ils voulaient devenir des parents, ils nous incitent tout simplement à un progrès en cohérence, en clarté, en probité. Cela passera, pour tous, par un respect accru de ces parents non-géniteurs qui ne sont en rien des parents de seconde classe, et un respect accru des droits fondamentaux de tous les enfants à ne pas être privés sciemment d’une part de leur identité narrative. Il est temps que notre droit commun s’ouvre au pluralisme et cesse de s’opposer à ce que puissent être racontées aux enfants qui y grandissent les histoires familiales multiples, diverses, inventives, qui font la vraie vie de la famille d’aujourd’hui.

  • *.

    Sociologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Ce texte est extrait d’une audition à la commission des Lois de l’Assemblée nationale. Voir également le document d’analyse qu’elle a dirigé : « Mariage des personnes de même sexe et filiation : le projet de loi au prisme des sciences sociales ». Téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.ehess.fr/fr/formation-continue/manifestations-publiques/mariage/

  • 1.

    Georges Duby, le Chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1982.

  • 2.

    Toni Anatrella, « À propos d’une folie », Le Monde, 26 juin 1999.

  • 3.

    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée », Paris, 1976, p. 59.

  • 4.

    Voir par exemple le sondage Ifop/Le Monde du 7 novembre 2012, qui montre que 65 % des Français sont favorables au mariage des homosexuels (les chiffres étaient de 51 % en 1995 et 64 % en 2004).

  • 5.

    Irène Théry, Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, Éditions de l’Ehess, 2010.

Irène Théry

Sociologue et directrice d'études à l'EHESS, Irène Théry est spécialiste de la vie privée et de la famille. En 1998, elle a rédigé à la demande de Martine Aubry et Elisabeth Guigou, ministres du gouvernement Jospin, le rapport « Couple, filiation et parenté aujourd’hui » préconisant de nombreuses réformes du droit de la famille. Elle y présente une analyse des changements rompant avec les thèses…

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