Les ambiguïtés du modèle bioéthique français
Alors que les lois de bioéthique sont remises en discussion au Parlement, il apparaît que la France se distingue de nombreux pays par le statut qu’elle accorde aux dons anonymes, notamment dans les actes de procréation assistée. Pourquoi l’anonymat est-il à ce point considéré comme une garantie « éthique » chez nous ? Pour le comprendre, il faut remonter à la manière dont se sont développées les premières interventions médicales autour de la procréation et la manière très française de contourner et d’assimiler, en les laïcisant, des arguments du magistère catholique.
Prenons garde aux conséquences de cette tendance à la reconnaissance du génétique ! Si le géniteur apparaît en pleine lumière et que l’enfant ne se sent pas très bien avec son père d’intention, il peut avoir envie de se rechercher une autre filiation. De même, un enfant ayant perdu son père d’intention peut avoir envie de se trouver un père génétique.
La société doit-elle encourager à aller rechercher l’origine des gamètes ? Cela posera nécessairement des problèmes, les enfants qui naissent dans les couples n’étant pas toujours les enfants du père. Le législateur doit-il favoriser cette recherche obsessionnelle de la vérité génétique ? Certes, le biologique est un passage obligé pour créer un être humain, mais celui-ci est aussi fait de beaucoup d’éducation, d’amour, de lien à l’autre. N’est-ce pas beaucoup plus important que le don, si généreux soit-il, de gamètes ? Le même problème se pose pour la gestation pour autrui : vouloir à tout prix un enfant génétiquement de soi, n’est-ce pas donner au génétique une prééminence sur le social ?
Lever l’anonymat serait ouvrir la boîte de Pandore […] C’est le triomphe de la biologie sur l’amour qui est dans la balance
Analogues à de nombreuses autres interventions, ces citations extraites du rapport parlementaire sur la bioéthique no 2235, dit Rapport Leonetti, publié le 20 janvier 2010, alors que la phase préparatoire à leur seconde révision touchait à sa fin, indiquent bien le problème : à aucun moment ces partisans du statu quo légal ne sont parvenus à entendre, même un peu, ce que disent les enfants nés d’insémination artificielle avec donneur (Iad), qui revendiquent aujourd’hui l’accès à leurs origines personnelles. Une surdité qui va loin, quand elle inverse systématiquement le sens des propos d’autrui.
Quand ces jeunes gens parlent droit et justice, on entend pathologie et thérapie ; quand ils parlent d’identifier leur donneur, on entend qu’ils cherchent un père ; quand ils parlent d’accéder à leurs origines personnelles, on entend qu’ils veulent changer de filiation ; quand ils parlent de liberté de choix pour l’enfant, on entend qu’ils veulent imposer une société de transparence… Et, enfin, quand ils s’efforcent d’expliquer la coexistence dans leur vie de deux figures complémentaires, nullement antagoniques, celle du père qu’ils ont déjà, qu’ils aiment et ne mettent nullement en cause, et celle du donneur d’engendrement dont ils sont nés, mais que la société a décidé d’abolir en tant que personne en effaçant son visage et en enfermant son nom dans des dossiers cadenassés à jamais inconsultables, leurs adversaires les accusent de vouloir implanter en France la tyrannie du « tout génétique ». Une formule résume tous ces contresens : le péril de la filiation. Lever l’anonymat serait la porte ouverte à une terrifiante régression morale et sociale, culturelle et symbolique, humaine et affective : le « triomphe de la biologie sur l’amour », la « biologisation de la filiation ».
Comment est-il possible qu’on en soit là en France après deux années d’intense débat ? Le mot « malentendu » a deux sens. Il peut signifier la méprise, l’équivoque, le quiproquo, une simple erreur d’interprétation que l’on pourra aisément corriger parce qu’au fond on se comprend : « Ce n’était qu’un malentendu ! » Mais il a aussi un autre sens : la mésentente, l’incapacité profonde de se comprendre parce qu’on ne donne pas la même signification aux relations humaines, aux événements, aux phrases qu’on dit et aux mots qu’on emploie. C’est ce sens sombre et grave du mot qui convient pour qualifier le débat français sur l’anonymat. Les adversaires des jeunes gens revendiquant le droit aux origines ne les comprennent pas parce qu’ils ne parlent pas le même langage.
Prendre toute la mesure de ce malentendu exige de le replacer dans une certaine perspective historique. Il y a quarante ans, notre pays a institué le don de gamètes selon une construction institutionnelle très particulière, le « modèle bioéthique français ». On ne s’avise pas souvent qu’elle combine hiérarchiquement deux niveaux : un niveau supérieur ou englobant où la procréation assistée est entièrement déspécifiée et incluse dans la catégorie plus large de la biomédecine pour édifier une « éthique à la française » ; un niveau subordonné ou englobé, où elle est au contraire respécifiée de façon à défendre une certaine morale de la famille conjugale en présentant la pseudo-filiation charnelle issue de l’Iad comme le résultat du « traitement médical de la stérilité d’un couple ». Pourquoi cette construction complexe, sans équivalent dans d’autres pays ? Nous formulons l’hypothèse qu’il ne s’agissait de rien moins que d’établir, face à la condamnation sans appel de l’assistance médicale à la procréation (Amp) par l’Église catholique romaine, ce que le professeur Georges David a nommé la « moralisation » du don de gamètes. Si l’on ne saisit pas l’importance de cet enjeu moral et religieux, on ne peut pas comprendre pourquoi la bioéthique a rigidifié à ce point dans le droit français le modèle Ni vu ni connu de l’insémination artificielle avec donneur, en lui donnant de surcroît ce supplément d’âme extraordinaire de faire vivre ce que d’aucuns voient comme l’une des plus grandes vertus imaginables dans notre monde individualiste et mercantile : cette oblation laïcisée qu’est le don pur, sans condition ni contre-don, le don totalement désintéressé, d’anonyme à anonyme, de celui qui offre une part de son propre corps à l’autre, quel qu’il soit.
En interrogeant toute cette construction, en prenant à rebours sa morale si sûre d’elle-même, en obligeant à reconsidérer la valeur même de l’anonymat dans le don d’engendrement, la revendication de l’accès aux origines révèle à la fois l’emprise et la crise du modèle bioéthique français.
La revendication d’accès aux origines et la contre-offensive
Lever ou non l’anonymat des dons de gamètes : la question n’est pas si simple qu’il y paraît. Non seulement toutes les ramifications qui l’inscrivent dans les mutations du genre et de la parenté dans nos sociétés sont rarement perçues, mais son sens le plus littéral, le plus immédiat n’est pas même compris. Une formule cristallise cette incompréhension. On l’a entendu prononcer tant de fois, par tant de gens manifestement tout heureux d’éclairer leur prochain en lui apprenant à voir plus loin que le bout de son nez, qu’elle est devenue l’une des ritournelles du débat bioéthique français : « Mais voyons, quel donneur voudrait entendre l’enfant sonner à sa porte vingt ans plus tard et lui dire bonjour papa ! »
Ce « bonjour papa », immanquablement prononcé avec ce ton de triomphe un peu narquois de celui qui vous aide à découvrir la lune, fait soupirer en silence le militant du droit aux origines, qui a déjà entendu cent fois, mille fois, le fameux « coup de la sonnette ». Il sait qu’encore une fois, sans perdre patience, il va devoir expliquer à son interlocuteur qu’il se trompe ; dans cette rencontre où l’autre voit la transformation inévitable du donneur en « père », lui, l’enfant né d’Iad qui revendique d’avoir déjà un père, de l’aimer et de n’en pas chercher d’autre, aperçoit un tout autre personnage : un géniteur, justement… la possibilité qu’un homme qu’on avait commencé par dissimuler et qu’on avait ensuite transformé en une sorte de spectre menaçant en lui ôtant jusqu’à la possibilité d’avoir un nom ou un visage, soit enfin rendu à son humanité ordinaire, à la signification et à la valeur du geste altruiste qu’il a fait, et puisse endosser tout simplement ce statut qu’une société frileuse et myope lui refuse encore : donneur d’engendrement. […].
Chronologie parlementaire
• 2002. Création du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (Cnaop) sous le gouvernement Jospin. Son rôle est de conseiller et d’aider les enfants abandonnés ou nés sous X menant des démarches pour identifier et parfois rencontrer leurs géniteurs. La procréation assistée n’était pas concernée par l’action de ce Conseil, ce qui a paradoxalement contribué à un sentiment d’injustice. En effet, depuis la création du Cnaop, les enfants nés d’un don d’engendrement restent la seule et unique catégorie d’enfants que la loi prive, de son seul fait et à jamais, de la possibilité de savoir de qui ils sont nés. Cette privation est soit partielle s’ils ignorent seulement qui est leur géniteur (don de sperme) ou leur génitrice (don d’ovocyte), soit totale s’ils ignorent qui sont l’un et l’autre (don d’embryon).
• Fin 2002. Création de l’association Procréation médicalement anonyme (Pma), qui commence à diffuser les témoignages et les revendications des « enfants du don1 ». Les revendications de cette association sont directement inspirées de l’expérience législative des pays ayant déjà levé l’anonymat, en particulier du modèle anglais. On peut les résumer en cinq points essentiels : pas de simples « renseignements non identifiants », mais un véritable accès à l’identité du donneur ; pas de « double guichet », mais une même loi pour tous ; pas de grande règle de transparence imposée à tous, mais un droit reconnu à l’enfant né d’un don, et à lui seulement ; pour l’enfant, aucune obligation de savoir, mais une liberté absolue de choisir de s’informer ou non sur l’identité de son donneur et sur les caractéristiques de celui-ci détenues par l’institution médicale ; un seuil d’âge pour l’accès à ce choix : la majorité.
• 2003. Lors du débat préparatoire à la première révision des lois de bioéthique, la question de l’anonymat n’est pas abordée. Le 12 décembre 2003, un ensemble de personnalités particulièrement engagées sur ce sujet publient une longue tribune dans un quotidien national2.
• 2004. Première rénovation des lois de bioéthique. Aucun changement.
• Novembre 2005. Le principe d’anonymat strict des dons de gamètes (parfois nommé le « dogme éthique » de l’anonymat) est réaffirmé avec une grande vigueur par un avis du Comité consultatif national d’éthique3.
• 28 juin 2006. La proposition de loi no 3325 « relative à la possibilité de lever l’anonymat des donneurs de gamètes » est déposée à l’Assemblée nationale par la députée Valérie Pécresse (Ump). Cette proposition prévoit que les donneurs qui le souhaiteraient puissent autoriser le dévoilement de leur identité cependant que les autres continueraient d’être régis par la règle antérieure. C’est l’optique dite du « double guichet ». La proposition de loi ne sera pas examinée.
• Octobre 2006. En vive réaction au susdit projet, un avis de l’Académie de médecine est rendu public4. Faisant écho à l’avis récent du Comité d’éthique, l’Académie affirme une nouvelle fois que l’anonymat des dons est la pierre angulaire d’une approche soucieuse de garantir la « dignité de la personne humaine ». Le dossier est clos, du moins jusqu’à la seconde révision des lois de bioéthique, dont la préparation officielle commence fin 2007.
• Octobre 2008. Paraît le premier des trois grands rapports préparant cette révision, celui de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (Opecst). Tout en reconnaissant une réelle légitimité de l’accès aux origines, il propose finalement deux solutions contradictoires entre lesquelles il ne tranche pas : la levée de l’anonymat (modèle britannique) et la communication d’éléments non identifiants, autrement dit le maintien de l’anonymat (modèle espagnol). Quant à la solution du double guichet, elle est critiquée sans pourtant être entièrement exclue5.
• Printemps 2009. Paraît le rapport du Conseil d’État intitulé « La révision des lois de bioéthique ». Il expose quatre options possibles : 1. l’accès à des données non identifiantes ; 2. le « double guichet » ; 3. la combinaison des deux solutions précédentes (accès pour tous à des données non identifiantes et double guichet) ; 4. la levée de l’anonymat à la majorité de l’enfant, s’il la demande. Le Conseil se prononce finalement pour la troisième option, « qui a l’avantage de s’adapter à la demande des enfants sans la faire prévaloir sur l’intérêt des adultes ». Cette proposition de double guichet assorti d’éléments non identifiants est à peu de chose près un retour à la proposition Pécresse de 2006.
• Janvier 2010. La mission parlementaire sur la bioéthique publie le Rapport Leonetti. Ce rapport diffère nettement des précédents en entérinant de façon très visible un état de division accrue des députés de la majorité et de l’opposition sur la question de l’anonymat à l’issue de deux ans de discussions. Très hostile à l’accès aux origines, le texte ne soutient aucune des solutions présentées auparavant comme des transactions possibles. Sa proposition 18 préconise purement et simplement « le maintien de l’anonymat des dons », en situant explicitement cette position dans la logique d’une vieille hostilité au Cnaop, présenté comme une machine de guerre contre l’accouchement sous X et l’adoption. Cette fermeture explique qu’une position dissidente soit présentée par Alain Claeys, député socialiste et président de la mission qui souhaite, pour sa part, un retour aux propositions du rapport de l’Opecst.
1.Dominique Mehl, Enfants du don. Procréation médicalement assistée : parents et enfants témoignent, Paris, Robert Laffont, 2008.
2.Anne Cadoret, Geneviève Delaisi de Parseval, Martine Gross, Dominique Mehl et Pierre Verdier, « Bioéthique : la loi du silence », Libération, 12 décembre 2003.
3.Comité consultatif national d’éthique, « Accès aux origines, anonymat et secret de la filiation », avis no 90, 24 novembre 2005, www.ccne-ethique.fr. Cet avis est publié dans Les Cahiers du Ccne, 2006, 46, p. 4-32.
4.« À propos de la proposition de loi relative à la possibilité de lever l’anonymat des donneurs de gamètes », communiqué d’un groupe de travail présidé par le professeur Georges David et adopté à l’unanimité moins trois abstentions par l’Académie de médecine lors de sa séance du 10 octobre 2006 (disponible sur le site de l’Académie).
5.« La levée de l’anonymat sur les dons de gamètes demandée par les enfants issus d’Iad est une revendication légitime au regard du droit à connaître ses origines. Actuellement, les gamètes sont traités comme le sang et les Cecos disposent d’un état civil parallèle […] La solution du double guichet, pour intéressante qu’elle soit car elle repose sur la volonté des personnes, n’est pas satisfaisante au regard des droits de l’enfant qui se verrait exclu de toute possibilité de connaître ses origines biologiques si les parents et le donneur ou la donneuse ont opté pour l’anonymat ; pour autant les rapporteurs n’excluent pas totalement cette option. Il conviendrait : soit de s’inspirer de la loi espagnole qui permet un accès aux motivations et données non identifiantes sur le donneur, à la majorité, si l’enfant le demande ; soit de s’inspirer de la législation britannique qui autorise la levée totale de l’anonymat à la majorité si l’enfant le demande, et qui permet à ceux qui ont fait un don avant l’application de la loi de s’inscrire, s’ils le souhaitent, sur un registre pour que leur identité puisse être révélée, si l’enfant en fait la demande à sa majorité ; de prévoir que l’identification du donneur ou de la donneuse ne peut en aucun cas avoir une incidence sur la filiation de l’enfant issu du don, même si l’enfant ne dispose pas de filiation paternelle ou maternelle » (Rapport de l’Opecst, 2008, vol. 1, p. 139-140).
Des malentendus en chaîne
Lorsqu’on examine les arguments échangés lors de ces débats, on est saisi d’un sentiment de grande confusion. Tout n’est que méprise, cacophonie, malentendu, incompréhension profonde.
La rétroactivité : faux problème
Commençons par le plus évident : l’ambiguïté récurrente qui grève l’expression « lever l’anonymat ». S’agit-il de changer la règle en cours de jeu et de lever l’anonymat de personnes à qui on avait jusqu’alors assuré que leur nom ne serait pas révélé ? Ou s’agit-il d’en édicter une nouvelle, en décidant qu’à partir d’une certaine date les donneurs ne pourront pas s’opposer à ce que, dans certaines circonstances, leur identité soit connue de l’enfant né du don ? On pourrait penser que la question n’a pas lieu d’être tant la non-rétroactivité des lois est un principe fondamental du droit démocratique. Changer la règle pour les donneurs passés serait enfreindre ce grand principe et il suffit d’observer les pays qui ont changé leur loi pour s’assurer qu’aucun n’a pu avoir une telle idée1.
En France, où la situation des autres pays est très peu connue, une grande partie de l’opinion imagine que la levée de l’anonymat concernerait tous les donneurs, même ceux dont les dons sont déjà anciens. C’est pourquoi les militants de l’accès aux origines doivent rappeler en permanence qu’ils ne demandent en aucun cas une loi rétroactive. La confusion tient en partie à un effet de langage, car « lever l’anonymat » s’emploie en général en français pour dire : « Lever l’anonymat de quelqu’un » (dont l’identité était dissimulée auparavant), ce qui semble désigner un changement d’état pour toutes les personnes ayant déjà fait un don. Il eût été moins ambigu de dire, par exemple, « supprimer la règle d’anonymat ». Mais comment, dans ces conditions, éviter que cette suppression de l’anonymat ne soit comprise, cette fois, non pas comme ce qu’elle est – une possibilité ouverte à l’enfant devenu majeur de lever, en effet, l’anonymat de son donneur –, mais comme une sorte de grande règle de transparence biologique s’imposant à tous ? On serait tombé de Charybde en Scylla.
En réalité, les malentendus sur la rétroactivité de la loi s’enracinent au-delà des simples ambiguïtés de langage. Ils révèlent la réelle difficulté qu’éprouvent beaucoup de nos concitoyens à imaginer ce que cela pourrait signifier, socialement et humainement, que de lever l’anonymat des dons. Ils laissent entendre que ce serait le monde à l’envers : celui à qui on avait dit qu’il ne serait pas un père deviendrait un père ! La croyance en la rétroactivité est comme la ritournelle du coup de sonnette : un symptôme de véritables résistances mentales. Ce qui n’est pas vraiment imaginable en France n’est rien moins que la coexistence, voire la complémentarité possible entre un statut de « donneur d’engendrement » et un statut plein et entier de « parent ».
Panique morale
Que la nouveauté suscite l’interrogation, et même l’inquiétude, rien n’est plus normal et banal, et tous les spécialistes de la famille contemporaine le savent. Mais ce que l’on trouve ici est un peu différent, parce que le malentendu va au-delà d’une simple incompréhension, et que l’expression de l’inquiétude dépasse l’habituelle « rhétorique de la mise en péril » classique de la « rhétorique réactionnaire2 ». Il s’y ajoute quelque chose d’effaré et d’agressif à la fois, qui semble justifier pleinement d’utiliser le terme sociologique de « panique morale ». La panique morale, au sens où l’a introduite Stanley Cohen dans son livre Folk Devils and Moral Panics (1972), est un sentiment intense exprimé dans une population à propos d’un enjeu qui semble menacer l’ordre social tout entier. Elle apparaît « quand un problème, un épisode, une personne ou un groupe de personnes commencent à être définis comme une menace pour les valeurs sociales et l’intérêt de la société ». Pour en trouver un témoignage, il suffit d’ouvrir le tome II du Rapport Leonetti, qui présente le compte rendu exhaustif des très nombreuses auditions réalisées. L’hostilité à toute levée de l’anonymat de M. Leonetti lui-même est bien connue. Comme on l’a rappelé en le citant en ouverture de ce chapitre, il y voit une « vision biologique de la famille », « la recherche obsessionnelle de la vérité génétique », l’expression d’un fantasme « à psychanalyser », la « prévalence du génétique sur l’éducatif », et finalement une terrible « menace sur l’adoption » et la fin programmée de l’accouchement sous X. Ces inquiétudes colorent toute la série des auditions, puisque quasiment chaque expert auditionné est interrogé par le rapporteur, avec une accroche très objective du genre : « Que pensez-vous de la levée de l’anonymat et comment expliquez-vous cette obsession forcenée du tout génétique ? Dans notre pays dont l’honneur est d’avoir promu le droit du sol et non le droit du sang, quel est votre avis sur la recherche des origines génétiques ? La levée de l’anonymat exprime une conception biologique de la famille, et menace l’adoption, qu’en pensez-vous personnellement ? » De là une atmosphère très particulière, qui s’est nettement accentuée au cours des débats de l’année 2009, au fur et à mesure qu’ont gagné en audience ces « enfants Iad » qu’on n’avait pas hésité au départ à discréditer comme une poignée d’enfants à problèmes, habiles à « se médiatiser », mais dont le cas relevait surtout d’une bonne thérapie. Dans cette atmosphère propre à se chercher un bouc émissaire pour tout un ensemble d’inquiétudes sociales (portant d’un côté sur la famille, la parentalité, la filiation, l’adoption, le genre et l’homoparentalité et de l’autre sur la technique, la congélation, la vitrification, le diagnostic préimplantatoire, l’utérus artificiel, le clonage, etc.), toute une diversité d’arguments ont été utilisés par les tenants du statu quo légal. Mais il apparaît vite que, par-delà la différence très importante entre les attaques bassement polémiques, les arguments étayés sur des données quantitatives sur le risque d’une chute du nombre de donneurs, les comptes rendus d’enquêtes témoignant de l’attachement des patients Amp au droit actuel, ou encore les analyses rapportant la question de l’anonymat à des grands systèmes d’interprétation psychanalytiques ou philosophiques, une seule et même grande peur traverse le débat d’un bout à l’autre : la levée de l’anonymat serait le signe et le facteur d’une très régressive « biologisation de la filiation ».
Pourquoi prête-t-on systématiquement à ces jeunes gens des intentions qui sont très exactement l’inverse des leurs ? Il faut prendre de la distance avec l’horizon franco-français par la comparaison sociologique avec les autres pays pour découvrir à la fois les ressorts du grand malentendu grevant le débat français et les sources de cette panique morale, qui a toutes les caractéristiques d’une fracture générationnelle. En effet, on ne peut pas comprendre cette accusation étrange tant qu’on ne voit pas qu’elle exprime, tout simplement, la défense du vieux modèle Ni vu ni connu, perçu comme la seule et unique façon de donner à chacun sa place. Ce qui trouble très profondément les esprits est que l’on remette en cause l’anonymat du donneur sans remettre en cause l’objectif qui était dès le départ celui de cet anonymat : assurer à un père stérile sa place de père, bien qu’il n’ait pas procréé. Comment des moyens contraires produiraient-ils autre chose que des résultats contraires ? Le casse-tête semble trop difficile, car il trouble tout un ensemble de repères, oblige à penser autrement. Ainsi, un grand nombre de nos concitoyens ne parviennent pas à comprendre que lever l’anonymat conforte la place des parents en cessant de recourir à cet expédient bien fragile et dangereux pour eux qu’est la pseudo-filiation charnelle. Ils parviennent encore moins à comprendre que ce sont eux-mêmes, et non leurs adversaires, qui ont une vision biologisante de la filiation, puisqu’ils imaginent que si on découvrait le pot aux roses, les donneurs deviendraient des parents… Bref, ils ne parviennent pas à s’arracher à une pensée traditionnelle du « ou » et de la rivalité pour une seule place (le père est ou social ou biologique) au profit d’une pensée du « et » liant des statuts différents et complémentaires (le géniteur et le père, le donneur et le parent). Ils ne parviennent pas à imaginer ce que pourrait bien être un statut social et juridique de « donneur d’engendrement », qui n’a pas de véritable précédent dans l’histoire occidentale. C’est pourquoi le langage que parlent les jeunes gens qui exigent la levée de l’anonymat jette dans leur esprit un trouble presque insupportable en ébranlant simultanément leur idée du don de gamètes, leur image de la famille, leur conception de l’identité personnelle et leur représentation de la filiation.
Ces résistances ne sont certainement pas propres à la France, mais c’est en France qu’elles se sont exprimées de préférence par de grandes envolées théoriques abstraites, coupées des réalités, construites sur une grande opposition entre le « social » et le « biologique », et réitérant sans cesse l’accusation absurde de vouloir « biologiser la filiation ». Puisqu’en France on semble avoir plus de difficulté qu’ailleurs à passer du ou au et, il doit bien y avoir une raison. Tournons-nous, pour la chercher, du côté du contexte socio-juridique au sein duquel tout ce débat s’inscrit : le modèle bioéthique français.
De la morale religieuse à l’éthique médicale
En tant que médecin spécialisé en biologie de la reproduction, j’ai essentiellement oeuvré dans la lutte contre la stérilité involontaire des couples, plus particulièrement lorsque cette stérilité est d’origine masculine. Dans le but d’apporter une solution pratique à ces situations encore trop souvent exclues d’une possibilité thérapeutique, j’ai fait reconnaître en France la légitimité du recours au don de sperme jusqu’alors frappé d’un interdit moral (création des Cecos en 1973). Cette initiative s’est accompagnée d’une réflexion sur les problèmes éthiques soulevés par le don de gamètes. Les modalités de ce don telles que je les ai élaborées dès 1973, à savoir bénévolat, gratuité et anonymat ont été reprises dans la première loi de bioéthique (1994) et confirmées par celle de 20043.
Ces mots du professeur Georges David ne se bornent pas à rappeler que l’anonymat des dons de gamètes est la règle en France depuis qu’il fonda les centres d’études et de conservation des oeufs et du sperme humain (Cecos) en 1973. L’usage très appuyé de la première personne – « j’ai fait reconnaître », « j’ai élaboré » – révèle que l’éminent professeur tient à assumer devant l’Histoire le rôle personnel qu’il a joué dans l’institution de nouvelles pratiques médicales, puis dans l’élaboration des lois. Il ne faut voir ici aucun accès de vanité intempestive. Tout à l’inverse, c’est le choix réfléchi de quelqu’un qui se souvient de sa jeunesse et ne veut pas que le sens profond de son action passée finisse par être complètement dénaturé, victime paradoxale d’un excès de pouvoir et d’honneurs. Car celui qui a gardé la mémoire vive des temps pionniers sait qu’on ne peut pas comprendre le sens véritable du droit actuel sans savoir en quel mépris et quelle suspicion d’immoralité furent tenus les biologistes et médecins de la reproduction il y a quarante ans, et cela tout particulièrement en France, pays de tradition catholique plus sensible que d’autres au magistère de Rome. En réponse directe aux graves accusations venues de l’Église, et pour leur opposer en quelque sorte un « mieux-disant » moral, Georges David a toujours défendu le lien entre consentement, anonymat et gratuité des dons comme le cœur d’un « modèle bioéthique français » dont l’originalité est d’inscrire le don de sperme dans la catégorie plus globale des dons d’éléments du corps humain, englobant ainsi la morale de la procréation dans l’éthique de la biomédecine. Analyser cette spécificité française est indispensable pour comprendre les problèmes qu’elle nous pose aujourd’hui.
La légende franco-française du don de gamètes
Georges David a très souvent analysé le climat de vigoureuse condamnation morale qui a frappé, dès le début du xxe siècle, la pratique médicale de l’insémination artificielle avec donneur, refoulée dans la clandestinité, perdurant dans les cabinets privés, mais jamais acceptée dans les structures hospitalières. Dans un texte récent où il revient spécialement sur le lien entre anonymat et bénévolat, il explique que cette condamnation reposait sur trois arguments : la violation de la loi naturelle par l’intervention du médecin dans l’acte de conception ; l’assimilation à un adultère du fait du recours à un sperme étranger au couple ; le caractère vénal de l’obtention du sperme4.
Selon lui, deux de ces trois arguments étaient facilement récusables. L’adultère était le plus facile à contrer : il n’y a pas adultère dès lors qu’il n’y a aucune relation sexuelle extraconjugale dans cette conception. En second lieu, l’idée que la violation de la loi naturelle par l’artifice médical créait un « faux père », exposant l’enfant au risque d’être tôt ou tard rejeté, pouvait être combattue par l’appel à l’expérience : nombre de médecins connaissant ces couples pouvaient attester de la force de leur union et de « leur pleine aptitude à compenser l’absence partielle de lien biologique par un renforcement des liens affectifs ». Notons le sens trivial donné ici à l’expression « loi naturelle ». Pourquoi Georges David a-t-il pris soin de lui ôter toute connotation religieuse alors même que c’est justement la notion catholique de « loi naturelle » qui fut pour lui au centre des plus grands dilemmes moraux ayant accompagné la création des Cecos, puis l’élaboration des lois de bioéthique ? On peut se poser la question et nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, Georges David en conclut que seul le troisième argument, qu’il nomme « la vénalité dégradante », était vraiment recevable et que c’est la raison pour laquelle, pour lui répondre, la grande affaire française fut de mettre en place un système où la gratuité fut parfaitement assurée, sur le modèle alors tout récent des principes régissant la transfusion sanguine : personne ne choisit personne, personne ne privilégie ni n’exclut personne.
L’institution médicale devint le garant de l’anonymat et de la gratuité des dons par le « sas » qu’elle eut charge d’organiser pour séparer donneurs et receveurs. Ainsi, le triptyque anonymat-gratuitébénévolat devint le socle éthique sur lequel fut édifié, en France, le don de gamètes, sur le modèle du don de sang.
Ce récit est totalement sincère. Le problème est pourtant qu’il conforte une nouvelle fois une légende déjà bien ancienne, dont les premiers linéaments remontent aux années 1970, la légende franco-française du don de gamètes. Je me sens autorisée à employer cette expression car il est tout simplement inexact de présenter l’anonymat des dons de sperme comme le corollaire du choix éthique de la gratuité. Il suffit de promener son regard d’un pays à l’autre pour se rappeler cette vérité très banale : toujours et partout, l’anonymat des dons de sperme n’a pas été choisi, et encore moins par une poignée de décideurs en quête d’élaborer une grande politique publique de santé. Depuis des décennies, en France comme ailleurs, il s’était tout simplement imposé parce que les mentalités étaient ainsi et que les couples qui recouraient à un don de sperme n’auraient jamais voulu que leur secret fût dévoilé. L’anonymat était la garantie du secret et, avec l’essor des banques de sperme, l’institution médicale devint non seulement la garante de l’anonymat, mais du tour de passe-passe permettant de faire passer le mari stérile pour le géniteur en organisant l’appariement systématique entre lui et le donneur (groupe sanguin, phénotype, couleur de la peau, des yeux, des cheveux, etc.). Cette façon de concevoir l’Amp sur le modèle Ni vu ni connu s’est imposée au départ dans tous les pays, y compris ceux qui rétribuaient les donneurs.
Ce qui est propre à la France n’est donc pas l’anonymat, mais le sens qui lui a été donné. Pourquoi tant d’éthique ? Pourquoi un tel surcroît d’éthique ? Pourquoi, surtout, englober tout l’enjeu éthique sous l’égide d’une seule vertu, le don entendu comme ce qui ne se compromet ni avec la « vénalité dégradante » ni avec la relation personnelle, et se voit ainsi comme « sanctifié » par l’absence de tout contre-don possible ?
Telles sont les questions quelque peu impertinentes qu’on est amené à se poser. Je crois qu’il est possible d’y répondre si l’on introduit, comme la sociologue Simone Bateman-Novaes l’a fait dès son livre pionnier, les Passeurs de gamètes5, une dimension cruciale de l’histoire française que Georges David effleure dans ce texte récent, mais qu’il ne développe pas, voire contourne : la dimension religieuse. Elle a joué un rôle central non seulement pour lui, mais pour toute l’élaboration de la bioéthique « à la française ».
La condamnation de l’Église
Dès 1897, l’Église a condamné l’insémination artificielle avec le sperme du conjoint, comme « contraire à la loi naturelle6 ». À ce péché s’ajoute la turpitude supplémentaire de constituer une procréation adultérine quand l’insémination se fait avec le sperme d’un donneur. En 1949, l’Académie des sciences morales et politiques prend position afin de disqualifier solennellement une telle pratique, dont on sait qu’elle se poursuit plus ou moins clandestinement dans les cabinets médicaux :
Le fait d’intégrer frauduleusement dans une famille un enfant qui portera le nom du père légal et qui s’en croira le fils doit être considéré comme une atteinte aux assises du mariage, de la famille, de la société7.
Se souvenir de cet ancien rappel à l’ordre permet en contraste de comprendre que le grand remue-ménage des « valeurs familiales » qui se produisit partout en Occident dans les années 1960 n’épargna pas cette pratique ultraminoritaire qu’est l’insémination artificielle avec donneur. De plus en plus nombreux parmi les jeunes médecins sont ceux qui considèrent que la détresse des couples stériles, le cheminement des hommes vers une forme de deuil de leur fertilité, leur générosité envers leur compagne afin qu’elle puisse connaître le bonheur d’enfanter, l’amour et les capacités éducatives qu’ils démontrent envers un enfant dont ils ne sont pas géniteurs, sont des valeurs humaines bien supérieures à celles que défendent les représentants patentés des « assises du mariage, de la famille et de la société ». Quant aux positions de l’Église, chacun les connaît mais, au début des années 1970, quand se créent les premiers Cecos, de nombreux médecins et biologistes catholiques sont convaincus qu’une évolution est possible sur la lancée du grand concile Vatican II (1962-1965), puis de l’Encyclique de Paul VI Humanae vitae (1968).
Le plus célèbre de ces médecins catholiques est Georges David lui-même. C’est avec confiance qu’il interprète le silence de l’Église cependant qu’il multiplie les discussions avec prêtres et théologiens dans l’idée d’élaborer une vision chrétienne novatrice de la procréation artificielle, capable d’emporter les convictions non seulement du monde religieux progressiste, mais des autorités pontificales elles-mêmes. À l’époque, sa foi l’amenait à être beaucoup plus soucieux de la dimension impure, quasi adultérine, du don de sperme que ne semble le dire la façon dont il écarte aujourd’hui la question d’un revers de main. Il ne se serait pas contenté, alors, de dire qu’à l’évidence il n’y a pas adultère quand il n’y a pas de rapport sexuel. La place de l’artifice médical dans la « loi naturelle » entendue au sens religieux était au cœur de ses préoccupations de croyant. Dans les années 1970-1973, il s’attelle, en lien avec nombre de théologiens et en collaboration étroite avec un prêtre salésien, le père René Simon de l’Institut catholique de Paris, à une réflexion très approfondie sur les principes qui pourraient guider l’institutionnalisation du don de sperme sans prêter le flanc au soupçon. C’est dans cette perspective très explicitement catholique qu’il invente cette spécificité française : le don de couple à couple. Simone Bateman en a proposé une analyse très stimulante :
La politique proposée, généralement énoncée dans la formule « le don de couple à couple », s’écarte de la position officielle de l’Église, tout en essayant d’inscrire cet écart dans le cadre que celle-ci propose. Elle fonde le rapport entre donneurs et receveurs sur l’empathie et la solidarité, mais respecte l’autonomie de leurs conjugalités respectives. Le Cecos intervient dans ce rapport pour offrir les moyens de tenir secret le mode de conception de l’enfant, si tel est le souhait du couple ; pour garantir l’anonymat du donneur estimé indispensable ; et pour assurer le sérieux des praticiens à qui tous auront affaire […] Le médecin, dans son rôle technique d’inséminateur, remplit ainsi le rôle essentiel de médiateur permettant de tenir les deux couples à l’écart. Cette politique vise, certes, à prouver qu’il est possible de pratiquer l’insémination artificielle avec sperme de donneur tout en protégeant l’intégrité des liens du mariage ; mais on peut y détecter la crainte qu’un transfert de sperme, même généreux et bénévole, ait des effets néfastes sur la famille ainsi constituée8.
Plus tard, Georges David témoignera de sa déception et du sentiment d’avoir d’une certaine façon échoué à faire reconnaître la dimension religieuse de son entreprise morale :
Quand j’ai construit ça, au début, je croyais arriver à faire bouger l’Église, vous voyez l’ambition, je croyais qu’on me reconnaîtrait9.
En effet, les espoirs d’une évolution possible de Rome vers une morale catholique renouvelée n’ont pas duré longtemps.
Donum vitae
Le 22 février 1987, un texte imposant tombe comme une douche froide sur les catholiques progressistes. La Congrégation pour la doctrine de la foi, que dirige à Rome le cardinal Joseph Ratzinger (futur Benoît XVI) rend publiques ses Instructions sous le titre Donum vitae. Sur le respect de la vie naissante et la dignité de la procréation. La doctrine officielle de l’Église a désormais pris une forme explicite, signe que le temps de la reprise en main est venu. Elle ne laissera pas le moindre interstice permettant de justifier, si peu que ce soit, toute technique artificielle de procréation, et cela alors même que l’assistance médicale à la procréation (Amp) est déjà largement diffusée dans l’ensemble du monde développé.
Donum vitae rappelle tout d’abord que le fondement de toute la doctrine de l’Église en matière de reproduction de la vie est le respect de la « loi morale naturelle », loi naturelle qui « exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine ». Les lois de la nature exprimant un ordre rationnel voulu par Dieu pour que les êtres humains puissent diriger leur vie et leurs actes et en particulier « disposer de leur corps », il s’ensuit que toute intervention sur le corps engage la personne dans sa totalité à la fois charnelle et spirituelle. Respecter la dignité de la personne consiste donc à ne jamais dissocier ces deux dimensions. Soulignons cette condamnation du dualisme, qui explique pourquoi tout ce qui peut apparaître comme une « biologisation de la filiation » est conçu par la doctrine chrétienne comme contraire à la dignité de la personne humaine.
C’est en désignant le cadre institué (le mariage) et la manière concrète (l’acte sexuel procréatif) dont doit impérativement se dérouler le processus de la reproduction humaine que la loi morale naturelle voulue par Dieu répond à l’avance à tout dilemme en imposant un ordre liant les trois dimensions de la transmission par l’homme du « don de la vie » que lui a fait Dieu : ses dimensions sexuelle, reproductive et matrimoniale. Selon la loi naturelle en effet : « Le don de la vie humaine doit se réaliser dans le mariage moyennant des actes spécifiques et exclusifs des époux suivant les lois inscrites dans leurs personnes et dans leur union. » De là une condamnation générale et absolue de l’Amp, dès lors que le principe technique de celle-ci est justement de dissocier l’acte sexuel de l’acte reproductif.
Toute procréation artificielle est proscrite au sein du couple marié. L’insémination avec le sperme du conjoint (Iac), la fécondation in vitro (Fiv) avec les gamètes du couple sont proscrites puisqu’elles dissocient « le lien indissoluble que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de sa propre initiative, entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation ». Cette dissociation est encore aggravée par un péché spécifique pour les dons masculins : la masturbation nécessaire pour recueillir le sperme de l’homme.
A fortiori est absolument proscrit tout recours du couple marié à une insémination avec donneur (Iad), à un don d’ovocyte ou à une maternité de substitution : « La fidélité des époux dans l’unité du mariage comporte le respect réciproque de leur droit à devenir père et mère seulement l’un par l’autre », et « l’enfant a le droit d’être conçu, porté, mis au monde et éduqué dans le mariage ». La certitude d’avoir été procréé par le couple de ses parents est la condition pour qu’il puisse « découvrir son identité et mûrir sa propre formation humaine ».
Enfin, il est inutile de préciser que toute fécondation artificielle de personnes seules ou vivant en couple non marié est encore plus proscrite, le péché d’une vie sexuelle et/ou reproductive hors mariage démultipliant alors la transgression de la loi naturelle voulue par Dieu. Donum vitae, qui développe de très nombreux autres aspects, se conclut par un appel solennel à la conscience morale des chrétiens, « notamment à celle de certains spécialistes des sciences biomédicales », et par la recommandation de faire jouer la clause de conscience pour s’opposer à ces pratiques en appelant à « une résistance passive à la légitimation de pratiques contraires à la vie et à la dignité de l’homme ».
Georges David et les autres médecins catholiques progressistes de son entourage avaient pensé, dans leur dialogue avec nombre de théologiens, trouver dans une certaine lecture des textes sacrés la source d’une évolution possible de la loi naturelle, en particulier en considérant que la collaboration de l’homme à la création divine pouvait ouvrir vers une certaine légitimation possible de la technique, plus largement de l’artifice en matière procréative. Ils pensaient que le monde créé par Dieu n’est pas un monde immobile, immuable, et qu’on pouvait concevoir la fécondation charnelle comme englobée dans une conception plus vaste de la fécondation, la fécondation spirituelle, permettant ainsi de concilier sous l’égide de l’Esprit toutes les dimensions, naturelles et artificielles, physiologiques et intentionnelles, d’un engendrement avec tiers donneur… En 1987, Donum vitae les dépouille brutalement de leurs illusions. Ils sont maintenant face à leurs responsabilités. C’est dans ce contexte que l’on commence à préparer ce qui deviendra, quelques années plus tard, tout un édifice juridique : les premières lois françaises de bioéthique de 1994.
Les deux niveaux du modèle bioéthique français
On dit souvent qu’en matière d’Amp, les lois de bioéthique de 1994 se sont contentées de reprendre à peu de chose près les principes déontologiques que les fondateurs des Cecos, autour de Georges David, avaient établis à leur propre usage. Cela n’est qu’en partie vrai, car un processus de juridicisation a toujours en lui-même des effets sur la formulation et le sens des normes, a fortiori quand cette juridicisation s’inscrit dans la logique architectonique du droit codifié qui est le nôtre, très différent de la Common law. S’y attarder un instant est indispensable pour situer la France dans le contexte international.
De nombreux pays démocratiques n’ont jamais éprouvé le besoin de se doter d’un droit spécifique sur la procréation artificielle, qui demeure une pratique médicale comme les autres. En France, à l’inverse, nous avons non seulement un droit de l’Amp, mais un droit très particulier inscrit dans ce qu’on nomme le « modèle bioéthique français ».
Le point fondamental de mon analyse prend appui sur une figure logique capitale pour les sciences sociales, la figure de la hiérarchie que Louis Dumont10 a définie comme « l’englobement de la valeur contraire ».
Cette figure logique, indispensable pour décrire l’organisation des « institutions du sens » dans les sociétés humaines, permet de voir que le modèle bioéthique français est constitué en réalité non pas d’un, mais de deux niveaux, référés à deux grandes valeurs opposées englobées l’une dans l’autre. Le niveau supérieur ou englobant est celui de la biomédecine en général. Il déspécifie radicalement les dons de gamètes en les assimilant à tous les dons d’éléments du corps humain. Le niveau englobé est celui de la procréation assistée. Il s’attache cette fois à respécifier ces dons en les inscrivant au sein d’une certaine morale sexuelle et familiale. Il faut saisir comment ces deux niveaux s’articulent de façon complexe si on veut comprendre l’emprise de ce modèle sur le débat français, et les raisons pour lesquelles la revendication d’un accès aux origines des enfants nés d’Iad suscite chez nous une « panique morale ».
L’englobement de la morale procréative dans l’éthique médicale
La première caractéristique de l’élaboration du modèle français est la montée en puissance d’une éthique médicale qui va permettre de rassembler, sous le chef général de la catégorie « bioéthique », toutes les pratiques de manipulation du corps humain. L’englobement hiérarchique du familial et du sexuel dans le médical est particulièrement net à propos du don de gamètes, qui se trouve entièrement déspécifié, départicularisé, et replacé dans la catégorie plus vaste des dons d’« éléments du corps humain ». Bien entendu, cela n’est pas nouveau, en ce sens que Georges David a très souvent raconté comment il s’était inspiré directement de l’exemple de la transfusion sanguine pour construire le premier centre d’étude et de conservation du sperme en 1973, puis pour élaborer un corpus de règles déontologiques communes à l’ensemble de la fédération française des Cecos. Mais avec l’écriture de la loi, on passe du simple « exemple » du sang à tout autre chose : une hiérarchie des normes construite à travers une catégorisation juridique qui définit les gamètes comme étant au plan du droit des « éléments du corps humain » comme les autres. Cela signifie tout simplement que la morale procréative, dans ce qu’elle peut avoir de spécifique parce qu’elle touche à la question des normes de la vie sexuelle et familiale, parce qu’elle engage la façon dont les sociétés instituent les actes reproductifs liés à la différence entre mâle et femelle, et parce que son enjeu est la naissance d’un enfant, cette morale sociale (sujette à tant de controverses) se trouve englobée dans tout autre chose, qui n’a rien à voir avec tout cela : l’éthique médicale, sa grandeur, ses blouses blanches, son serment d’Hippocrate, son autorité tutélaire.
Cette façon de résoudre « par le haut », quelques années seulement après Donum vitae, les graves dilemmes créés par l’opposition radicale de l’Église à toute assistance médicale à la procréation est remarquable. Elle permet de dire que c’est avant tout parce qu’il s’agit d’un enjeu de santé publique que l’on a institué en France la pratique de l’Amp. La dimension choquante, aux yeux de l’Église, du procédé dissociant sexualité et procréation peut être éludée dès lors que l’intervention du médecin dans l’Amp est déspécifiée et englobée dans l’ensemble des cas où un médecin est amené à utiliser des produits du corps humain. En biomédecine, on n’organise pas une procréation plus ou moins immorale, on soigne un couple infertile en manipulant un matériau thérapeutique.
Quand ce matériau vient d’un tiers donneur, l’englobement du procréatif dans le biomédical épure le rôle du médecin. Il cesse d’être un médiateur entre des personnes pour devenir un « passeur de gamètes ». Dans cette grande opération de requalification juridique, toutes les connotations moralement non irréprochables du bricolage normatif des premiers Cecos s’effacent, et l’Amp fait son entrée dans un cadre parfaitement aseptisé : celui des dons de sang, de moelle ou d’organes. L’éthique médicale absorbe en elle la morale procréative… et l’absout de ses ambiguïtés.
Sans pousser plus avant l’argumentation de cette hypothèse – ce qui supposerait de longs développements et de nombreuses références à la philosophie morale –, soulignons aussi une autre dimension de la bioéthique, qui excède cette fois son seul aspect médical. On peut en effet la comprendre de façon beaucoup plus large comme une morale de la vie (bios), capable de répondre au défi religieux lancé par Donum vitae. Dans la bioéthique du don, toute l’interrogation morale est concentrée sur une seule dimension, celle de la différence entre la « vénalité dégradante » et le don oblatif. Par cette concentration de l’attention sur une seule vertu, poussée à une sorte de paroxysme, toute une diversité de dilemmes moraux nés de la condamnation religieuse de certaines formes de procréation et de filiation trouve une réponse ou du moins un apaisement : on peut dépasser tous ces dilemmes non pas en abaissant, mais en élevant la barre des exigences par un « surcroît d’éthique » dont l’horizon de référence se trouve bien au-dessus de la morale procréative, au plus haut de la hiérarchie des normes, dans la « dignité de la personne humaine ».
Ce faisant, l’anonymat dans la procréation (qui n’a rien de spécialement élevé quand on le replace dans le cadre de la morale bourgeoise bien traditionnelle du modèle Ni vu ni connu) s’est retrouvé ennobli au-delà de toute espérance par le grand triptyque éthique : anonymat-gratuité-bénévolat. Et c’est par l’oblation, en définitive, que le modèle bioéthique français a inscrit le don de gamètes, don d’un « élément du corps humain » comme les autres, dans la sphère de la morale la plus haute qu’un pays laïque nourri de culture chrétienne puisse concevoir : celle d’un don de soi dénué de toute connotation d’intérêt, de toute attente de contre-don, de toute idée de distinction ou de préférence entre les personnes, le don pur d’une part de son corps fait à l’Autre inconnu, ce représentant individuel de l’universelle humanité. Passons alors de l’éthique au droit.
Rien ne révèle plus éloquemment la place extrêmement élevée accordée à l’anonymat des dons d’éléments du corps en général dans la hiérarchie des normes juridiques françaises que de voir comment celui-ci est inscrit dans l’article 16, chapitre II du Code civil, juste après les trois alinéas consacrés à la « non-patrimonialisation du corps humain » et ainsi relié à la plus haute valeur rapportant le droit civil national aux Droits universels de l’homme, la dignité de la personne. La simple phrase « le donneur ne peut connaître l’identité du receveur ni le receveur celle du donneur », ainsi contextualisée, prend une résonance tout à fait extraordinaire, digne des Tables de la Loi, et l’enfreindre serait plus qu’un crime, une faute.
Les interdictions de l’alinéa 8 de cet article sont assorties de sanctions pénales très fortes. Ainsi, la divulgation de renseignements permettant d’identifier à la fois le donneur de gamètes ou d’embryons et le couple receveur est punie de deux ans d’emprisonnement et d’environ 30 000 euros d’amende11. Ces sanctions s’expliquent par la signification que notre modèle bioéthique a donnée à l’anonymat : il est la garantie de la non-patrimonialité du corps humain, la première clef de voûte de « l’éthique à la française ». On imagine aisément que toute idée de lever l’anonymat d’un don ne résonne pas en France tout à fait comme ailleurs.
Un modèle familial naturaliste
La déspécification complète du don de gamètes n’implique qu’un niveau hiérarchique, le niveau englobant tel que le définissent les articles très solennels du début du Code civil. Au niveau subordonné ou englobé (et au sein cette fois du Code de santé publique – Csp12), la spécification reprend tous ses droits et l’Amp réapparaît dans tout ce qui la distingue radicalement du don de sang, de moelle ou d’organe. La justification de l’anonymat est alors toute différente, car elle devient indissociable de l’ensemble des règles indiquant ce qui est permis et interdit en matière d’Amp. À ce niveau, l’anonymat n’est pas du tout justifié par la gratuité, mais par le danger potentiel que représente la collision entre deux figures contradictoires, potentiellement rivales de la « paternité » : celle qui se fonde sur la biologie et celle qui se fonde sur la volonté.
Ni n’importe quel donneur, ni n’importe quel receveur
Le premier trait qui oppose le niveau englobé au niveau englobant est bien entendu que la dimension de l’« autrui universel », centrale dans l’éthique générale du don anonyme, disparaît. Les personnes susceptibles d’être traitées en Amp, et en particulier de recevoir des dons de gamètes, sont bien spécifiées : elles doivent être en couple de sexe opposé, mariées ou à même de faire la preuve d’une vie commune de deux ans, en âge de procréer et souffrir d’une stérilité pathologique attestée. Quant aux donneurs, il n’est plus précisé, depuis 1994, qu’ils doivent être en couple, mais seulement qu’ils doivent avoir déjà procréé. S’ils sont en couple, le consentement du conjoint ou compagnon est requis. Implicitement, ce conjoint est de l’autre sexe, l’Amp française ignorant les couples de même sexe, mais on peut penser que si le cas se présentait, le consentement d’un conjoint homosexuel pacsé ou en concubinage ne pourrait être refusé.
Du don comme pseudo-traitement thérapeutique
La dimension de morale familiale et non pas médicale de toutes ces conditions apparaît clairement quand on compare la France à d’autres pays, plus libéraux, qui ont ouvert l’Amp aux personnes seules et aux couples de même sexe, et acceptent tous les donneurs sans autre condition que de passer avec succès – comme en France – les tests épidémiologiques. Elle permet de comprendre l’ambiguïté qui règne autour de la notion de stérilité du couple. D’un côté, cette notion de stérilité permet de sélectionner le type de couple accepté : la « stérilité pathologique » d’un couple – de ce fait nécessairement hétérosexuel – s’oppose à la non-stérilité ou à la stérilité « sociale » du couple homosexuel. Seule la première est acceptée, au nom de l’éthique médicale : ici on traite des pathologies, on ne fait pas de médecine « de convenance ». Mais tournons-nous maintenant du côté du don. Les choses se renversent. Le recours au don de gamètes ou d’embryon, à la différence des traitements internes au couple, ne soigne ou ne guérit rien de cette stérilité « pathologique » d’un couple.
Il la contourne par une pratique qui (au moins pour l’Iad) aurait pu avoir lieu tout aussi bien artisanalement à la maison, hors de toute enceinte médicale : le recours à un géniteur externe au couple. Cette pratique de convenance n’a rien en soi de moral ou d’immoral, mais elle se trouve ici moralisée dans une perspective familiale clairement naturaliste par sa redéfinition comme une sorte de « traitement ».
Une conception naturaliste de la famille
Dans ce contexte, l’anonymat du don n’est pas le corollaire de la gratuité, mais d’une certaine morale familiale que l’organisation d’ensemble de l’Amp s’est attachée à promouvoir. Le trait majeur de cette morale – nous y reviendrons – est de présenter comme « naturel » un modèle de famille, la famille conjugale moderne hétérosexuelle formée du père, de la mère et des enfants. J’entends précisément par « naturel » la façon dont cette famille – constituée comme toutes les familles humaines par la médiation de l’institution de la parenté au sein de laquelle sont distingués et liés les statuts d’époux et d’épouse, de parents et d’enfants, de mère et de père, de fils et de filles, de frères et de sœurs, etc. – est présentée comme issue d’une procréation du couple qui pourtant n’a pas eu lieu, et instituée en droit à travers une pseudo-filiation charnelle du conjoint stérile.
L’anonymat, serviteur du secret
Rien ne révèle plus clairement le fait que le rôle central de l’anonymat est ici de préserver le secret du recours même à l’Amp, que la façon dont les lois de bioéthique de 1994 ont institué la filiation des enfants nés de dons. Rappelons-en les principales règles13.
L’enfant issu d’une Amp avec donneur a pour mère la femme qui accouche. Il est soumis au régime classique d’établissement de sa filiation paternelle, qui dépend de savoir si ses parents sont mariés ou non. Sa filiation est plus solide que celle des enfants conçus sans intervention d’un tiers. Préalablement à la réalisation de l’Amp, le couple doit donner son consentement devant un juge ou un notaire « dans des conditions garantissant le secret », comme le précise l’article 311-20 du Code civil.
En droit commun, il est possible de démontrer en justice, sous certaines conditions, que la paternité légale ne correspond pas à la paternité biologique et d’obtenir ainsi la destruction du lien apparent. Mais le consentement de l’article 311-20 fait obstacle à de telles contestations. Aussi l’enfant issu de l’Iad et né dans un couple marié est-il définitivement rattaché au mari de sa mère. De même, l’enfant reconnu par le compagnon de sa mère ne peut voir cette reconnaissance remise en question au nom de la vérité biologique. Bien plus, si ce dernier refusait de le reconnaître, il engagerait sa responsabilité et pourrait même être déclaré père contre son gré.
L’accueil d’embryon préserve lui aussi l’anonymat des donneurs, mais il est organisé un peu différemment du don de gamètes : il nécessite une décision judiciaire appréciant les conditions d’accueil que le couple offre à l’enfant (article L 2141-6 du Csp). Une fois que le processus d’accueil d’embryon a abouti à une grossesse, la filiation de l’enfant sera établie comme en matière d’Amp avec donneur. Contrairement à l’adoption où le jugement crée la filiation, tout se passe comme si le couple avait procréé naturellement, ce qui lui permet de garder secret l’accueil d’embryon même à l’égard de l’enfant.
La filiation ne pourra être contestée (en vertu de l’article 311-20 du Code civil) à moins de prétendre que l’enfant né n’est pas issu de l’accueil d’embryon, ce qui paraît peu probable compte tenu de l’infertilité de la femme.
Au niveau englobé du « modèle bioéthique français », l’anonymat exprime l’idée que donneurs et receveurs des dons de gamètes ne sont pas dans des statuts complémentaires (comme dans le don d’organe ou de sang), mais potentiellement rivaux. L’objet de cette rivalité potentielle n’est pas la procréation, bien entendu, mais la filiation telle qu’on se la représente traditionnellement sur le modèle de la filiation charnelle. Le règlement de cette rivalité passe par un double mécanisme de secret et d’anonymat qui permet aux parents de pouvoir, d’une part, oublier le don et passer pour les deux géniteurs de l’enfant (à la différence des parents adoptifs) et, d’autre part, être assurés de leur place exclusive dans la vie de l’enfant par la disparition de la personne du donneur, aboli dans le gamète « impersonnel », évanoui dans la nature par la grâce de l’institution médicale qui garantit que sa trace ne sera jamais retrouvée.
*
Dans tous les pays l’anonymat du donneur semblait il y a quarante ans le seul moyen de protéger les statuts respectifs du père stérile (appelé à être parent de l’enfant né du don) et du donneur de sperme (ne devant pas l’être) dans un contexte où la société organisait une filiation paternelle qui, par définition, ne serait pas biologique, tout en cherchant à la couler dans le moule juridique de la filiation charnelle, au point que personne ne puisse se douter de la procédure suivie. Secret et anonymat étaient liés : c’est ce que j’ai nommé le modèle Ni vu ni connu. La particularité de la France est d’avoir verrouillé ce modèle d’une façon extraordinairement solide, d’abord en élaborant toute une justification thérapeutique de la morale familiale qu’elle avait décidé de promouvoir en réservant l’Amp à certains couples seulement, et ensuite en englobant cette morale assez classiquement bourgeoise à l’intérieur d’une grande éthique biomédicale fondée sur des principes très différents : la défense de la « dignité de la personne » et du « respect du corps humain » par l’oblation laïque qu’est la circulation sous tutelle médicale des dons d’éléments du corps anonymes et gratuits14.
La tension entre ces deux niveaux hiérarchiques n’est pas apparue aussi longtemps que le modèle familial Ni vu ni connu a joui d’une certaine unanimité. En remettant ce modèle en cause, en osant interroger sa morale au nom d’une autre idée des droits de l’enfant et de la personne en général, et surtout en revendiquant une autre représentation du rapport entre l’identité personnelle et la filiation, les jeunes gens nés du don ont ouvert une brèche qui va bien au-delà de la seule question de la famille ou de la parenté. Le modèle bioéthique français, si souvent célébré comme un modèle grandiose dont nous donnons l’exemple au monde, connaît ici sa première crise. Le grand malentendu du débat sur une prétendue « biologisation de la filiation » est l’expression de la stupeur, de l’incompréhension et parfois de la panique morale que crée cette crise dans certains secteurs de la société française.
- *.
Ces pages sont extraites du chapitre II de l’ouvrage d’Irène Théry, Des Humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, qui paraît mi-novembre aux éditions de l’Ehess. Voir le dossier « La filitation saisie par la biomédecine » coordonné par Irène Théry (avec Agnès Noizet) pour Esprit en mai 2009.
- 1.
La vraie question qu’ils ont affrontée est justement celle des conséquences de la nonrétroactivité, qui peut avoir un véritable coût social à cause de la disparité de traitement qu’elle crée entre ceux qui relèvent de l’ancienne loi et ceux qui relèvent de la nouvelle. Cette disparité est ici particulièrement problématique puisque la plupart des pays considèrent que c’est à sa majorité seulement que l’enfant pourra accéder, s’il le souhaite, à l’identité de son donneur. Ainsi, la loi qui a levé l’anonymat au Royaume-Uni à partir du 1er avril 2005 commencera à avoir des effets en 2023. D’ici là, nombre d’enfants vont donc atteindre leur majorité sans pouvoir bénéficier d’une loi qui reconnaît pourtant déjà que leur demande est parfaitement légitime. Cet effet de « ciseaux », dû au fait que la loi ancienne étend son empire longtemps après qu’elle a été abolie, a incité de nombreux pays à organiser très officiellement des palliatifs, fondés sur le volontariat : les anciens donneurs, qui souhaitent que les enfants nés de leur don puissent bénéficier des mêmes possibilités que les enfants nés aujourd’hui, sont incités à s’inscrire sur un registre spécial confié à l’autorité compétente. De même, la possibilité de savoir qui sont les autres enfants nés d’un même donneur peut être favorisée par la tenue d’un registre national de siblings (fratries biologiques) où les enfants nés d’Amp s’inscrivent s’ils le souhaitent.
- 2.
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1994.
- 3.
Pages d’accueil des Presses universitaires de France consultable sur www.puf.com/wiki/Auteur:Georges_David
- 4.
Georges David, « Don de sperme : le lien entre l’anonymat et le bénévolat », Andrologie, mars 2010, vol. 20, no 1, p. 63-67.
- 5.
Simone Bateman-Novaes, les Passeurs de gamètes, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994.
- 6.
S. Bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée. Le cas du modèle Cecos », dans J. Maitre et G. Michelat (sous la dir. de), Religion et sexualité, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 79-94.
- 7.
Georges David, dans S. Bateman, « Don et utilisation du sperme », Actes du colloque Génétique, procréation et droit, Arles, Actes Sud, 1985, p. 205-224.
- 8.
S. Bateman, « Moraliser l’artifice : religion et procréation assistée… », art. cité, 2003, p. 85. Je souligne.
- 9.
Ces mots de Georges David sont cités dans S. Bateman, « Don et utilisation du sperme », art. cité, p. 82.
- 10.
Louis Dumont, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1967.
- 11.
Précisons que l’article L 673-6 du Code de santé publique dispose : « Les organismes et établissements autorisés […] fournissent aux autorités sanitaires les informations utiles relatives aux donneurs. Un médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique concernant un enfant conçu par une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur. »
- 12.
L’article 16-8 du Code civil est repris mot pour mot par l’article L 665-14 du Csp et l’article 152-5 du même Code pour ce qui concerne le don d’embryon.
- 13.
Je cite ici plusieurs passages du cours de droit bioéthique du professeur Frédérique Dreifuss-Netter, accessible en ligne : http://www.droit.univ-paris5.fr/cddm/modules (consulté en septembre 2010).
- 14.
Sans pouvoir développer ici ce point, on doit cependant souligner que la conception du don comme « oblation laïcisée » dont se réclame Georges David, et à sa suite le droit bioéthique français, est un don sans contre-don, très éloigné de ce que Mauss décrit dans son célèbre Essai sur le don. La référence majeure de G. David est d’ailleurs non pas Mauss mais Richard Titmuss, dont Mary Douglas a montré dans son essai, Il n’y a pas de don gratuit (Paris, La Découverte, 1999, p. 163-178) que les idées sur la gratuité sont très peu « maussiennes ».